Chapitre 1 - Fort-Traverse, Capitale du Lamos - Partie 2

Maj 26/03/2024

Suite à un conseil avisé, j'ai découpé ce chapitre en deux parties pour un meilleur confort de lecture.

Je ferai de même avec les chapitres longs suivant ;)

 

Le soleil ne tarderait pas à tomber sur la plaine, à en juger des traînées cuivrées qui parsemaient le ciel. Aussi, Reagan entreprit de recouvrir la fosse. À ses côtés, la jument baie, accrochée à un piquet, frappait le sol d'un sabot impatient. Melvin caressa le chanfrein de l'équidé afin de le calmer ; les effluves insoutenables qui se dégageaient des fourches patibulaires du tertre souillaient l'air qu'ils respiraient. S'ajoutaient à cela les croassements effroyables des corvus dépossédés de leur macabre pitance, perchés sur les traverses de bois.

L'immense gibet, visible depuis la commanderie de Bryssac, à cinq lieux au nord-ouest de Fort-Traverse, dominait la butte proche de la grande route pavée, laquelle sillonnait la lande tourbeuse où s'amoncelaient des bûchers. Nul ne pouvait faire abstraction de ces seize colonnes de grès – avoisinant les cinquante pieds de haut – où des corps décharnés se balançaient sous la brise océanique. Souvent, les cadavres, rongés par les intempéries, le temps et les charognards, se décrochaient d'eux-mêmes et il incombait à un maître de basses œuvres de les refixer à leur corde, tant que le roi n'en décidait autrement. De même que retirer les corps des fourches augurait plusieurs pendaisons à venir puisque la construction servait avant tout d'avertissement et ne restait jamais plus de trois jours sans exhiber, a minima, une vingtaine de dépouilles. Du moins, depuis que Goery Mortelance siégeait sur le trône.

Une énième pelletée dissimula les visages cadavériques.

Une fois le travail achevé, le bourreau s'agenouilla, jeta un regard autour de lui et posa une main sur la terre retournée, tout en murmurant une ancienne prière Balmorienne.

Shlëal ëór torían sën bal, ëmhysssían sën nuhr. Que la Grande Enäwynn veille sur ces âmes. Qu'elle les accueille sur sa barque. Qu'elle les guide et les conduise à la rivière du monde souterrain. Tout ce qui naît dans le jour, retourne dans les ténèbres.

Melvin le fixa avec crainte. Si on les surprenait à marmonner les prières des anciens dieux, ils finiraient sur la potence de la grande place. Non sans subir, au préalable, les supplices du tourmenteur ! Le garçon frémit à cette idée, les yeux rivés sur l'échelle des fourches. Pourtant, il n'osa rien dire, redoutant tout autant le bourreau.

Reagan se releva, frotta sa barbe d'une main gantée de cuir, plaça pelle et lambeaux de cordes dans la charrette. En Balmor, les érudits étaient tenus en haute estime. La culpabilité lui rongeait les entrailles comme le loup dévore la carcasse fraîche d'un agneau. Condamné un meurtrier ou un violeur restait chose aisée. Exécuter un innocent, comme il le supposait, le torturait et en venait à remettre en doute sa propre humanité. Son esprit ressassait inlassablement les mêmes visions, celle de ses mains sur la hache et le geste qui s'en suivit.

Une silhouette, à quelques mètres de lui, passa dans sa vision périphérique avant de glisser derrière le muret de la structure. Un petit visage encadré par une chevelure auburn, en bataille, émergea derrière l'angle du gibet et planta ses prunelles noires dans les siens.

Le Balmorien échangea un regard alerte avec Melvin. Alors qu'il marchait déjà en direction de l'enceinte en pierre, il se retourna, percevant les bruits caractéristiques de sabots qui foulaient la plaine. Un peu plus loin, en contrebas, deux cavaliers, sur un même cheval, se dirigeaient vers eux, au grand galop.

À leur aspect, Reagan se crispa et fit mine de n'avoir rien remarqué. L'astre diurne s'effaçait dangereusement à l'horizon ; il aurait à peine le temps de rejoindre la ville si les inquisiteurs le questionnaient trop longtemps.

— 'Manquait plus que ça... Ne dis rien, gamin. On a rien vu. Tiens ta langue et on partagera la bourse, soixante-dix trente pour toi.

Melvin hocha la tête. Les cavaliers arrivèrent à leur hauteur. Le premier, un homme au visage buriné, flanqué d'une cicatrice – laquelle partait d'une commissure de ses lèvres à son oreille droite – considéra l'insigne du bourreau, en tirant sur sa bride.

— Tiens, l'exécuteur. Tu as fini ton travail ?

Derrière lui, l'autre inquisiteur, plus jeune, aux pommettes grêlées, mit pied à terre. La monture alezane, essoufflée, s'ébroua.

— Oui. On allait repartir.

Reagan se rapprocha de la jument baie, mais le grêlé lui barra la route. En retrait, le garçon se grattait nerveusement le bras, évitant les regards.

— Attends. On cherche une gamine Horoc'h. Elle s'est enfuie de la commanderie de Bryssac... Tu ne l'aurais pas vu ?

— Non, rien. Je viens à peine de recouvrir cette fosse.

Le plus jeune se retourna et échangea un regard suspicieux avec le balafré. Ce dernier tira à nouveau sur la bride afin de calmer son étalon alezan.

— Elle est dangereuse. Cette sorcière a tué l'un des nôtres. Elle doit être amenée au Temple des aveux. On a croisé un vilain sur la grande route... Il l'aurait vu courir vers la cité. Tu ne l'a pas aperçu, tu en es certain ? Réfléchis bien...

Reagan observa tour à tour le grêlé et le balafré. Un médaillon d'or brillait sur leur poitrine, un cercle entourant un œil rayonnant, emblème de l'Ordre et du culte religieux. Tous deux portaient un plastron de cuir noir par-dessus leur cotte de mailles ainsi qu'une lame bâtarde à leur ceinture. Le plus vieux frôla la fusée de son arme.

— Maintenant que vous l'dite... J'ai cru voir quelque chose là-bas, près des restes de bûchers. J'ai pensé à un cabot errant sur le coup mais... Peut-être que c'était votre sorcière... Hein, gamin ?

— Oui, oui ! Un cabot... Approuva Melvin, anxieux.

À nouveau, les deux hommes se regardèrent et hochèrent subtilement la tête.

— Bien. Chester, prend la jument et retrouvons cette vermine.

Le grêlé défit les liens de l'équidé. Reagan scruta le dôme céleste qui commençait à prendre ses teintes crépusculaires.

— Je ne peux pas vous laisser mon cheval.

— Tu refuses d'aider l'Ordre ? Demanda le balafré, d'une voix grave. Pourtant, les lois sont claires ! Si le Lux Domini Ordo demande de l'aide, l'homme pieux devra le servir. Car en servant les frères de l'Ordre, il sert le Créateur lui-même. Serais-tu un infidèle, bourreau ?

— Non, j'tiens seulement à la vie.

— Bien. Alors, soyez sans craintes. Si vous êtes fidèles au Créateur, il veillera sur vous, même au cœur de la nuit.

Le grêlé lui lança un sourire méprisant, détacha la jument baie et se hissa sur la selle de cuir. Une fois les deux hommes éloignés, le Balmorien échappa un juron et cracha sur le sol. Il surveilla les inquisiteurs qui filaient vers les restes des bûchers matinaux – et ceux préparés pour les prochains impies ! – allant et venant pendant plusieurs minutes, jusqu'à ce que la cloche du beffroi retentisse dans le lointain. Dès lors, le bourreau vit les deux hommes rebrousser chemin pour rejoindre la cité.

Le deuxième coup du bourdon raisonna depuis la ville. Les freux s'envolèrent. Melvin, affolé, brassait l'air ; sa respiration s'accéléra.

Reagan jura de nouveau, s'empara de la torche pendue à sa ceinture et sortie d'une escarcelle un fer à feu et une boîte à amadou. Il l’enflamma rapidement avant de faire le tour du muret. La jeune fille aux courts cheveux flamboyants – bien que l'on distinguait une épaisse mèche blafarde parmi les nuances de roux – rasés d'un côté du crâne à la manière des Senjarï, semblait tétanisée. Elle tenait davantage d'un renardeau blessé que d'une hérétique : des pieds nus, un bout de nez maculé de boue, une tunique à capuchon usée, sale ; ses joues portaient des traces de coups, ses mains des écorchures. Si ce n'était son visage fin et sa coiffure atypique, elle ressemblait à n'importe quel gamin des bas-fonds.

— Viens avec nous, petite. On rejoint la cité.

La jeune fille ne bougea pas d'un pouce. Elle le toisait de ses grands yeux d'obsidienne, bras croisé, sans mot dire.

— Écoutes, la nuit tombe... On ne sera bientôt plus en sécurité ici, tu le sais, non ?

Un troisième son de cloche vibra. Aux portes ouest, sur la place que formait la barbacane, les gardes enflammèrent de grands braseros. Le bourreau les distingua depuis la butte. Au-dessus de lui, le ciel prenait d'effrayantes teintes bleu marine et révéla sa première étoile, la plus brillante, essieu de la Grande Roue.

— Il faut partir d'ici !! S'écria Melvin, cédant à la panique.

Le garçon se débina tel un lièvre poursuivit par un limier et dévala la pente du tertre sans demander son reste.

— Gamin, attends !! Et merde!

Melvin filait déjà dans la plaine fangeuse, zigzagant entre les vestiges des brasiers et les flaques de tourbes saturées d'eau. Le bourreau, exaspéré, s'attarda de nouveau sur la jeune fille.

— Comme tu voudras. Je t'ai évité les inquisiteurs, mais j'ai pas l'intention de crever ici !

Alors qu'il s'apprêtait à partir, la fugitive, toujours silencieuse, s'agrippa à son bras.

Reagan soupira. Au fond de lui, ce geste apaisa sa conscience. De toute manière, il n'aurait pu se résoudre à la laisser en pâture aux créatures nocturnes.

— Très bien, renarde. Reste près de moi, dans la lumière de la torche. Marches vite et tout se passera bien...

 

 

Le Balmorien se dirigeait aussi rapidement que possible, torchère en main, la jeune fille à ses côtés. Moins d'une demi-lieue les séparait des portes de Fort-Traverse, mais sous l'appréhension, la distance ne semblait pas s'étrécir outre mesure. De temps à autre, Reagan jetait un œil à la Senjara. Elle ne pleurait pas et cheminait sans bruit, concentrée, se calant sur le rythme de son singulier sauveur. Cependant, le bourreau restait vigilant ; après tout, la confiance ne régnait nulle part !

Les corbeaux entonnèrent leurs chants lugubres, tournoyants dans les airs à l'affût de leurs prochains repas. Les croassements perçaient le silence de la plaine qui sombrait dans l'obscurité. Bientôt, on ne percevrait plus que les petits points étincelants de la barbacane, au cœur de la nuit.

Un frisson, langue glacée, mordante, parcourue l'échine et la nuque du bourreau tandis qu'il progressait vers les braseros. Il ne connaissait que trop bien cette sensation déplaisante ; quelqu'un – ou du moins quelque chose – les observait.

Ils pressèrent le pas. La respiration de la jeune fille se fit un peu plus courte, mais elle ne se plaignit toujours pas, ses yeux d'obsidiennes rivés vers les tours de la citadelle.

Un chuintement, à peine audible, retentis devant eux, suivit d'un long hurlement d'agonie qui freina leur allure. Le bourreau remarqua que les volatiles cessèrent leurs craillements pour aller se poser sur un tas de bois brûlé. Instinctivement, Reagan prit sa protégée par la main gauche et accéléra. Une forme humanoïde, noire et courbée les suivait de près.

— Quoi qu'il arrive, avance vers la cité ! Reste dans la lumière de la torche et ne te retourne pas ! Lança l'exécuteur.

La jeune fille acquiesça d'un léger mouvement de tête.

Ils se mirent à courir.

La flamme de la torche ondoyait dans leur course, répandant autour d'eux un mince halo brasillant. La créature prenait soin de ne pas s'y engouffrer bien qu'elle demeurait à leurs talons. Des bourdonnements sourds raisonnaient autour d'eux.

Un autre sifflement, strident cette fois, leur vrilla les tympans. Interdite, la fugitive glissa sur le sol et s'effondra dans la bourbe, tombant nez à nez sur le corps de Melvin, au crâne transpercé de part en part, par la mâchoire. La Senjara ne put contenir un cri d'effroi et eut un haut-le-cœur. Les viscères et le long intestin du pauvre garçon recouvraient la mare de boue, autour d'elle.

Reagan fit volte-face dans l'instant et brandit le flambeau. Le feu embrasa la main griffue qui s'approchait déjà de l'enfant. Le membre amputé se dissipa en une poudre opaque et dense, puis se reforma sur le corps de la créature. De grosses mouches tourbillonnaient çà et là, s'agglutinant autour de l'ombre qui leur faisait face.

Une troisième stridulation déchira la nuit. La larve aux yeux énucléés dévoila sa large gueule dentée, luisante et poussa un énième cri suraigu. Au loin, d'autres sifflements répliquèrent. Reagan saisit le bras de la Senjara, l'obligeant à se redresser. Une centaine de pas, seulement, les séparaient des braseros.

— Court !!!

Ils s'élancèrent tout deux, évitant tant bien que mal les obstacles sur leur chemin, passant entre les amas de bûches et d'os calcinés. Les créatures les poursuivaient, masses noires chimériques qui répondaient à l'appel de la chair et filaient après eux, tel le vent d'ouest. L'une d'elles profita d'un mouvement de flamme et se jeta sur le bourreau. Il s'arrêta net, enfonça la torche dans la bouche béante qui se désagrégea en cendres incandescentes. Les insectes volants tourbillonnèrent de plus belle. La larve vociféra et recula.

La Senjara se cramponna à Reagan, évitant l'assaut d'une autre chimère. Un mince cercle de lumière les préservait de l'offensive. Ne voyant aucune autre issue, le Balmorien fit valser la torche afin de repousser les créatures. Elles commençaient à les encercler dangereusement, à l'affût de leurs moindres faits et gestes.

La larve qu'il venait d'atteindre revint à la charge, à la faveur d'un souffle d'air chaud. D'un geste vif, elle lacéra le flanc gauche du bourreau qui hurla avant de lui assener un énième coup crépitant.

Les créatures se rapprochèrent. Reagan était incapable de les dénombrer ni même de toutes les distinguer dans la pénombre. Il ne pouvait se fier qu'aux vrombissements oppressants des brachycères noirs, répugnants.

La terreur prit possession d'eux. La mince sphère chatoyante ne les préserverait pas éternellement d'une autre attaque. Le Balmorien balaya du regard ces ombres mouvantes qui attendaient un ultime chancellement de la flamme salvatrice. La Senjara respirait par saccades, si fort que l'on distinguait chacune de ses courtes inspirations et expirations.

La vue de Reagan s'habitua peu à peu à l'obscurité. Dès lors, il discerna une forme floue, ronde, rehaussée d'un pilier, à une vingtaine de pieds de lui, tout au plus. La blessure palpitait, pulsait dans tout son être. Une grimace déforma son visage alors qu'il comprimait le manche du flambeau de sa sénestre.

— Reste très près de moi, renarde.

La fugitive obéie et se plaqua contre lui.

Très lentement, le bourreau fit un pas de côté, puis un autre. Les créatures analysaient leurs mouvements poussant des bruissements, des chuintements avant d'avancer elles aussi, dans la même direction. Le feu les empêchait toujours d'atteindre leur cible. Des gouttes de sang perlaient de la blessure du Balmorien et s'écrasaient dans la vase à mesure qu'il se frayait un chemin vers la structure.

La flamme ondula brièvement avant de reprendre sa forme gracile au grand dam des larves.

Reagan, soulagé, souffla lorsqu'il atteignit son but : un grand bûcher, aux fagots et brindilles recouvertes de poix, s'il se fiait à l'odeur résineuse qui s'en dégageait. Il se baissa doucement, dos à l'édifice ; ses dents grincèrent, tant la plaie le tiraillait. La jeune fille l’imita. Et d'un geste prompt, il plaqua la torche contre les bûches visqueuses.

La structure s'embrasa au contact de la flamme sur le goudron.

Le feu dévora rapidement la paille et s'élança vers le sommet du poteau central. Le Balmorien se releva, s'écarta du brasier, protégé par ses lueurs ardentes. Il tenait fermement la petite main de la fugitive. En face d'eux, les larves s'égosillaient, s'agitaient, trépignaient à la frontière de ce nimbe rayonnant.

La fumée se hissa vers le ciel en un concert de crépitements. Prise d'une quinte de toux, la fillette se blottit contre la chemise du bourreau qui exhalait un mélange de sueur de métal. Sa joue se teinta de la substance poisseuse, d'un rouge marronné. Reagan vacilla, manqua de s'effondrer sous la douleur lancinante de la lacération.

— Le corps de garde ne réagit pas ! On est pas loin de la barbacane. Tu peux encore courir, renarde ?

— Oui...

— Ah ! Donc tu parles la langue commune... bien ! Alors prépare-toi...

Le Balmorien plaqua une main sur sa blessure, l'autre brandissait toujours la torche. Dans un ultime effort, il délaissa la lésion, attrapant de nouveau la menotte de l'enfant. Puis, ensemble, ils se ruèrent jusqu'aux braseros de la barbacane. En cet instant, ce fût tout ce qui lui importait : la sauver, quoi qui lui en coûte. Les chimères se pressaient de tous les côtés, dans un tumulte bourdonnant. Une larve effleura le dos de la jeune fille qui hurla, épouvantée par ces silhouettes noires, voûtés, aux bras démesurés.

Une flèche enflammée fendit l'air. Elle retomba sur la créature qui tentait une nouvelle fois de s'en prendre à la fugitive, en faisant claquer ses maxillaires. Un second projectile la repoussa.

La voix d'un garde s'éleva ; il clamait des ordres aux quelques archers postés sur la bretèche. Reagan, à bout de souffle, empêchait la fillette de ralentir, mais il maintenait difficilement l'allure lui-même, tassé par l'entaille cuisante.

Les archers continuaient de tirer, envoyant une nuée de dards rutilants.

Arrivés devant la place, le bourreau vacilla. Il n'entendait plus que les battements de son cœur ; ses jambes ne soutenaient plus son poids.

Sa vision se troubla.

Il bascula.

Une énième créature frôla sa cheville alors qu'il roulait près d'un brasero, lâchant la torche. Il se comprima sur le pavement, près du brasier. La fugitive ramassa le flambeau, désormais éteint et le rejoignit, haletante. Les larves, accolées les unes aux autres en amont de la barbacane, n'osèrent plus s'approcher. Seuls leurs sifflements perçants montaient en écho dans la rase campagne.

— Annoncez-vous !! Hurla le garde depuis la tête de pont.

Le bourreau se releva péniblement et s'avança. Il reconnut la voix grave, éraillée, de Bevan, le commandant du guet de Fort-Traverse.

— L'exécuteur de Hautes Œuvres ! Je reviens des fourches !

L'entaille à son flanc lui arracha un gémissement plaintif tandis qu'il criait ces mots haut et fort.

— Tranch'tête ?! Qui est avec toi ?

L'enfant le fixa de ses grands yeux sombres et implorants.

— Un cousin de Melvin ! Abaisse ce putain de pont !! (il pencha légèrement sa tête vers la jeune fille.) Mets ta capuche...

Elle s'exécuta, relevant le capuchon de la tunique sur sa tête. Le commandant hésita et, après de longues secondes, donna l'ordre d'abaisser le pont-levis avant de descendre les marches en colimaçon.

Pendant un court instant, Reagan voulut réconforter la jeune fille, la prendre dans ses bras, mais il s'abstint, se contentant d'expirer longuement. Les démonstrations d'affection le mettaient toujours aussi mal à l'aise. De plus, à quelques rares exceptions, sa fonction lui interdisait d'être aussi proche des Lamossiens.

Le pont-levis baissé, ils s'engouffrèrent tout deux dans l'étroit passage qui menait à la herse. Derrière la grille, le commandant du guet les dévisagea. Il exhalait un mélange de vins et de transpiration.

— Et l'Melvin, il est où ?

— Il n'a pas couru assez vite...

— Merde ! Et qu'est-ce qu'il foutait à l'extérieur de la cité, c'te gamin, là ?

— Qu'est-ce que j'en sais, moi ! Tu connais la marmaille, toujours fourré là où il faut pas...

— Ouais. L'aut'fois t'as l'fils d'un porcher qui s'est fait surprendre par la nuit. On a pas retrouvé grand-chose de lui. T'as eu plus de chance, toi !

La Senjara ne répondit rien et se rapprocha un peu plus du Balmorien.

Bevan renifla bruyamment, expectora sur le sol et commanda à un autre soldat d'actionner le treuil. La herse se releva lentement en un grincement interminable.

— Dis-moi, Tranch'tête, t'as pas croisé une donzelle en chemin ? Deux inquisiteurs recherchent une Horoc'h. On nous a donné l'ordre de la ramené au temple des aveux...

— Désolé, je n'ai pas eu le temps de chasser la sorcière avec ces larves qui me collaient au train...

Le commandant les dévisagea un moment, sans mot dire, puis haussant les épaules, s'écarta de leur chemin. Reagan, soulagé bien qu'au bord de l'évanouissement, plaqua une main contre sa tunique imbibée de sang.

— Le coup du bûcher, ça va pas leur plaire ! M'enfin... Allez-y, traînez pas ici. Et toi gamin, j'espère qu'ton père te foutra une bonne raclée !

La jeune fille baissa un peu plus le visage vers ses pieds meurtris.

— Je vais le ramener chez lui. Il vit dans les docks. C'est sur mon chemin...

Le garde éclata d'un rire gras et fort, tout en faisant signe au soldat de rabaisser la herse.

— Les docks oui... Je comprends, héhé ! T'as bien raison ! (Il se pencha un peu plus vers Reagan, prenant soin de ne pas le toucher et baissa la voix.) Et puis... après avoir frôlé la mort, on s'sent plus vivant pas, vrai !

L'exécuteur ne se donna pas la peine de répondre, bien loin de penser aux maisons de passe de la basse-ville. Il frotta sa barbe, s'appuya sur l'épaule de la Senjara et se dirigea vers les ruelles oubliées des inquisiteurs comme de la milice, où s'entassaient les mendiants, les infirmes et les filles de mauvaises vies.

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robruelle
Posté le 01/04/2024
Hello !

Haaaa les fourches patibulaires ! Moi aussi j'en ai mis dans un de mes bouquins. Les grands esprits se rencontrent :o) C'est amusant
J'ai beaucoup aimé ce chapitre. On comprend qu'à la nuit tombée, il se passe des trucs pas franchement foufou aux abords des villes. Tu as très bien décrit ce basculement d'un monde à l'autre.
Y a de l'action - là aussi très bien décrite - pour échapper aux affreuses bestioles qui se mettent tout à coup à pulluler. on est soulagé quand ils arrivent à s'en sortir.
Y a des trucs, dans ta façon d'écrire et de décrire qui me font penser aux bouquins du Sorceleur, (à chaque fois que je lis "jument baie", j'ai cette sensation haha) tu les as lus ?
Le personnage du bourreau est toujours aussi interessant, et la. petite nouvelle promet aussi ! J'espere que sa blessure n'est pas trop grave !
À Bientôt !

Ha oui, j'oubliais de te dire, petit détail typographique : les incises "dit-il, raconta-t-elle, etc." ne prennent pas de majuscules, en général... je te dis ça parce que je faisais ça aussi, et quand je me suis rendu compte qu'il fallait tout corriger dans tous les dialogues, ça m'a bien gavé lol enfin c'est pas grave, et ça n'enleve rien à la qualité du récit. C'est juste pour info
AlexRiver
Posté le 01/04/2024
Hello Robruelle,
Oui, les fourches patibulaires... J'ai une fascination un peu macabre pour ce genre de chose ! Montfaucon, source d'inspiration depuis le 14ème siècle :D
Je suis très content que ce chapitre t'ait plu ! Cool si on ressent bien le basculement ; j'essaie de garder de l'action du côté de Reagan, car les chapitres qui ne se passent pas dans le Lamos peuvent en manquer. L'équilibre n'est pas simple !
Je suis très touché que tu retrouves des vibes du « Sorceleur » dans ma manière d'écrire. Ce n'est pas voulu en soit, mais je reste un grand admirateur de cette saga et de la patte de Sapkowski. Sûrement qu'inconsciemment, ça doit jouer !
Et pour Reagan, je laisse la surprise pour le chapitre 3 que je corrige, au fur et à mesure, actuellement ;)

Oh, je ne savais pas pour les incises ! Je corrigerai ça et garderai deux neurones dessus à l'avenir. Tu m'étonnes que ça t'ait gavé de reprendre tous les dialogues pour corriger ! Merci beaucoup du conseil !

À bientôt et bonne lecture/écriture :)
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