À l’heure grise où les loups redeviennent chiens, la ville de Lämird, toute voilée de brume, aurait voulu pouvoir s’ébrouer pour sécher au soleil naissant ses allées perpétuellement boueuses. Au lieu de cela, comme presque chaque jour, seule une lumière diffuse et nacrée s’enroula autour des tours — sentinelles trapues, se coula entre les hauts bâtiments, s’infiltra au travers des volets disjoints et parvint sans difficulté à pénétrer dans l’arrière-cour de la brasserie du Chat Pendu.
Là se trouvait une meute de chats, bien vivaces. Venait d'abord un gros roux, tigré, dont la queue sectionnée à mi-longueur pointait toujours à gauche. Les babines étirées hideusement vers l’arrière, le poil comme électrisé, dressé sur la pointe de ses coussinets, il se positionnait sans peur en première ligne. À sa droite grondait d’un son sourd et menaçant une vieille chatte acariâtre noir et blanc, aux yeux vairons, aveugle de son œil bleu, mais non moins féroce que son compagnon. De l’autre côté, un félin entièrement noir à l’exception d’une étoile de poil blanc à la gorge hésitait : ses oreilles tour à tour s’inclinaient et se redressaient, sa queue, un instant fièrement dressée, se rabaissait, en un signe instinctif de soumission. Légèrement décalé de côté, il semblait marcher en crabe, peu assuré sur ses longues pattes de jeune chat.
Face à eux, l’intruse en imposait : une chatte, à la fourrure aussi touffue que la queue d’un écureuil et au pelage d’une couleur semblable, s’était aventurée, par erreur ou à dessein, sur un territoire en chasse gardée. Son poil épais figurait un félin massif et bien bâti. Il n’en était rien : à la première averse, on pouvait voir ses côtes saillir sous la pelisse détrempée. Et pourtant, elle devait passer. Bandant ses muscles, dressée et fière, elle s’approcha à pas prudents, la queue tendue tel un étendard, sans lâcher du regard le gros matou roux. De ses trois adversaires montèrent des feulements de plus en plus pressants, et à son tour elle ronfla.
Tout se déroula très vite : le jeune chat, inexpérimenté, laissa l’excitation le gagner, et il chargea. Instantanément, la chatte-écureuil se rejeta de côté, et miaula de la plainte lancinante du félin attaqué. Le vieux roux, campé sur ses positions, joignit ses lamentations félines au concert, tandis que la chatte aux yeux vairons se jetait sur l’intruse en un feulement féroce. Le cri déchirant qui suivit suffit à réveiller la pauvre humaine dont la fenêtre donnait sur la cour, et le hurlement qu’elle poussa fit sursauter la féline conquérante comme ses adversaires :
– Bande de chats pelés ! Vous allez vous taire ! Ou je vous pends par la peau du cou à l’entrée, ça fera une belle enseigne !
Une tête encore plus rousse que celle de la chatte émergeait d’entre les volets, les paupières collées et la voix rauque de qui vient d’être tiré du sommeil contre son gré. Maugréant contre les chats, contre son patron qui les entretenait, contre le matin qui arrivait toujours trop tôt et enfin contre elle-même pour devoir supporter tout cela, elle referma la fenêtre. Qu’elle le veuille ou non, une nouvelle journée commençait, et malgré le silence revenu, le sommeil, lui, l’avait bel et bien quittée. Protestant à nouveau contre les fauteurs de trouble, elle ne vit pas la flamme rousse qui, vive comme le feu, sauta d’un bond prodigieux au-dessus des belligérants et, prenant appui sur le moindre bout de pavé, évitant de justesse les flaques d’eau boueuse, trouva abri entre les pilotis.
La vie à la brasserie n’était ni pire ni meilleure qu’ailleurs. C’est du moins ce que Fostine se répétait, chaque matin, afin d’aller de l’avant et de ne pas trop se morfondre sur son sort. Mais certains jours, elle était convaincue que, vraiment, la fatalité lui collait aux basques comme une vieille chique trop mâchouillée.
Le début de la journée fut du même acabit : une fois le visage débarbouillé à l’eau claire des derniers reliquats de sommeil, elle s’attabla aux cuisines pour un en-cas avant de partir pour ses tournées. Installée aux fourneaux, Margotte, une goûteuse comme elle, et cuisinière de la brasserie, lui proposa un petit pain farci. Le froid de la croûte dorée lui indiqua qu’il ne datait pas du jour. Tant pis. Elle retourna la miche, mais, ne lui trouvant rien d’anormal, mordit enfin dedans.
Le velours de sa langue glissa sur la croûte craquante, humecta la mie filante comme seule Margotte la préparait, et s’enroula pour pousser de côté cette première bouchée, laissant place à la farce sur ses papilles mises en appétit. Sa mastication cessa brutalement. Écartant autant que possible les mâchoires dans une grimace grotesque, luttant contre le haut-le-cœur qui lui serrait la gorge, elle interpella la cuisinière :
– Ma’gotte...
Celle-ci ne l’entendit pas, ou parut ne pas l’entendre, ce qui revenait au même. La bouche toujours encombrée, Fostine recommença, plus fort :
– Ma’gotte !
La replète Margotte se retourna, avec l’air innocent du petit enfant pris la main dans le pot de sirop de sève :
– Oui ?
– Il date de quand che pain ?
– Quoi ?
– Tu l’as fait quand che pain ?
– Oh, hier je crois, répondit-elle évasivement en reprenant sa cuillère. Il est à quoi ?
– Lapin, caroddes et raves. Une pointe de chéleri. Che crois que ch’est le lapin qui est blus bon.
– Oh, oui, celui-là, ils datent d’il y a trois jours. Mais t’inquiète pas Fenouil, promis y goûtent plus très bons, mais y te rendront pas malades. C’est Gustave qui m’a dit de les donner pour le petit déjeuner…
– M’appelle pas Fenouil. Et s’ils sont encore bons, il pouvait pas se les manger tout seul ?
Fostine avait fini par cracher, peu élégamment, avant de reprendre sa place à table. Ses papilles toujours saturées par le contact avec la viande faisandée n’empêchèrent pas son ventre de grommeler. Elle devrait se trouver un autre petit déjeuner. S’approchant à nouveau de l’imposante touilleuse de casserole, elle huma un instant l’air au-dessus, n’en déduisit rien, et demanda d’un ton mutin :
– Tu me fais goûter ?
Dans un soupir, Margotte sortit sa papinette de la cocotte, et la pointa vers sa jeune compagne. Affamée, elle s’approcha, souffla une ou deux fois, et tendit les lèvres. Aussitôt, un tourbillon gustatif s’enroula autour de sa langue. Elle distingua : en base de la sauce, de l’eau, celle de la pompe de la place des trois ormeaux, plus pure celle de la pompe des marées à côté ; puis de la farine de châtaigne pour lier, pas trop, juste un peu ; aussi quelques jeunes carottes coupées très fin ; et de l’échalote, non, de l’oignon grêle de la saison dernière, presque passé ; de la sauge ; du laurier noir, celui qu’elle fait venir spécialement de Mouslot, et… Et quoi ? Un petit goût, indéfinissable, titillant les côtés de sa langue, y pétillait, apportant puissance et longueur à la sauce.
Concentrée, les yeux fermés sous ses boucles en désordre, Fostine ne vit pas la cuisinière fouiller sa casserole, ramenant à la surface une feuille, une pelure d’oignon, une rondelle de carotte, jusqu’à ce que, victorieuse, elle place sous son nez sa cuillère. Le museau chatouillé par la chaleur, elle ouvrit les yeux. Au centre s’y trouvait un petit grain noir, intrigant, allongé comme le blanc de l’ongle de son auriculaire.
– C’est du poivre des singes. Il vient de loin, je l’ai commandé il y a une paire, on me l’a livré hier avec tout l’reste. Regarde !
Fourrageant au milieu des pots et des bocaux, elle se saisit du plus petit, en céramique blanche, encore exempt de la couche de vapeur graisseuse et de poussière de farine mêlées enduisant les autres, et en ouvrit le couvercle.
Tandis que Margotte vantait les qualités gustatives de sa nouvelle acquisition, Fostine louchait sur le four. Celui-ci allait bientôt accoucher d’une jolie quantité de petits pains tout frais, et elle n'envisageait pas de commencer la journée l’estomac vide. Elle se décida à interrompre Margotte dans son exposé sur le bon usage des épices avec les volailles et lui demanda :
– Margotte, tu en as fait combien des petits pains ?
– Comme toujours, deux fournées d’une vingtaine. Pourquoi ?
– Et si aujourd’hui, disons, tu en avais fait un de moins ?
Le rond et doux visage de l’aimable cuisinière se plissa en deux, verticalement, exactement entre les yeux. Fostine sentit le vent tourner juste avant que ne s’abatte l’orage :
– File d’ici, graine de mauvaise herbe, t’as pas voulu de ton petit déjeuner, t’auras pas autre chose ! Je t’appellerai quand ta corbeille sera pleine, et t’avises pas d’y toucher, si y manque un sou à ce que tu dois récupérer de ces petits pains, c’est moi même que je le dirai à Gustave. File, file !
La mine renfrognée, Fostine s’éclipsa par la porte ouverte, dans la salle encore déserte, pour attendre qu’on lui donne son panier.
La matinée s’étira aussi longue qu’un fil de caramel. À tout instant, son estomac vide menaçait de prendre le contrôle de sa raison, et d’envoyer sa main se balader sous les torchons pour y piocher une petite boule dorée. Elle tint bon, et expédia sa marchandise en un temps inégalé, la langue et l’esprit affûtés par la faim. Elle visita tous ses lieux de prédilection : les docks, à l’heure du retour des bateaux, puis le boulevard des Orpailleurs, où l’on n’avait jamais découvert la moindre paillette d’or, mais à une autre époque beaucoup de faux-monnayeurs, la place des Grosses Miches sur laquelle donnaient plusieurs boulangeries et le Grand Magasin, puis la rue Mouttefard, où elle ne traîna pas, car une poignée de gardes-chasse s’y trouvait en pleine action. À chaque personne qu’elle croisait, ou presque, elle parvenait à vendre un pain. À ses clients habituels, elle en vendit trois. Si bien qu’il était à peine onze heures lorsque, fourbue et affamée, elle repassa sous l’enseigne du Chat Pendu.
Margotte venait de mettre à cuire la deuxième fournée de pains de la journée lorsque Fostine revint. Un coup d’œil dans le four lui confirma qu’elle disposait d’un peu de temps avant de ressortir. Par désœuvrement plus que par diligence, elle se proposa à la tâche et décida d’assister Margotte pour le service du midi. Mais Boule, son second, grogna de l’avoir dans les pattes. L’avertissement sonna clair : elle n’avait rien à faire ici.
Incapable de quitter totalement les cuisines, elle se plaça au passe-plat, et entreprit de faire le relais entre la grande salle et les fourneaux. Bien vite, elle se trouva à la torture : à chaque assiette en partance, le goût de la sauce du matin envahissait sa bouche dans un souvenir aussi cruel que précis. N’y tenant plus, elle se campa les bras croisés, le menton relevé, ses yeux noirs plantés francs dans ceux de la cuisinière, et mit toute sa force de persuasion dans ces quelques mots :
– Margotte, il faut que tu me trouves quelque chose à manger.
Un gloussement, inhabituel, s’échappa de la face enfarinée de Boule. Margotte s’interrompit :
– Il faut, il faut, t’es une drôlette toi, il faut rien du tout ! Tiens, passe donc cette assiette à côté, les pains sont prêts, faut que je les sorte avant qu’y brûlent.
Margotte se retourna, et les épaules de Fostine retombèrent, le découragement s’abattant sur elle telle une pluie lourde. Traînant des pieds, Fostine s’exécuta. En son for intérieur, elle se jetait sur l’assiette, l’engloutissait, et léchait jusqu’à la dernière goutte de sauce, tout ceci en l’espace des trois pas suffisant pour la mener en sécurité dans le passe-plat.
En un instant, l’odeur de la farine de pigne se déploya dans la cuisine. Résignée, l’affamée garda ses mains pour elle tandis que les grosses pognes de la cuisinière saisissaient les miches brûlantes comme si elles dataient de la veille. Heureusement qu’elle n’est pas une tactile, songeait Fostine, vu ses cal aux doigts elle ne sentirait plus rien…
Margotte fit volte-face, et seul son panier chargé et légèrement humide de condensation les sépara. Posés sur le torchon bordé de rouge protégeant la marchandise, deux petits pains formaient deux grands yeux dans un visage lunaire.
– Pour toi. Faudrait pas que tu nous tournes de l’œil, à pas manger comme ça !
– Merci, merci !
Délaissant la marchandise, Fostine claqua une bise sur la joue de sa sauveuse, et en un vif demi-cercle, attrapa un pain et l’amena à ses lèvres, pour le relâcher tout aussi vite :
– Outch ! Chaud !
– Tu le prends ton panier ou bien ?
Sans attendre sa réponse, Margotte lui fourra la corbeille dans le giron. Les yeux brillants et la bouche non moins humide, Fostine cala son panier sur un premier tabouret, en tira un autre qu’elle plaça juste devant et, un peu moins avide, se saisit précautionneusement du premier petit pain.
Quelques instants plus tard, elle flottait dans un doux bien-être : rassasiée, confortablement installée le dos contre le coin de la pièce, son panier encore chaud imprimant son tressage de rotin sur ses cuisses, elle retardait autant que possible sa deuxième tournée de la journée. Cela irait vite, songeait-elle, élaborant son chemin à venir, et puis, elle avait mangé, tout était rentré dans l’ordre, la mauvaise fortune qui la poursuivait depuis le matin s’était calmée.
Elle se trompait.
Donc, le seul point négatif que je puisse trouver est : le manque de dynamisme vers la fin et on n'arrive pas à définir un genre précis dès le début, mais je suis sûre que ça va se préciser vers la suite ;). Plus, vous avez un gros potentiel d'écriture, le style m'a happé dès le début !
Les descriptions de bouffe, miam, j'aime ça, et là elles servent l'histoire. Par contre, le manque de rythme, oui c'est un peu un souci chez moi. Je ne sais pas faire des récits où on rentre direct dans l'action, où on est happé, sans pour autant être perdu. Donc je prends mon temps, et je croise les doigts pour que ça passe!
Si tu lis la suite, n'hésites pas à me dire si tu accroches malgré tout à l'action, sachant qu'on change complètement de point de vue :)
Les descriptions sont super, j'adore le début qui commence avec la bagarre des chats avant de basculer sur l'héroïne, très réussi. L'univers m'évoque un petit côté le Château dans le Ciel, sans doute parce que les Studio Ghibli ont aussi cette mise en avant des différents sens ; je ne sais pas encore ce que ça va donner pour les autres, mais pour le goût c'est réussi en tout cas.
Le seul bémol que j'aurais éventuellement, c'est peut-être que pour un premier chapitre, il ne se passe en fin de compte pas grand-chose. Un des personnages est bien mis en place... Mais je n'ai toujours pas la moindre idée de ce qu'il se passe, à part qu'elle passe ses journées à livrer des petits pains, ce qui n'est pas exactement fascinant.
Bon, d'un autre côté j'ai dévoré (ha ha humour) ce premier chapitre et il m'a donné envie de savoir ce qu'il va se passer ensuite, donc ce n'est sans doute pas si important en fin de compte!
Pour la question de l'action pour ce premier chapitre, tu as tout à fait raison, et à vrai dire, à par poser l'ambiance et ce personnage que j'aime bien, il ne sert effectivement pas à grand chose. L'histoire pourrait commencer au suivant sans que cela ne gêne la narration. Mais même dans cette seconde version, j'ai eu du mal à tailler dans le vif, et j'aimais trop ce chapitre pour ne pas le laisser (ce qui n'est PAS une bonne raison, j'en conviens). En même temps, si tu as envie de lire la suite, je n'ai pas tout raté XD
D'ailleurs maintenant que j'y pense, peut-être que justement le manque d'action dans ce premier chapitre a renforcé mon impression Miyazaki-esque? Après tout l'action dans ses films est souvent plus mesurée, par petits à-coups... (bon va falloir que je me sorte la comparaison de la tête pour lire la suite sinon je vais finir par biaiser ma lecture Xo )
Cela rend vraiment les personnages attachants. Tes métaphores/comparaisons sont aussi super bien choisies, notamment "la journée s'étira comme un fil de caramel", en parfait écho avec la gourmandise de Fostine (prénom qui, écrit de la sorte, me déroute quelque peu mais bon). Bref, toujours dans le registre culinaire : un p'tit régal !
Régale toi bien avec la suite ;)