Chapitre 1 - Confidences sur les cadeaux

Aube ne pouvait pas résister. Elle trempa son doigt dans la pâte à gâteau. Elle lécha le mélange de farine, d’œufs et de beurre, avec le plaisir des premières fois. Elle sentait sa mère fulminer. Aube l’entendait ressasser les mêmes pensées. Elle ne serait jamais prête. Elle était toujours toute seule pour tout préparer. Et les enfants qui traînaient dans ses pieds plutôt que de l’aider. Qu’en diraient ses parents ? De toute façon, ils n’étaient jamais contents. Aube savait que sa mère allait exploser. Elle tira la manche de son frère.

— Viens !

Max, son aîné de deux ans, grogna et dégagea son bras. Il avait les mains plongées dans le plat de pommes que leur mère était en train de couper en petits dés. Le jeune garçon se régalait lui aussi de pâte, mais il la préférait sur des quartiers de fruits.

— Viens, je te dis, insista Aube. Maman va s’énerver.

Leur mère leur jeta un regard agacé.

— Aube ! Est-ce que tu veux bien laisser ton frère tranquille ?

Max fit une grimace à sa sœur. Il avait des morceaux de pomme entre les dents et de la farine plein les doigts.

— C’est toi qui énerves maman, dit-il. C’est peut-être ton anniversaire, mais tu es toujours un bébé ! Tu as peur que je mange tout le gâteau, peut-être ?

Il fit mine de tirer le plat à lui. Aube haussa les épaules.

— N’importe quoi.

Elle se dirigeait vers la porte quand sa mère explosa.

— Max, lâche ça ! cria-t-elle. Mais vous voulez me rendre dingue ? Sortez d’ici. Et n’allez pas traîner ! J’aimerais avoir un peu de calme si ce n’est pas trop demander ! Est-ce qu’il ne vous reste pas des devoirs pour l’école ?

Aube sortit de la cuisine en narguant son frère.

— Je t’avais prévenu, conclut-elle.

Max avait le visage aussi blanc qu’un pot de yaourt nature.

— Garde tes conseils pour toi, souffla-t-il.

Quand leur mère s’enflammait, la moindre brise sur les braises suffisait à raviver le feu.

— Prenez vos cahiers et installez-vous sur la table de la salle à manger, ordonna-t-elle. Si j’entends encore un seul mot, vous serez privés de gâteau. Profitez-en pour faire vos devoirs de la semaine. Ça vous changera un peu.

Les enfants prirent leur cartable en silence. De la cuisine, leur parvenaient toujours les bruits de leur mère qui s’activait. Max n’avait pas desserré les dents. Il ouvrit son carnet de calcul et s’appliqua à trouver des réponses, à copier des nombres en appuyant trop fort sur la mine de son crayon. Aube rêvait, le regard en l’air, devant un petit livre illustré qu’elle n’avait pas ouvert.

— Elle mentait pour le gâteau, chuchota-t-elle.

— Tais-toi, répondit Max encore plus bas.

— Elle a dit ça pour nous faire peur, mais elle ne pensait pas ce qu’elle disait.

— Mais tais-toi, je te dis, siffla son frère. Tu veux qu’elle remette ça ?

— Elle ne nous entend pas. Elle est perdue dans ses pensées. Elle n’aurait jamais osé me priver de gâteau, elle sait que ça aurait fait de la peine à papa.

Max redressa la tête et la dévisagea.

— Tu rêves !

Aube lui rendit son regard sérieux.

— Je sais que tu ne me crois pas, je t’entends le penser, dit-elle. Comme j’ai entendu maman penser pendant qu’elle s’énervait dans la cuisine.

Aube ne chuchotait plus du tout. Mais ce n’est pas ce qui inquiétait Max. Il restait perplexe et silencieux à dévisager sa sœur.

— Pourquoi est-ce que tu ne veux pas me croire ? continua-t-elle. Toi aussi, tu entends des choses. Tu comprends ce que ressentent les autres.

— Je t’ai déjà dit que c’est plus compliqué que ça, la coupa-t-il. Je n’ai pas envie d’en parler avec toi. Tu es trop petite pour comprendre.

— Je vais avoir huit ans. Et toi, à quel âge tu as entendu les voix dans ta tête ?

— Je t’ai déjà dit que ce n’est pas dans ma tête. J’ai juste une excellente oreille et j’entends même quand les gens murmurent. C’est tout. Toi, tu es complètement folle.

Max conclut sa démonstration en se tapotant la tempe avec l’index. Aube soupira et se plongea dans la contemplation de la couverture de son livre. Elle trouvait les animaux jolis. Un lièvre, un cerf et une chouette. Mais elle ne comprenait rien aux lettres qui formaient le titre. Séparément, elle les trouvait jolies, elles aussi. Cependant, ensemble, elles ne voulaient rien dire. Max l’observait en coin.

— Tu ne fais pas tes devoirs ? demanda-t-il un peu adouci.

— Si, répondit Aube en tournant la première page.

La forêt qu’elle y découvrit était belle. Pourtant, la fillette était incapable de deviner ce qui s’y passait. Mystère. À nouveau, quelques lettres lui paraissaient s’être déposées comme des feuilles mortes en bas de la page, gardant jalousement le secret sur leur message. Aucun début à cette histoire. Aube fronça les sourcils et rapprocha son visage du papier. Rien n’y fit. Elle qui entendait tout, ne voyait rien. Apprendre à lire lui semblait relever de la magie. Pas à sa portée.

— Tu ne sais pas lire ?

Aube sentit que son frère était plus surpris que moqueur. Il était stupéfait qu’un plaisir aussi important à ses yeux représente une difficulté pour sa sœur.

— Je comprends avec les images, mentit-elle.

— Ce n’est pas ça lire.

Elle se tut. Elle savait qu’il avait raison.

— C’est bête parce que papa va t’offrir un livre pour ton anniversaire, dit-il.

— Comment tu le sais ? s’étonna-t-elle.

— Je le sais, c’est tout.

— Ce n’est même pas vrai. Papa va m’offrir un vélo. Il est emballé et caché dans son bureau.

— Tu as fouillé le bureau de papa ? s’offusqua Max. Mais on n’a pas le droit…

— Je ne suis pas allée dans son bureau, se défendit Aube.

— Alors, comment tu sais qu’il va t’offrir un vélo ? Ce n’est pas possible ! D’ailleurs, moi, il vient seulement de m’offrir un vélo pour mes dix ans.

— Oui, mais, à huit ans, tu as eu une trottinette, répondit-elle.

— Rien à voir.

— Peut-être qu’il veut que j’apprenne pour qu’on aille ensemble à l’école.

— Ce n’est même pas vrai. Tu n’auras pas de vélo, mais un livre, persista-t-il.

Aube le toisa, sûre d’elle.

— J’aurai un vélo de papa et de la laine et des aiguilles à tricoter de maman. C’est Mistigri et Chaussette Noire qui me l’ont dit.

Mistigri, une petite chatte noire paresseuse, dormait dans le fauteuil près des enfants. Roulée en boule sur le tissu sombre, elle passait presque inaperçue.

— Parce que les chats te parlent maintenant ?

— Non, en fait, je les ai entendus en parler entre eux, précisa-t-elle.

— Ah, très drôle ! Tu as entendu Mistigri et Chaussette parler ensemble de tes cadeaux d’anniversaire.

— Oui, ils en parlaient à Chaussette Blanche.

Max éclata de rire. Il s’était levé pour mimer la scène. Chaussette Blanche était un jeune matou noir et blanc dont les quatre pattes étaient immaculées comme de la crème fraîche. Chaussette Noire était presque sa réplique exacte qui aurait trempé ses coussinets arrière dans du chocolat chaud. Il était beaucoup plus âgé et son poil commençait à roussir.

— Alors, Chaussette ? Tu sais ce que Aube va recevoir comme cadeau ? se moqua Max. Non, Chaussette ! Dis-moi ! Comment est-ce que tu sais ça ?

— Les chats ont vu les parents mettre les cadeaux dans le bureau, s’énerva sa sœur.

Aube était de plus en plus rouge. Ses yeux brillaient.

— Je croyais que les Chaussettes dormaient dehors, rétorqua Max.

— Papa laisse parfois Chaussette Noire dormir la nuit dans son bureau parce qu’il est trop vieux !

— Comment tu sais ça ?

— Je t’ai dit que j’ai entendu les chats en parler !

— Ce n’est pas les chats que tu entends, conclut son frère.

— Alors, qu’est-ce que j’entends ?

— Je ne sais pas moi. Je crois que les voix qu’on entend, ça s’appelle l’intuition.

— Tu verras ce soir, prévint Aube, quand papa me donnera mon cadeau.

Max, soudain, s’était calmé et rassis.

— Pour l’intuition, ajouta-t-il, c’est papa qui me l’a dit.

Aube criait toujours.

— Moi aussi, j’aurai un vélo.

— Enfin, je crois que c’est ce que j’ai compris, continua le garçon, concentré sur ses explications.

— Et il n’y a pas que les chats qui parlent, fit-elle remarquer. J’entends aussi les autres animaux.

— Parfois, c’est compliqué avec papa.

Aube n’écoutait plus ce que disait Max. Elle n’entendait plus les pensées de son frère. Celui-ci était tourmenté parce qu’il avait surpris son père prévenir de son retard ce soir. Encore une fois ! Le jour même de l’anniversaire de sa fille ! Aube ne voulait pas le savoir. Et elle restait aussi sourde à la voix de la petite chatte Mistigri, fâchée d’avoir été réveillée par les cris des enfants.

— Aube ! Ça suffit !

Leur mère avait surgi, échevelée et transpirante.

— Comment est-ce que tu parles à ton frère ? s’énerva-t-elle.

— Mais c’est lui…

— Silence ! Je ne veux plus vous entendre. Et rangez vos affaires, à présent. Vos grands-parents vont arriver. Je veux que vous m’aidiez à préparer la table et que tout soit nickel. Ce n’est pas possible de devoir toujours tout faire toute seule dans cette maison.

« Mais qu’est-ce qu’ils ont tous à aboyer comme des chiens, aujourd’hui ? » se dit Mistigri en s’éclipsant vers la porte du jardin.

Des larmes silencieuses roulèrent sur le visage de Aube. Sa mère était sans cesse stressée quand elle recevait Grand-Père Jacques et Grand-mère Séverine. Éléonore n’aimait pas ses parents. Aube l’avait entendue le penser trop fort. Alors, à chaque fois, elle craignait que sa mère n’aime pas non plus ses propres enfants.

— Oh, ma chérie ! la surprit sa mère en la serrant dans ses bras. Pourquoi est-ce que tu pleures ? Viens là !

Elle frictionna le dos de sa fille.

— On ne pleure pas le jour de son anniversaire. On s’active. Viens m’aider à sortir ton gâteau du four !

Elle entraîna Aube, bras dessus, bras dessous. Mais elle se retourna vers Max qui suivait.

— Hé là, jeune homme ! se moqua-t-elle. Vous ai-je autorisé ? C’est une affaire de filles. Vous avez votre mission, vous aussi : dénichez-moi six assiettes et des couverts dans le buffet. Nous allons dresser une table de fête.

Max haussa les épaules. Aube lui fit une grimace. Et leur mère retourna à la cuisine en riant un peu bêtement, tel un teckel excité avec qui personne ne veut jouer.