Soncrow avait toujours aimé l’odeur du cuir et de l’encre qui lui salissait les doigts lorsqu’elle écrivait. Elle ne l’avait pourtant jamais confié à qui que ce soit. Une femme, capable d’écrire, de lire, d’exercer son esprit critique ? Cela relevait bien trop du blasphème.
Son père avait bravé tous les interdits en la déguisant en homme depuis son plus jeune âge. L’éduquant comme aucune femme ne l’avait été avant elle. Mais cela l’avait aussi coupée du monde. Elle avait vécu en solitaire jusqu’à sa mort, de peur que sa véritable identité ne soit un jour découverte par hasard.
Son corps féminin était sans cesse dissimulé derrière de nombreuses couches de tissu. Ses cheveux bruns, coupés courts, encadraient un visage scarifié et des yeux farouches. Il arrivait parfois que quelques rares hommes l’interrogent sur son sexe, après avoir observé son faciès de près. Mais elle parvenait sans mal à éluder leurs questions, par force de l’habitude.
Elle avait appris les lettres et l’arithmétique, l’art de la guerre, l’étiquette. Elle se fit rapidement remarquer pour son esprit brillant, la finesse de son expertise du combat et de la stratégie. A tel point qu’elle finit par attirer l’attention d’un homme qu’elle n’aurait jamais cru approcher un jour : le grand chevalier Wardmark, seigneur à la tête de la maison Linven et ami personnel du roi.
Lorsqu’elle le rencontra pour la première fois, elle se pensa compromise. Les yeux vifs de ce grand homme ne pouvaient ignorer qu’elle était une femme ! Le cœur serré, elle s’était attendue à être démasquée, sans que cela n’arrive jamais.
Ils discutèrent longuement ; le temps ne semblait avoir aucune emprise sur eux. Les sujets de conversation étaient aussi variés que nombreux et Soncrow se prit rapidement de sympathie pour lui, tout comme lui pour elle. Au bout de longues heures d’échanges enflammés, Wardmark lui fit une proposition à laquelle elle ne s’attendait pas.
Son étonnement était à l’aune de sa joie, immense. Elle se fendit d’un large sourire quand elle serra la main de son nouveau maître, acceptant par ce geste simple la proposition qu’il venait de lui soumettre : devenir son nouvel écuyer.
– Soncrow, on a du travail ! Pas le temps de rêvasser !
La voix du banneret, son seigneur, l’arracha à sa tâche et à ses pensées nostalgiques. Elle finit de tracer les derniers mots qui accompagnaient le lion d’or qu’elle venait de dessiner, l’effigie de la maison Linven, et déposa la plume avec délicatesse. Elle se leva, s’essuya les mains dans les nippes qui lui servaient de vêtements et quitta le bureau de son maître, non sans avoir saisi au passage son épée, déposée sur le râtelier d’armes près de l’entrée.
Elle emboîta le pas au Grand Chevalier, redoublant d’efforts pour ne pas se faire distancer. Elle était à bout de souffle lorsqu’elle déboucha dans la cour du château où étaient déjà rassemblés quelques-uns des meilleurs soldats du royaume. Maintenant qu’elle y prêtait attention, Soncrow trouvait étrange de voir son maître vêtu de son armure d’apparat. Il ne la portait qu’en de rares occasions : lors de cérémonies importantes ou en cas de guerre. Wardmark ne refusait jamais un bon combat, mais mener une nouvelle guerre ? Le voir aussi bien préparé à se battre ne laissait rien présager de bon à son écuyer.
Wardmark avisa le nombre de ses hommes, comme s’il s’assurait que tout le monde était bien là. Après quelques secondes, il sembla soulagé et hocha la tête pour lui-même tandis qu’un petit sourire satisfait venait étirer ses lèvres fines, dissimulées derrière une large barbe bien taillée.
– Mes amis, annonça-t-il d’une voix forte pour être sûr que tout le monde puisse l’entendre. Par ordre direct de Sa Majesté le Roi, nous sommes conviés au palais royal pour assister au sacre de son fils, le prince Ewan, qui le rejoindra sur le trône pour diriger le royaume. Cette nouvelle est, je vous l’avoue sans détour, à la fois un honneur et un devoir. Pour autant, je ne vous mentirai pas en vous disant que tout ceci est anodin. Le roi a expressément demandé à ce que les meilleurs hommes de chacune des trois grandes maisons participent à l’événement. Votre présence est donc requise et je vous demanderai de vous comporter comme il se doit. Je ne tolérerai aucun manquement de quelque nature que ce soit, en particulier s’il prend l’envie à l’un d’entre vous de chercher mailles à partir avec un ou plusieurs individus des maisons Nephtis et Shaeras. La maison Linven ne sera pas à l’origine d’un conflit. Ai-je été assez clair ?
– Oui, Sire ! A vos ordres, Sire ! Répondit en chœur une foule de voix, à laquelle s’ajoutait celle de Soncrow.
La main sur le cœur, tout le monde s’était incliné devant Wardmark, qui observait ses hommes, une lueur de fierté et de paternalisme au fond des yeux.
– Vous pouvez disposer.
– A vos ordres, Sire !
A ces mots, les soldats se dispersèrent. L’écuyer du Grand Chevalier jeta un œil dans leur direction, alors qu’ils retournaient vaquer à leurs occupations. Une fraction d’entre eux semblait ravie de l’annonce, ils étaient heureux à l’idée de profiter des festivités et des plaisirs à venir. Les autres gardaient une certaine prudence. Les relations entre les trois grandes maisons n’étaient pas bonnes. Soncrow, comme la plupart des membres de la famille Linven, haïssait sans distinction les partisans des maisons Nephtis et Shaeras. Réunir ces trois factions sous un même toit était à la fois fou et dangereux.
L’idée de devoir se rendre au sacre du prince aurait certainement chamboulé Soncrow si sa présence avait été requise au palais royal. Mais elle n’appartenait pas à l’élite des Linven, elle n’avait donc aucune crainte à avoir. Elle ne se rendrait pas au grand château de Haran, le fief du roi.
– Soncrow, je voudrais te parler en privé.
Wardmark était apparu derrière elle et avait posé une main sur son épaule, manquant de la surprendre dans ses pensées. Il l’aurait très certainement prise au dépourvu si elle ne l’avait entendu arriver, grâce aux cliquetis que faisaient les pièces de métal de sa magnifique armure.
– On dirait bien qu’il est impossible de te prendre par surprise.
– C’est que j’ai de très bonnes oreilles, Sire, répondit Soncrow en s’inclinant après s’être retournée.
– Et c’est de ça dont j’aurais besoin, à n’en point douter !
Soncrow releva la tête pour dévisager son maître. Son expression joviale mais sévère avait laissé place à une mine inquiète et sombre. Mais Soncrow n’était pas du genre à le presser de questions. Elle attendit patiemment qu’il s’adresse à elle, tandis qu’il l’emmenait un peu à l’écart, en direction des remparts.
– Je vais avoir besoin de toi très bientôt. Nous ne serons pas assez de deux pour ce qui s’apprête à se produire.
– Que voulez-vous donc dire, mon Seigneur ? Y a-t-il quelque chose dont vous n’avez pas parlé devant les autres ?
Le grand chevalier Wardmark soupira. Alors qu’ils arrivaient au sommet des remparts, où personne ne pourrait les entendre, il posa ses deux mains à plat contre la pierre et se pencha un peu avant. Soncrow eut l’impression qu’il avait du mal à respirer.
– Pas au sens où tu l’entends, mon cher écuyer. Mais quelque chose se prépare, j’y mettrais ma main au feu. Faire rassembler les trois grandes maisons lors d’un couronnement n’est pas étonnant. Mais pourquoi le roi aurait-il demandé à ce que les meilleurs de nos hommes se rassemblent en son palais ? Dans sa missive, il est d’ailleurs bien précisé les meilleurs et non pas la noblesse ou les aristocrates. Pas de mention de rang. Pas de mention de savoir-faire particuliers. Le roi veut tout. Les soldats, les érudits, les médecins, etc. Ne trouves-tu pas cela étrange ?
– Si, maintenant que vous le dites, bien sûr. Ne devrions nous pas décliner son invitation, dans ce cas ?
– Tu es jeune et encore naïf Soncrow, dit Wardmark en riant un peu. On ne décline pas une invitation royale. Et celle-ci ne me semble pas être une invitation, mais un ordre dans tout ce qu’il a de plus officiel. Non, nous respecterons les vœux du roi. Nous irons assister à la cérémonie. Et je te demanderai aussi de bien vouloir nous accompagner.
– Comment ? Une surprise évidente se lisait sur les traits de l’écuyer.
– Je sais que tu ne veux pas y aller. Je connais ta haine pour les Nephtisiens et les Shaerasiens. Mais je n’ai pas d’autres choix, j’ai besoin de toi là-bas.
Wardmark se tourna vers elle, la fixant de ses magnifiques yeux marron. Il lisait l’hésitation dans l’attitude de son apprenti, mais il savait aussi qu’elle ne refuserait jamais une demande si elle venait de lui. Le visage sérieux et la voix grave, il s’apprêtait à enfoncer le dernier clou.
– Je nécessite ton aide pour deux tâches capitales. La première et la plus importante sera de garder un œil constant sur ma famille. Ne laisse ni ma femme, ni ma fille, se promener seules tant que nous serons à Haran. La seconde et non la moindre : être mes yeux et mes oreilles pendant tout notre séjour. La plupart des gens ne remarquent pas un écuyer. Uses-en ! Relève tout ce qui te semble important et viens m’en informer aussi vite que possible. Si comme je le crains, mes soupçons se révèlent fondés, il nous faudra faire preuve de discrétion pour se sortir d’une situation pareille sans créer de scandales ou bien pire, provoquer une nouvelle guerre. Puis-je compter sur ta coopération ?
Soncrow comprenait les enjeux de ce couronnement. Elle saisissait aussi parfaitement la confiance dont lui témoignait Wardmark en la mettant au courant de ses plans. Pourtant, son animosité envers les deux autres familles la retenait de répondre positivement à son suzerain. Elle était mal à l’aise, ce que comprenait l’homme à la tête de la maison Liven. Il la voyait peser le pour et le contre dans sa tête, mais ne pouvait lui laisser le luxe de prendre sa propre décision. Aussi finit-il par la mettre au pied du mur.
– Refuserais-tu un ordre direct de ton maître, écuyer ?
Il n’y avait aucune malice dans la bouche de Wardmark, Soncrow le savait. Elle ne put néanmoins s’empêcher de frissonner devant le ton intransigeant qu’il employait.
– Non, Sire. Je ferais tout ce que vous voudrez de moi.