Août
— Alors voilà, m’annonce Marlène. Ça, c’est le document que tu dois remplir avant de rencontrer ton nouveau psychologue. Il y a des questions, disons… un peu bizarres, mais à mon avis, tu ne devrais pas trop t’y attarder.
Elle me tend l’enveloppe, et me sourit avec tendresse.
— Je dois préparer le repas et je vais mettre de la musique, tu devrais peut-être l’étudier au calme dans ta chambre ?
Je m’empare de l’imprimé et soupire :
— Mais c’est quoi leur putain de problème ? Pourquoi ils n'arrivent pas à garder un psy dans ce centre ? Et depuis quand c’est à moi de m’taper leur boulot ? Et qu’est-ce qu’ils foutent avec mon dossier ? Depuis le temps que j’y vais, ils ont tous les renseignements qu’il leur faut, non ?
Marlène passe les doigts dans ses cheveux aussi noirs que ses prunelles en haussant les épaules, avant de reprendre.
— Je sais, ce n’est jamais simple avec eux, ils n’ont aucune organisation. Mais nous sommes tributaires de ces gens-là et pour le moment nous n’avons pas le choix. Quant à ce formulaire, c’est apparemment une toute nouvelle procédure.
J’en ai vraiment marre de répondre aux mêmes questions, c’est déjà pas le super pied à l’oral, mais là ça dépasse tout. J’aurais tellement voulu de l’aide à une époque, aujourd’hui, j’en ai plus envie. C’est mort.
À sa façon de me regarder, elle sait pertinemment que je vais trouver un prétexte pour éviter cette corvée. Ses mots sont alors pleins de conviction :
— Écoute, cette situation nous prend la tête, mais je te demande de faire un effort. Je ne m’en remettrais pas si l'on te plaçait dans une autre famille.
Ses mains entourent mon visage. Sa voix s’étrangle lorsqu’elle me murmure :
— J’ai si peur de te perdre, vous êtes tout ce qui me reste. Je ne suis pas ta mère, mais je t’aime comme mon propre fils.
Elle s’éclaircit la gorge.
— Et s’il te plaît, surveille ton langage.
J’évite son regard pour ne pas lui montrer à quel point ses paroles me bouleversent.
— T’inquiète, j’vais l’faire.
Je sors de la cuisine en m’emparant d’un stylo et longe le couloir pour entrer dans ma piaule. À peine installé sur la chaise, je fixe le questionnaire posé sur le bureau. Le bout de mon Bic tapote le formulaire au rythme de mon poignet.
Je lis à voix haute.
— Pourriez-vous m’informer de votre état d’esprit, face aux problèmes que vous rencontrez ?
Quelqu’un a inscrit :
Dans votre cas, l’incarcération de votre mère, vous est-elle :
Supportable : oui/non.
Si la réponse est non : veuillez commenter en quelques phrases.
Je lève les sourcils, surpris par la stupidité de la question. Je tourne les feuilles pour m’apercevoir qu’il y a deux bonnes pages à remplir, des notes manuscrites ont été rajoutées un peu partout. J’hallucine ! Qui a pu pondre un truc pareil ? Je n’ai pas encore commencé, pourtant, ce ramassis de conneries me monte en tension !
Je souffle un grand coup et tente de trouver les mots justes pour en finir au plus vite. Je me retiens pour ne pas laisser la colère m’envahir, mais rien n’y fait. Sans plus réfléchir, je me mets à écrire, priant pour que cette corvée ne s’éternise pas.
Je m’appelle Kyle Bolton, j’ai 19 ans et ma mère, Candice, est en prison pour meurtre depuis mes 11 ans. Je ne connais pas mon père biologique, puisqu’elle n’a jamais voulu m’en parler. Mais, vous êtes mon nouveau psy, vous avez dû lire mon dossier donc vous le savez déjà. À moins qu’il ne se soit perdu, entre la lettre D comme « Dans ton cul » et la lettre V comme « Va chier pour le retrouver », je ne vous apprends rien.
Ce que je n’aime pas ? Tous les psys ! Vous êtes le septième qu’on m’oblige à voir en huit ans, et comme vous n’êtes pas foutus de rester au même poste suffisamment longtemps pour apprendre à me connaître, j’emmerde chacun d’entre vous. J’en ai plus qu’assez de tous vos petits jeux sadiques. J’apprécierais qu’on arrête de m’examiner à la loupe. Tu sais tout sur ma vie, trouduc, alors je n’écrirai plus un seul mot dans ton journal intime pour fillettes !
Je balance le stylo qui rebondit contre le mur pour atterrir sur mon lit, m’empare du document, en réalisant dans la foulée que je n’ai absolument pas répondu à cette putain de question. Mes poings se resserrent et froissent les pages de rage. Je n’ai pas besoin de tout ça, j’ai juste envie de rejoindre Derek et Elijah qui doivent m’attendre dans le combi. Et connaissant Derek, il va encore râler que je les mets en retard.
Je me casse de ma chambre, attrape au passage mon bonnet en tissu que je me colle sur le crâne, et fonce vers la porte d’entrée. Je l’ouvre à la volée, au grand étonnement de Marlène qui émerge de la cuisine, une spatule à la main. Une fois dehors, sans ralentir, je balance les feuilles tassées en une boule bien compacte dans la poubelle défoncée de notre voisin, et monte dans l’antiquité orange délavé, qui nous sert de véhicule, où patientent Elijah et Derek. De la musique rock se déverse des haut-parleurs ; abandonnant derrière moi mes prises de tête, nous démarrons dans un bruit de pot d’échappement.
Le combi roule à vive allure sur les routes de Demon River. Les vitres ouvertes laissent entrer l’air chaud en ce début de mois d’août. J’entends Derek sans vraiment prêter attention à ce qu’il raconte. Je n’arrête pas de me dire que je n’aurais jamais dû partir la rage au ventre ; Marlène ne mérite pas ce genre de comportement. Je ne connais aucune femme aussi gentille et compréhensive qu’elle. Elle est la meilleure famille d’accueil dont on puisse rêver. J’irai lui présenter des excuses dès qu’on rentrera, c’est le moins que je puisse faire.
Le poids au creux de mon estomac se dénoue peu à peu alors qu’on s’approche de l’entrepôt dans lequel Elijah va combattre. Ces instants passés entre nous me permettent de mettre de côté tout ce que j’essaie désespérément d’oublier ; mes peurs et mes doutes reviendront bien assez tôt. Pour le moment, j’ai juste besoin de laisser ce qui va suivre infiltrer mes défenses, anesthésiant par la même occasion, les manques, les déceptions et la frustration de ne rien contrôler. Tout ce qui me ronge de l’intérieur et dont j’aimerais me débarrasser pour toujours.
Je jette un coup d’œil à Elijah qui vient de se garer. Il regarde le bâtiment qui nous fait face. Concentré, il resserre les mains sur le volant. Je sais qu’il se prépare mentalement à se battre. Un silence religieux s’installe. Nous respectons ce rituel qui lui est nécessaire. Son recueil intérieur terminé, il prend une grande inspiration, tourne la tête vers nous et nous fait signe que nous pouvons y aller. Comme nous sortons du véhicule, Elijah part rejoindre les autres boxeurs, de notre côté, Derek et moi rentrons dans l’entrepôt, non loin de l’estrade où aura lieu le combat.
Celui-ci est plein à craquer, ces combats illégaux rapportent un max, alors pas question d’arrêter ! En revanche, si Mike, notre entraîneur, venait à l’apprendre, il nous éjecterait carrément de sa salle de sport. Heureusement, Elijah prend rarement de mauvais coups, sinon il pourrait dire adieu aux futures compétitions du club.
La boxe a toujours été notre moteur, notre came. Nous nous rendons au complexe comme d’autres vont dans les bars. Cela fait maintenant huit ans que nous jouons des poings pour nous défouler. Mais pour Elijah, c’est encore un autre level, il respire et vit chacun de ces moments. Mis à part notre famille, rien d’autre ne compte à ses yeux. Et contrairement à Mike qui ne pratique que la boxe anglaise dans sa salle, ici, dans nos joutes clandestines, tous les coups sont permis. Après chaque combat, l’adrénaline est à son comble, et nous nous sentons plus proches et plus soudés que jamais. Ces rixes brutales et dangereuses nous ramènent des années en arrière, quand on se battait dans les rues de notre quartier, au péril de nos vies.
Plusieurs matchs plus tard, c’est au tour de notre frère. Le public est au taquet, nous clamons son nom dès son entrée dans l’arène. J’adore voir Elijah sur le ring. Malgré sa taille et sa carrure impressionnantes, il se déplace avec grâce et maîtrise son corps à la limite de la perfection. Si je n’aimais pas autant cet enfoiré, je pourrais en être jaloux. Je sais qu’il ne fait pas dans la dentelle et je m’attends à tout moment à voir l’autre combattant partir sur une civière. Derek fait tourner son fauteuil roulant et hurle des encouragements chaque fois qu’Elijah envoie son adversaire au tapis. Aussi excité que lui, je crie à pleins poumons, l’incitant à massacrer le pauvre type. Notre pote va gagner, pas la peine d’être devin pour le savoir. Jusqu’à présent, il a enchaîné les victoires. L’instant d’après, le poing d’Elijah rencontre la mâchoire du mexicain qui lui fait face et ce dernier s’écroule à ses pieds en perdant connaissance. Comme ces combats ne durent jamais longtemps, un deuxième lascar le rejoint, mais notre ami le finit par KO en moins de trois minutes. Les spectateurs déferlent sur le ring. Je me redresse et protège Derek de mon corps pour qu’il ne soit pas bousculé, mais la foule est trop dense et bientôt, je me retrouve pressé contre son fauteuil. J’ai l’impression de tanguer. Je me penche pour lui parler, quand je sens qu’on me percute dans le dos. L’effet est immédiat, cette fois, je suis bel et bien comprimé entre le haut du siège et la pression humaine. Sous le coup de la peur, je lève mon coude et l’envoie valser dans le nez du gars derrière moi, en braillant le nom d’Elijah. Il faut qu’il nous sorte de là ! Les gens s’écartent sur son passage. Je me penche vers Derek, paniqué à l’idée qu’il se soit fait blesser, mais cet abruti sourit de toutes ses dents, je vais le tuer !
Je n’ai pas le temps d’enlever mon bonnet qu’Elijah me plaque contre le combi. L’adrénaline coule dans ses veines comme une putain de drogue. Merde, si je tente le moindre geste, je risque de me retrouver avec un coquard. Dans ces moments-là, j’ai juste envie qu’il se trouve une meuf pour évacuer la pression, mais là, tout de suite, c’est moi qui suis dans son collimateur.
— Qu’est-ce qu’il t’est passé par la tête ? Vous placer si près du ring est dangereux bordel !
Sa respiration est rapide, je sens qu’il n’est pas loin de m’en coller une.
— Tu as vraiment de la chance qu’il ne lui soit rien arrivé. Nom de Dieu Kyle, tu mériterais que je te défonce la gueule.
Derek, déjà dans la caisse, s’interpose.
— OK, on se calme, tout est de ma faute. Elijah… Elijah, regarde-moi, Kyle n’y est pour rien, c’est moi qui ai insisté pour me retrouver sur le devant de la scène. Je comprends, ce n’est pas ce que tu veux pour moi, tu essaies de me protéger, mais tes combats, je suis à fond dedans mon pote. Et Kyle est un petit con, la preuve ! Il m’a suivi sans discuter. Allez, lâche-le maintenant, j’ai envie de rentrer, je suis claqué.
Il reprend en s’esclaffant :
— Toutes ces hormones. Mec, t’aurais dû voir ça ! Et ces filles, de vraies amazones, prêtes à tout pour faire redescendre la pression. Elles étaient sur le point de me tomber dans les bras !
J’éclate de rire. Elijah secoue la tête, soupire et sourit. Derek pousse un hurlement qui est tout sauf viril et cette fois, c’est l’hilarité générale. On est euphoriques. On vient d’empocher six cents billets, c’est ça de plus dans notre cagnotte.
J'aime bien ce début, qui nous plonge immédiatement dans l'action (et c'est bien mieux, je trouve, que de présenter chaque personnage... mais passons).
La relation entre Derek, Elijah et Kyle semble tellement incroyable ! Ils ont l'air si soudés... D'ailleurs, comme tu parles de frères, à un moment j'ai même cru qu'ils étaient VRAIMENT frères (comme Candice est en prison, ils ont dû être séparés...) Mais ce n'est pas ça, on est d'accord ?
D'ailleurs, à propos de Candice : je meurs d'envie de savoir ce qu'elle a fait. Que s'est-il bien passé pour en arriver à ça ? Tu piques très bien la curiosité des lecteurs, bravo !
Ensuite, je crois que je n'ai pas très bien compris pourquoi tout à coup, il y a une émeute autour du ring... Je ne suis pas familière de ce genre d'événements (heureusement, je crois ':D ), mais peut-être qu'il faudrait quelques petites précisions... Je ne sais pas trop.
Enfin, je crois que c'est tout =) Bravo pour ce début bien solide !
Et bienvenue 🌸
Tu as tout compris, Kyle, Derek et Elijah ne sont pas une fratrie à proprement parler, mais des frères de cœur, aussi je pense qu'ils sont bien plus proches que certaines familles.
Quant à Candice, eh bien, je t'invite à lire les chapitres d'après pour en savoir plus sur elle.
En ce qui concerne la scène du ring, c'est l'enthousiasme et l'adrénaline provoquée par les combats, qui rend la foule déchaînée, en plus comme ce sont des combats clandestins il n'y a pas de service de sécurité, donc les gens sont livrés à eux-mêmes, et qui dit anarchie, dit débordement de toutes sortes.
Merci pour l’intérêt que tu portes à mon histoire, en espérant de revoir bientôt
Au plaisir de te lire
Comme je suis un peu déprimée depuis hier, je me suis dit que lire une romance ça pouvait être une bonne idée pour me remonter le moral... et pour l'instant il se trouve que j'aime bien la tienne !
Je ne connais pas grand chose sur l'Arizona, ses prisons et familles d'accueil, mais c'est assez intéressant d'avoir situé l'histoire dans ce cadre là. La relation entre Kyle et Marlène est touchante, et c'est triste qu'il doive sans arrêt changer de psy et remplir pleins de papiers administratifs... Après faut voir le côté positif : au moins jusque-là il est toujours resté dans la même famille d'accueil et il s'y sent bien.
Il y a juste un truc qui m'interpelle : ça dure jusqu'à quel âge le placement en famille d’accueil en Arizona ? Parce que Kyle a déjà 19 ans, du coup je suis un peu étonnée qu'il soit toujours suivit après ses 18 ans... Mais c'est peut-être parce que je compare trop au système français qui n'a rien à voir ^^
En tout cas, ce chapitre est très bien écrit et j'aime bien le trio formé par Kyle, Derek et Elijah. C'est chouette aussi leur passion commune pour la boxe, même s'ils prennent quelques risques.
Je continue ma lecture !
Heureuse d'apprendre que ma petite romance contemporaine te plaise, je précise contemporaine car il y une différence entre une simple romance et celle que j'écrit, mais je m'égare un peu 🤔😄
Alors pour répondre à ta question, l'âge légal en Arizona est de 21 ans et non de 18 ans. J'ai fait des recherches de fou pour trouver les infos dont j'avais besoin, ce n'est pas évident, car chaque état a des lois très distincts, ce qui compliquent encore les choses😅
Oui, Kyle a beaucoup de chance d'être dans cette famille, elle est atypique mais très soudée.
Merci infiniment. pour ton commentaire, c'est un cadeau précieux.
A bientôt
Je découvre ta romance et déjà je suis prise dedans! Kyle et ses frères sont très bien caractérisés, on devine qu'ils n'ont pas la vie facile. C'est vrai qu'au début j'ai eu un peu de mal à savoir s'ils étaient frères mais ça n'a pas durée longtemps donc ce n'est vraiment pas gênant. En-tout-cas, j'aime beaucoup leur complicité.
J'ai hâte d'en apprendre plus sur eux!
Bonne journée
Tu peux pas savoir à quel point ton commentaire me touche, j'espère de tout mon coeur que ma romance te plaira.
Ils n'ont pas la vie facile, mais ça renforce leur liens.
N'hésite pas à me laisser tes impressions, ça m'aide à m'améliorer.
Bonne journée
Point hyper intéressant, j'ai lu 3/4 du chapitre en lisant comme si Kyle était une fille. J'imagine que c'est involontaire mais il y a pas grand chose qui permet de le genrer avec le dialogue avec Derek. J'ai même été un peu déçu que ce soit un gars ahah
Sinon, j'adore l'introduction de tes personnages. L'idée du questionnaire du psy pour présenter Kyle est une idée juste géniale ! Le dialogue avec sa mère / famille d'accueil est assez touchant.
J'aime bien l'intro des deux frères, qui se fait naturellement, sans que tu t'y attardes avec des phrases de présentation. C'est original mais je trouve que ça marche bien dans le contexte, que ça aide à rythmer le chapitre.
Derek est un perso intéressant, je trouve qu'on devine déjà un peu qu'il y a autre chose qu'un gars violent / passionné de boxe sans pour autant que tu aies dit grand chose. Je suis curieux de voir comment tu vas le développer.
Mes remarques :
"— J’ai si peur de vous perdre, vous êtes tout ce qui me reste." -> de te perdre ? je trouve que c'est plus logique comme elle s'adresse à lui et que tu n'as pas présenté d'autres enfants à ce stade
"J’évite son regard pour ne pas lui montrer à quel point ses paroles me bouleversent." touchant ce petit détail !
"Tu sais tout sur ma vie trouduc," virgule après vie ?
"quand on se battait dans les rues de notre quartier, bien souvent au péril de nos vies." couper le bien souvent ?
Un plaisir,
A bientôt !
Merci pour ce retour, C'est marrant que tu es vu Kyle en fille ! et en même temps, c'est quelqu'un de sensible, ou bien que je le vois ainsi car moi-même j'en suis une😁 ceci expliquerait peut-être cela, va savoir !
Ah, Derek, c'est un mec violent en parole mais surtout un emmerdeur de première, un fouille merde et un revanchard comme on n'en fait plus , je ne suis pas dur, mais réaliste 😅
Merci infiniment pour tes remarques, je vais les prendre en compte, et même les appliquer, tu as vu juste.
A bientôt de te lire.
Je suis venue jeter un coup d'oeil comme tu l'as fait avec mes écrits, donc je me jette à l'eau ! C'est une sacrée entrée en matière, les personnages sont intriguants, j'ai envie d'en savoir plus sur Kyle !
J'ai hâte de lire la suite !