Les paroles de Mina ne me réconfortent pas. Elles résonnent contre les parois de ma noirceur, sont égales à celles qui hantent mes jours. Pourquoi suis-je si préoccupée par cela ? Pourquoi est-ce que je me sens si lâche et honteuse d’être… Une femme ? Je ne le devrais pas. Pourtant, chaque soir, je prie l’univers pour devenir un homme. Pouvoir affronter Hadi et les horreurs de son esprit malade, pouvoir changer la cause de mes semblables, pouvoir être moi où que j’aille. Comment peut-il tuer si aisément après avoir possédé son épouse ? Il me dégoûte, me révulse, me fait crisser des dents. J’aimerais être une âme errante et le tuer. Ainsi, je sauverais mille et une femmes de sa folie, et pas qu’elles… Si elles sont une cause pour se rebeller, il y en a mille autres derrière elles.
Une larme glisse sur ma joue et s’écrase sur les broderies florales et argentées de mon caftan. Ma sœur essuie le tracé humide et embrasse mon front. Parfois, je me demande qui est l’aînée entre elle et moi. N’est-ce pas moi qui devrais protéger son cœur, la câliner, la rassurer, la protéger ? Cette faiblesse collée à ma peau me torture. Comme j’en ai assez de me plaindre ! Je me sens mal dans mon corps, ma tête et mon époque.
Lors de mes rêves éveillés, j’imagine une corde céleste qui m’emporterait vers un univers où la liberté m’ouvrirait grand ses bras et me dirait : « Bienvenue, mon enfant : ici, tu peux t’exprimer et être toi-même sans te cacher. ». J’invente dans mon esprit des breuvages qui rendraient fort n’importe qui. Je brode les images d’une vie meilleure. Malheureusement, ce ne sont que chimères. Je rêve de devenir façonneuse de monde, créer mon propre univers, ma propre utopie. De me plonger à l’intérieur de mon esprit, enroulant mon corps afin d’y disparaitre, et me matérialiser sur l’image que j’aurais inventé. Là-bas, dans mon irréalité, je pourrais vivre de songes et de rire.
Trouvant appui sur l’épaule de ma sœur, j’observe au loin la septième épouse. Elle sourit, le visage enseveli sous de divins trésors. Croit-elle qu’elle réussira à changer le cœur de cet homme qui ne lui prête aucune attention ? Sa naïveté est impressionnante. Comme celle des autres. Pauvre petite. Qui lui a fait croire qu’elle pourrait transformer son destin et échapper au massacre prochain ?
– Mina, je veux partir.
– Je le sais. Mais nous devons attendre que le sultan et…
Elle s’interrompt en songeant à son ancienne amie.
– Il faut qu’ils partent, reprit-elle. Meidhi nous raccompagnera aussitôt. Il négocie avec notre père pour que nous restions à la maison demain.
– Notre frère est un bon garçon, mais si père a dans l’intention de me faire épouser ce fou, alors il s’égosillera en vain.
– Papa changera d’avis. Il nous aime trop.
– Papa ne nous aime pas. Sinon, il nous écouterait et ne choisirait pas pour nous. S’il nous chérissait, il nous cacherait de Hadi. Il ne nous forcerait pas à mettre mille parures pour que nous brillions dans la nuit.
Au fond d’elle, Mina sait où je veux en venir. Dès qu’une fille naît dans notre famille, notre père et nos oncles lui cherchent un mari riche et prospère, sans s’offusquer de l’âge qu’il pourrait avoir ni de ses mœurs. Safira, notre petite sœur, avait fini par rejoindre l’homme qui l’avait acheté le jour-même où elle avait vu les rayons de la lune s’étirer. La nuit de sa naissance, un contrat fut signé avec son futur époux. Ainsi l’astre de minuit avait promis à ma sœur une vie de soumission. Pouvait-elle vraiment aimer un homme qui avait trente ans de plus qu’elle et qui avait déjà quinze épouses et dix-huit enfants ? N’avait-elle pas la sensation d’être un trophée parmi d’autres défraîchis ?
Son souvenir me parvient, violent et terrible, comme celui de mon autre sœur Maïta. La colère me submerge, j’ai envie d’étaler ma fureur sur cette terre, de brandir mes bras trop blancs et de jeter un sort à Mekdebel. J’aimerais devenir puissante, indétrônable, effrayer jusqu’à ces dieux qui recouvrent certains livres – vestiges des temps passés. Devenir une furie ne m’inquiète pas. Que subissait-elle depuis les sept derniers mois ? Je n’ai pas le désir d’y songer, pourtant... une voix me murmure un tas d’horreur dans ma conscience. Nos mères disaient que nous étions des princesses… Des princesses ? Amères contes d’enfants. Toutes les femmes sont les princesses de leurs parents et elles deviennent les reines de leur époux… De leur maître, pour être plus juste.
Les larmes que je contiens dans les limbes de mon écœurement imbibent le caftant vert pomme de Mina. Sans bruit, je déverse ma frustration, alors qu’un ami proche de Hadi, Chadi, indique aux invités de saluer le sultan et sa femme. Les épouses et les concubines du harem, qui assistaient elles aussi au mariage, sont ensuite escortées vers leur pavillon, leur prison. Je ne comprends pas pourquoi Hadi les garde. Pourquoi vivaient-elles ? Tuait-il des inconnues, pour les épargner ? Était-ce plus complexe que je ne voulais le croire ?
Mes bras enroulés autour de la taille de Mina se referment toujours à l’annonce. Il y aura une nouvelle victime demain. Je me tourne vers Némira, cette fille avec qui, enfant, je m’amusais, et capture l’image de sa dernière soirée. Elle est radieuse, scintille de mille éclats rougeoyants. Ses bijoux miroitent dans le noir et dans la lumière. Les longues boucles de ses cheveux châtains sautillent contre ses reins, alors qu’elle disparaît dans l’obscurité d’un couloir. Le sultan la rejoint après avoir salué d’une main royale les invités qu’il retrouvera demain et tous les autres soirs, jusqu’à ce que cette routine n’en vienne à l’ennuyer.
Pendant l’espace d’un instant, il croise mon regard, le fixe comme une promesse de me faire bientôt sienne, avant de s’éclipser à son tour.
Arg ! Ce visage ! Pourvu qu’il fonde sous un soleil trop ardant. Que quelqu’un entende mes supplications !
J’ai envie de le tuer, de lui arracher les yeux, la langue et le cœur. Cependant quel est mon pouvoir hormis celui d’avoir une imagination débordante et sinistre ? Si encore je pouvais matérialiser le couteau qui irait rompre sa chair et éteindre son cœur. Quelle naïveté !
Meidhi nous rejoint comme promis et nous emporte toutes deux sur son cheval. Son geste est lent, tendre et affectueux. Il nous couve de son amour impuissant.
Dans les ruelles sombres de la capitale, le silence persiste. La peur entortille mon cœur d’appréhensions. Meidhi n’est pas bavard. Ce calme, qui noue ses lèvres, retentit en moi comme un mauvais présage. Il n’a pas su convaincre notre père. Je le sais.
Arrivée aux portes de notre demeure, notre frère nous aide à descendre de monture. À son regard, je sais que le pire est à prévoir.
J’attrape son menton pointu entre mes doigts et plonge mes yeux dans ses iris gris.
– Meidhi ? Me diras-tu ce qui te rend muet ?
Mina se penche vers lui, aussi curieuse que moi. L’une près de l’autre, nous attendons sa réponse tardive.
– Père… Il… Je suis désolé, dit-il en s’écroulant presque sur moi. Tu as été inscrite sur le carnet de noces du sultan. Tu seras la neuvième. Je n’ai rien pu faire. Notre père a dû perdre l’esprit pour te vendre en échange de parures et de soie.
– Tu l’avoues. Je n’ai été qu’une transaction.
– Oh ! Petite lune ! Ma petite sœur chérie. Je m’en veux tellement. Laisse-moi t’aider à fuir.
Il se jette à mes pieds, enroule ses bras autour de mes jambes et pleure comme jamais je ne l’avais vu pleurer. Cette vision me montre combien c’est beau de voir un garçon si triste. J’aimerais le réconforter, mais je suis sous le choc. Père a finalement réussi à me vendre, moi, la fille qui effraie tout le monde. Si, à vingt-deux ans, je ne suis toujours pas mariée, c’est seulement à cause de la couleur étrange de mes yeux, de la blancheur de ma peau ainsi que de mes cheveux. Sans parler de ma sauvagerie et de mon indiscipline. Certains ignorants disent que je suis un démon changé en femme et que le malheur s’abattra sur mon foyer, si un inconscient me proposée un hyménée.
– Alors le sultan n’a pas peur de moi. Quel dommage, avoue-je sur un ton suffisant.
Je ne montrerai pas combien cela me touche et me fend l’âme.
– Père a proposé Mina avant toi.
Ma sœur se raidit, je sens ses poings se serrer contre mon bras qu’elle tient.
– Pourquoi m’a-t-il refusé ? demande-t-elle.
– À cause de ta tache de naissance. Il a dit que tu n’étais pas pure et que dans une autre vie, tu avais dû être…
Il s’arrête net. Sa mâchoire se contracte.
– De quel droit peuvent-ils dire du mal de mon petit soleil et de ma petite lune ? rugit-il, amer.
Mina a une immense tache de vin qui décore le quart de son corps – son visage y compris – et ici, à Mekdebel, une femme qui porte cette marque est perçue comme une mauvaise épouse, une femme qui dans une vie passée avait été rebelle. Je déplore cette pensée, comme tant d’autres.
Meidhi se redresse, emprisonne mes épaules délicatement et me supplie de l’écouter :
– Partons d’ici. Allons dans un autre pays ! N’importe lequel…
– À quoi bon ? Les voyants le clament tous, la guerre nous entoure. Si le premier sultan n’avait pas fait ériger de barrière magique, nous aurions sans doute une vie bien plus misérable, déclaré-je. Peut-être bien pire que celle-ci.
– Quel est un pays en guerre en comparaison de perdre mes sœurs, les unes après les autres ?
Nous nous taisons, absorbés par la brise chaude qui s’élève. Au fond de l’air, je crois entendre une voix lointaine : prouve ce que tu vaux, détrône ce diable et fais-en ton esclave.
Tentant…
– Arrêtons de nous plaindre et trouvons une solution au problème de Ghalia. Il nous reste deux journées et une soirée, avant que l’ombre ne la dévore dans ce couloir, intervient Mina.
Je la sens décidée à tout donner pour ne pas me voir dans un des cercueils de verre qui siègent à l’entrée du palais. Tombeaux où les épouses assassinées ne perdront jamais de leur beauté, selon les dires du taxidermiste royale.
Si la fuite m’est impossible et que la vie de recluse ne m’attire point, il ne me reste plus qu’à tirer les fils de l’ingénieux cerveau de ma sœur.
Au chapitre suivant!
J'ai vraiment beaucoup l'esprit rebelle et revanchard de Ghalia ^^ et j'espère qu'elle fera tourner en bourrique le sultan.
Quant à son père, c'est vraiment... je n'ai pas les mot pour le décrire mais tu m'as comprise : vendre ses enfants pour de l'argent ou du pouvoir est vraiment horrible et inhumain... C'est comme s'il les considérait seulement comme des objets....
Oui, ce premier chapitre est ce qu'on peut appeler chapitre pavé XD.
En espèrent te retrouver pour la suite. ^^