Chapitre 2 - Un absent à la fête

Aube gigotait sur sa chaise. Impossible de se tenir plus longtemps assise. Les couverts du repas étaient débarrassés. La pile d’assiettes à dessert attendait déjà au milieu de la table. Mais, en face d’elle, la place de son père était vide. Aube se mit sur les genoux. C’était sa position préférée qui la grandissait de plusieurs centimètres.

— Aube ! Tiens-toi tranquille et assieds-toi correctement !

Sa mère était toujours plus tendue et plus sévère en présence de ses grands-parents, comme si elle passait un examen de maman.

— Si tu es sage, se radoucit-elle, je vais chercher ton cadeau d’anniversaire maintenant.

Éléonore essayait de se rattraper en cajolant sa fille qui se rassit en silence.

— Tu ne devrais pas la gâter ainsi, Éléonore, pérora Grand-Mère Séverine en s’essuyant la bouche derrière sa serviette. À trop pourrir les enfants, on en oublie de leur inculquer le prix des choses.

Les grands-parents de Aube avaient des principes : aux anniversaires, ils donnaient aux enfants une enveloppe avec le plus petit billet possible. Une simple enveloppe blanche avec le prénom de celui ou de celle à qui elle était destinée. Pas un mot de plus si ce n’est les consignes de circonstances qui accompagnaient le cadeau et ses conditions.

— C’est à mettre dans votre tirelire. Plus tard, vous en ferez bon usage et vous nous remercierez de vous avoir appris l’importance de faire des économies.

Aube entendait alors les pensées muettes de son grand-père qui tendait sans plaisir la joue pour le bisou obligatoire de remerciement : « Les enfants, ça coûte cher et ça n’attire que des ennuis. »

Mais sa maman avait eu le temps de monter rapidement à l’étage et de redescendre avec un paquet. Elle le déposa sur la table.

— Bon anniversaire, ma chérie !

Aube déchira l’emballage. Elle découvrit les aiguilles à tricoter et trois pelotes de laine dont elle connaissait déjà l’existence. Une rouge, une bleue et une blanche.

— Ah ! Voilà quand même un cadeau utile, admit la grand-mère. Apprendre à tricoter, c’est important pour une jeune fille.

Aube rit en entendant sa mère penser que tricoter, ce serait aussi utile pour les vieilles femmes, si ça pouvait les rendre plus gentilles. Grand-Mère Séverine gratifia la fillette de son regard le plus sombre.

— Maman ? demanda Aube. Tu me montreras comment on fait des pompons ?

— Des pompons ? répondit Éléonore. Mais je ne sais plus comment ça fonctionne, moi !

Aube était toujours abasourdie de découvrir que sa mère pouvait mentir. Éléonore était en train de se souvenir avoir aimé ça à l’âge de sa fille. Mais elle choisissait de se taire devant la rigidité de sa mère alors que, dans son for intérieur, elle était certaine de retrouver les gestes pour aider Aube à réaliser des pompons.

— Et si nous passions au gâteau ? proposa sa mère en guise de diversion.

— Mais papa ? s’écria Aube. Je veux l’attendre pour souffler mes bougies.

— Ah ça, ma petite fille, ironisa Grand-Père Jacques, tu risques encore d’attendre longtemps.

La réflexion du vieil homme jeta un froid. Le silence se fit autour de la table. Aube ravala ses larmes et ses mots. Elle avait entendu sa mère penser, trop vite et malgré elle, que son propre père était un vieillard méchant. Mais, concernant l’arrivée de son mari, il n’avait pas tort. Aube n’entendit plus rien d’autre. La colère avait pris toute la place dans sa tête. C’était ses pensées qui hurlaient pour couvrir toutes les autres : « Ce n’est pas juste. Je veux attendre papa. Il m’avait promis. »

Le téléphone sonna plusieurs fois avant que quelqu’un y prête attention. Aube l’entendit enfin tandis que sa mère allait décrocher. Elle revint presque aussitôt.

— Aube ? dit-elle. C’est papa. Il voudrait te parler. J’ai laissé le téléphone sur la table de la cuisine. Tu le déposeras sur son socle quand tu auras fini.

Aube se leva, dans un état second. Elle était pleine de gratitude envers son père, qui pensait à elle, et envers sa mère qui n’avait pas apporté le téléphone dans le salon devant tout le monde. Mais, en traversant le hall, elle tremblait d’apprendre ce qui retenait son père et ce qui l’obligerait à accepter qu’il soit à nouveau absent ce soir. Elle observait le combiné en plastique froid.

— Bon anniversaire, ma chérie !

— Merci, papa.

Aube détestait le téléphone. Elle avait l'impression qu'on l’amputait d’un de ses organes, de sa capacité à comprendre les gens. Sans sa faculté à percevoir les pensées, elle entendait la voix de son père comme s’il parlait dans une langue étrangère.

— Huit ans ! disait-il. Félicitations, ma petite fille ! J’ai encore une réunion qui m’attend. C’est important, j’espère bien convaincre des voisins de céder leur terrain pour notre projet… Enfin, je te passe les détails. Je suis désolé, je ne serai pas là pour souffler tes bougies, mais tu as huit ans, tu es grande maintenant, tu peux souffler tout ça d’un coup sans l’aide de ton vieux papa !

— Oui, murmura-t-elle.

— Mais je pense à toi ! Et j’ai une surprise, un cadeau dans mon bureau. Enfin, je dis un cadeau, mais, en fait, il y en a deux. J’avais deux idées, j’ai hésité et comme je n’aime pas choisir… Bref, pas besoin de te faire un dessin. Monte dans mon bureau, tu trouveras deux paquets. Demande à ta maman de t’aider, compris ?

— Compris, dit-elle.

— Bon ! Je dois y aller…

— Papa ? Tu voudras bien m’apprendre…

— Aube ! l’interrompit-il. Je dois raccrocher, ma réunion va commencer. Je suis heureux d’avoir pu te parler.

— Moi aussi.

— Désolé, conclut-il, on continuera cette discussion plus tard. Bon anniversaire, ma fille !

Il raccrocha. La tonalité ne racontait rien à Aube. Elle revint au salon sans savoir si elle était déçue ou contente. Son père pensait-il à elle ? Ou venait-il de lui téléphoner tout en étant occupé par mille problèmes à régler ?

— Alors ? demanda Max.

— Il a une réunion.

— Ça, on sait, répondit-il. Mais qu’est-ce qu’on fait ?

— Je peux aller chercher les cadeaux dans son bureau.

— Et les bougies ? voulut savoir sa mère.

— Je les soufflerai plus tard.

Aube entra la première dans le bureau de son père. C’était une pièce sombre aux murs couverts de bibliothèques jusqu’au plafond. Des centaines de livres de toutes formes côtoyaient un amas d’objets disparates : des peintures, des statuettes, des pierres, des éprouvettes, un long télescope noir sur un pied en bois... Au milieu de ce fatras trônaient deux paquets cadeaux. Un grand et un petit. Aube se jeta sur le plus imposant.

— Je le savais !

— Doucement ! la retint sa mère. Prends le petit paquet. Moi, je descends celui-ci au salon. Je préfère qu’on les déballe en bas. Je n’aime pas que vous jouiez dans le bureau de votre père.

Elles redescendirent sous l’œil impatient de Max qui attendait en bas de l’escalier.

— C’est quoi ça ? dit-il en découvrant sa mère chargée du lourd et encombrant cadeau.

— Moi, je sais, s’exclama Aube.

Et devant les yeux ébahis de son frère, elle déballa le vélo, encore en pièces détachées dans sa caisse.

— Oh, maman ! Tu me le montes ? demanda-t-elle en tendant le guidon et les pédales devant elle.

— Je ne sais pas faire ça, répondit sa mère, mal à l’aise.

Elle se tourna vers Grand-Père Jacques espérant un peu de soutien.

— Un vélo ! éclata celui-ci. Voilà bien une idée saugrenue ! Comme si les enfants n’avaient pas assez de leurs deux jambes pour courir partout et provoquer des accidents.

— Et ça, c’est quoi ? tenta à nouveau Éléonore pour changer de conversation.

Elle lui mit dans les bras le deuxième cadeau.

— Ouvre celui-ci en attendant, dit-elle.

Max s’empara du guidon et des pédales.

— Je peux essayer de te le monter, moi, si tu veux, proposa-t-il.

Aube sans un mot avait déchiré le dernier emballage.

— Oh ! Un livre ! fit mine de s’étonner sa mère. Quelle bonne idée !

— Ah ! Tu vois, s’exclama son frère. Je te l’avais bien dit !

— Mais tu n’as pas voulu me croire pour le vélo, rétorqua-t-elle.

— Bah ! Tu ne m’as pas cru pour le livre non plus.

— Mais tu n’as pas voulu m’expliquer comment tu le savais, dit-elle.

— Je te l’avais dit. Je le savais, c’est tout !

— Et pourquoi tu en étais si sûr ?

— Parce que, s’énerva-t-il. Parce que j’entends les intuitions de papa !

Max laissa tomber les pièces du vélo à ses pieds et voulut quitter la table.

— Max ! Reste ici ! l’arrêta sa mère. Et quand je te le dirai, éteins la lumière.

Aube observa avec le sourire les tentatives de sa mère pour sauver les apparences : elle avait couru à la cuisine et plongé la maison dans le noir avant de revenir.

— Joyeux anniversaire ! commencèrent-ils à chanter en chœur. Joyeux anniversaire !

Aube se détendit et rejoignit sa famille autour de la table.

— Joyeux anniversaire, Aube ! Joyeux anniversaire !

Elle pensa fort à son père en aspirant et elle souffla toutes les bougies d’un coup.

 

Avant de s’endormir, Aube serra une fois encore contre elle le livre que lui avait offert son père. C’était un grand volume épais, à la vieille couverture écornée en carton où brillaient de belles et larges lettres dorées.

— Maman ? Redis-moi le titre !

Sa mère relut les mots imprimés en les désignant du doigt chacun à leur tour.

— « Histoires et légendes oubliées des terres anciennes ».

Le mot « Histoires » prenait vie dans l’esprit fatigué de Aube. Une existence fascinante, mais étrange. La petite fille reconnaissait deux fois la lettre « i ». Pourtant, elle ne l’entendait qu’une seule fois. Un « i » au début alors que c’est une autre lettre qui commençait le mot : « H ». Ce « H » qui évoquait de grands troncs d’arbres reliés cachant un secret, interdisant l’entrée. Comme la serrure d’un coffre au trésor. Le mot « Histoires » ne ressemblait à rien qu’elle connaissait, avec son « s » en forme de serpent pour terminer. Mais les histoires, Aube savait qu’elle aimait ça. Elle en avait plein la tête et son papa lui lirait celles-là.

— Maman ?

— Oui.

— Quand papa rentrera, dit-elle, tu lui demanderas de venir m’embrasser dans mon lit ?

— Promis. Bonne nuit, mon petit chat.

— Bonne nuit, maman.

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Camille Octavie
Posté le 16/02/2023
Bonjour !
Je rejoins les commentaires précédents, les grands-parents sont détestables à souhait, et l'attitude du père interroge :)
J'aime beaucoup les interactions entre les deux enfants, on sent que chacun essaie de mettre du sens dans quelque chose qu'eux seuls vivent, c'est très réussi :)
MichaelLambert
Posté le 21/02/2023
Merci ! Merci !
La transmission (ou non) entre générations est un sujet que je ne peux pas m'empêcher d'aborder ! Alors ces grands-parents détestables, c'est mon petit plaisir personnel : des personnages horribles comme anti-modèle à dépasser !
Camille Octavie
Posté le 21/02/2023
Mais des anti-modeles malheureusement assez courants 😅
Sebours
Posté le 07/12/2022
Du coup, je continue sur ma lancée de ma pause midi. J'ai une question sur la manière don tu transcrit les pensées captées par Aube. Il y a les deux exemples suivants:
> Aube entendait alors les pensées muettes de son grand-père qui tendait sans plaisir la joue pour le bisou obligatoire de remerciement : « Les enfants, ça coûte cher et ça n’attire que des ennuis. »
> Aube rit en entendant sa mère penser que tricoter, ce serait aussi utile pour les vieilles femmes, si ça pouvait les rendre plus gentilles.

Je trouve que la première façon est plus efficace et devrait être utiliser majoritairement (sauf volonté d'effet de style). Pour la deuxième phrase ça donnerait: "Aube rit en entendant la pensée de sa mère. "Tricoter, ce serait aussi utile pour les vieilles femmes, si ça pouvait les rendre plus gentilles!" "
Et puis du coup, ça pose la question de la transcription des pensées de Aube. Là je ne les mettrais pas en italique. Comme ça, le lecteur à des conventions claires dès le départ. Ce qui est en italique, ce sont les pensées entendues par quelqu'un d'autre. Bien sûr, ce n'est qu'une suggestion, c'est toi l'auteur.

Les grands-parents sont odieux à souhait! C'est cool!

Pour le père de Aube, j'espère qu'il n'envisage pas de divorcer. Cela serait surprenant qu'un enfant télépathe n'ai pas capté cette pensée capitale.
MichaelLambert
Posté le 08/12/2022
Bien vu, je n'avais pas vu que j'utilisais au même endroit la version indirecte et la version directe, je vais revoir ça attentivement !

La convention avec l'italique, c'est tout ce qui est pensé et pas dit, ce qui est valable pour Aube aussi car elle va avoir des conversations télépathiques !

Merci pour les grands-parents, j'aime bien faire des méchants du quotidien !

Alors Aube a beau avoir un don exceptionnel, elle ne s'en sert pas encore de la manière la plus efficace qui soit et il y a encore beaucoup de choses auxquelles elle n'entend rien ;-) un divorce, quelle drôle d'idée ! ;-) J'espère que c'est toi qui sera surpris !
sifriane
Posté le 05/12/2022
Bonjour,
A mon tour de venir découvrir ton univers.
Ces premiers chapitres sont très réussis, mention spécial aux grands-parents, ils sont horriblement drôles.
J'ai un tout petit bémol, Aube entend les pensées des gens, c'est extraordinaire. Pourtant tu l'amènes tellement naturellement que ça paraît presque normal, et on passe presque à côté je trouve.
Hâte de lire la suite en tout cas,
A bientôt :)
MichaelLambert
Posté le 05/12/2022
Bonjour Sifriane !
Content de te retrouver par ici ! Et heureux que mes premiers chapitres te plaisent ! J'avoue : j'adore développer des personnages secondaires un peu désagréablement horribles ! ;-)
Merci pour ta réflexion sur le don de Aube, je n'y avais jamais réfléchi. C'est mon point de départ (et après ça va me servir pour plein de développements de l'histoire) et j'oublie un peu d'en faire quelque chose d'important. Je vais chercher comment je pourrais accentuer ça !
A bientôt pour la suite !
Baladine
Posté le 26/11/2022
C'est un plaisir de poursuivre ma lecture. On comprend la peine d'Aube quand elle apprend que son père ne viendra pas à son anniversaire. Le fait qu'elle ne sache pas lire à son âge surprend et ajoute du mystère à l'ensemble, c'est aussi l'occasion d'un beau passage sur la plasticité des lettres de l'alphabet comme dans : "Ce « H » qui évoquait de grands troncs d’arbres reliés cachant un secret, interdisant l’entrée" très poétique.
A bientôt !
MichaelLambert
Posté le 27/11/2022
Oui, j'ai visé large car en théorie les enfants apprennent à lire entre 6 et 8 ans. Aube vient juste d'avoir 8 ans et ne sait pas encore lire alors qu'elle entend les pensées des êtres vivants. Cette petite fille a des pouvoirs étranges mais pas encore celui tout aussi étrange de comprendre des signes bizarres sur du papier ! L'apprentissage de la lecture est l'apprentissage d'une des premières magies à mes yeux !
Baladine
Posté le 27/11/2022
C’est vrai, en continuant ma lecture je m’imaginais aussi que ça ne pouvait pas être facile pour Aube de parvenir à se concentrer en classe, avec toutes ces pensées qui jaillissent !
Bleiz
Posté le 24/11/2022
Bonjour,
Décidément, malgré l'anniversaire, c'est pas la fête ! Les grands-parents sont vraiment horribles, c'est triste qu'Aube puisse entendre ce qu'ils pensent (même si leurs attitudes sont assez claires...) Et la mère qui tente désespérément de faire marcher l'anniversaire malgré tout ! Je me demande ce que le livre va apporter à la suite de l'histoire.
Je me demandais aussi : il y a une raison particulière pour laquelle Aube ne sait pas encore lire ? 8 ans, ça me paraît un peu tard quand même... Mais c'est peut-être une partie du plot ?
L'univers reste malgré l'ambiance mignonne, la nostalgie reste présente et Aube et Max sont encore plus attachants qu'au premier chapitre ! Hâte de lire la suite.

Petite remarque :

"Aube sans un mot avait déchiré le dernier emballage". --> j'aurais mis des virgules autour de sans un mot, ou pour garder le rythme de la phrase, peut-être changer par silencieuse

À bientôt :)
MichaelLambert
Posté le 25/11/2022
Bonjour Bleiz !
Là je pose l'univers quotidien de Aube : elle pourrait presque être une enfant classique dans une famille "normale" mais il y a des failles, une mère blessée, un sentiment de solitude, de ne pas être entendue... et un retard dans l'apprentissage de la lecture ! Qui va avoir sa place dans le développement de son histoire !
Merci pour ta suggestion ponctuation ! Je corrige, ce sera en effet un meilleur rythme !
Bonne journée à toi !
citronnelle
Posté le 16/11/2022
Des grands-parents odieux qui diffusent leur venin, une maman gênée par la situation, il n'en faut pas plus pour plomber l'ambiance de cette soirée d'anniversaire. Heureusement, le papa absent sauve la soirée par un coup de téléphone à sa fille. Et ouf, elle peut enfin découvrir le beau cadeau qu'elle avait pressenti.
MichaelLambert
Posté le 16/11/2022
Eh oui, l'univers de Aube pourrait être parfait s'il n'y avait tous ces petits riens qui viennent plomber l'ambiance !
Marlène Goos
Posté le 10/11/2022
C'est marrant, le "assied-toi correctement", c'est vraiment l'expression exacte qu'utilisent les parents quand ils sont agacés, souvent pour une autre raison ^^ Serait-ce du vécu ? Sinon je trouve le personnage principale assez attachant :)
MichaelLambert
Posté le 11/11/2022
Oh oui, combien de fois ai-je entendu mes grands-parents utiliser cette expression !
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