Le soleil se levait à peine lorsque les pêcheurs descendirent vers la plage. Ils n’étaient qu’un petit groupe de dix, cinq hommes et cinq femmes, marchant silencieusement dans les allées boueuses. Il avait plu toute la nuit dernière, et les femmes devaient relever l’ourlet de leurs robes pour ne pas les tacher. Leurs jupons à trois voiles, superposés, s’arrêtaient à leurs genoux, puis au milieu du mollet, puis aux chevilles. Les hippocampes et les oiseaux brodés qui ornaient le tissu léger étaient déjà mouchetés de terre. Les pêcheuses portaient de larges paniers, calés sous leurs bras, et les hommes de longs filets sur leurs épaules. Ils passaient dans les rues endormies sans un mot. Parfois, l’un d’eux levait le nez pour fixer l’horizon. L’océan était lisse et brillait des reflets d’or qu’offre le petit matin. Au Sud, les côtes de l’Empire se dessinaient. Ce trait fin, à peine perceptible dans la distance, faisait ployer la nuque de l’observateur.
Ils finirent par rejoindre le canal Tir. Les premières barques du matin filaient paresseusement sur l’eau. Ils se mirent mécaniquement en file et longèrent le cours d’eau. Les hommes, à la tête du groupe, regardaient le sol pour ne pas croiser les yeux de leurs compagnons. Le moindre claquement dans l’eau, le moindre cri d’enfant leur faisait relever la tête brusquement. Muscles bandés, il leur fallait quelques secondes avant de se rendre compte qu’il ne s’agissait que d’un batelier maladroit, d’un poupon mécontent. Ils reprenaient leur marche les mâchoires serrées. Les femmes les suivaient, plus lentement. Leurs ongles grattaient l’osier de leurs paniers. Elles osaient croiser le regard de leurs amies : les paroles s’échangeaient sans un son.
Le sable blanc n’était pas encore chaud quand ils arrivèrent. Le groupe se scinda en deux presqu’aussitôt. Les hommes se dirigèrent vers leurs petits bateaux pour les mettre à l’eau. Les femmes partirent pour les rochers, en direction du port. La marée était en train de redescendre. Armées de leurs couteaux, elles pourraient récupérer les coquillages accrochés à la roche pendant que leurs frères et leurs maris vérifieraient les nasses et captureraient quelques vagues de poissons insouciants. L’une d’elle, portant une longue natte brune, jeta un regard en arrière : elles étaient hors de portée de voix. Alors la jeune femme cessa de jouer avec le ruban rose de ses cheveux et osa murmurer :
—Vous pensez qu’ils arriveront quand ?
Une autre femme, d’une trentaine d’années et au teint halé, haussa les épaules et répondit :
—Aucune idée. Pourrait être dans deux jours comme dans deux mois. Quoique les vents sont encore cléments…
—Oui, on se croirait encore au printemps ! s’écria une vieille femme d’une voix sonore.
Les autres grimacèrent. Klia plissa ses yeux à moitié aveugles et secoua la tête avec bonhommie. Sa tête de pomme ridée se fendit d’un sourire :
—C’est bon pour les affaires… bon pour les affaires.
—Pour le commerce, c’est sûr, concéda une matrone haletante. Mon mari m’a dit que les bateaux n’avaient pas été aussi pleins depuis des années ! Depuis qu’il vend sa pêche au commandant de la garde portuaire, il est au courant de tout. Elle se pencha vers le reste du groupe et chuchota : Il parait que les Volindra attendent une nouvelle cargaison d’épices venant du royaume de Ters. Au moins cent kilos ! Une fortune. J’ai entendu dire que la dame Volindra avait l’intention de rénover leurs jardins : on sait maintenant avec quels fonds…
—C’est parfait, répliqua sèchement une blonde aux grosses joues. Ils pourront boire le thé avec l’Empire quand ils débarqueront.
Le silence retomba aussitôt. Le visage rond de celle qui venait de parler s’enflamma, mais elle défia du regard quiconque de la contredire. La plus jeune d’entre elles avait repris son ruban entre ses doigts et le triturait nerveusement. Elle lâcha dans un souffle :
—Vous ne pensez pas qu’ils savent, n’est-ce pas… ?
—Bien sûr qu’ils ne savent pas ! s’écria son amie. S’ils savaient, ils seraient déjà là, et pas pour renouveler le traité de paix. Ça, je te le garantis.
La cité-état de Galatéa était connue à travers le monde comme « la Brillante » pour plusieurs raisons. Tout d’abord, pour son architecture hors du commun : des arches de pierres s’envolaient au-dessus des canaux qui scindaient la ville en six quartiers. À chaque coin de rue, des bosquets de fleurs enivrantes révélaient leurs couleurs, irrigués par l’eau qui coulait des fontaines et qui débordaient des canaux. Au mieux du printemps, la cité toute entière semblait faite de pétales rouges et jaunes et de marbre blanc. Et si jamais la chaleur devenait trop forte, comme cela pouvait être le cas en été, ils pouvaient se réfugier à l’ombre fraîche des palmiers qui guidaient les rues. Les colonnes se dressaient partout dans la ville, du centre jusqu’aux abords de la plage. Même les mendiants avaient droit à leur part de beauté.
Une autre raison était l’extrême richesse de la cité. Aucune flotte n’était plus rapide et ses cales étaient toujours remplies. La neutralité de Galatéa lui avait permis de devenir le fleuron des cités marchandes : aucun pays à travers les quatre océans ne pouvait se passer de ses services. Les gens venaient du bout du monde dans le seul espoir de trouver les trésors chers à leurs cœurs. Quand ils les y trouvaient, une partie d’eux restait. Comme une coupe pleine de vin qu’on remplissait sans cesse et qui ne débordait jamais, Galatéa devenait la terre de tous. Du port jusqu’au centre-ville, les Galatiens marchaient la tête haute. Ils se contentaient de ne pas regarder la colline.
L’incendie qui avait ravagé l’île, un an plus tôt, avait laissé ses traces sur le temple. De grandes arabesques noires s’étaient plaquées sur ses murs pâles et rongé la pierre en sombres plaies béantes. Les coffres avaient été jetés dans la rue et leurs richesses avaient roulé jusqu’au pied de la colline. Une partie était tombée dans les canaux, promptement ramassée par les habitants les plus proches. Ceux qui avaient grimpé la colline étaient trop occupés à sortir les prêtres de leurs chambres. Au petit matin, quand l’herbe eut fini de rougir, les paysans avec leurs fourches et les prêtres à genoux s’étaient jaugés un instant : si les dieux n'étaient plus là, qui pouvait trancher ?
Galatéa ne resta pas sans maître plus d’une poignée d’heures. Les Serza, les Volindra et les Ruzdorn s’auto-déclarèrent guides du peuple, afin de protéger les habitants en cette période troublée. Trop aimables, ils mirent à disposition leurs geôles et leurs billots pour s’occuper des traîtres qui avaient mis en danger la nation. Quelques jours plus tard, les Fulmen, les Qatiss et les Bellusuk se joignirent à eux à tour de rôle. On organisa de grands débats où, petits et grands, les Galatiens purent prendre la parole. Or, personne n’avait de réponse à la question qui taraudait tous les esprits : qu’était-il arrivé aux dieux ? Les plus folles théories circulaient : ils avaient abandonné la cité ; le grand prêtre les avait tués pour tenter de prendre leur pouvoir ; ils s’étaient entretués dans l’espoir d’être le seul dieu restant. Certains murmuraient même qu’ils n’avaient jamais existé.
Auparavant, Galatéa brillait de la protection de ses dieux. Le sort de la cité était désormais en suspens. La petite île n’avait pas les moyens de se protéger de ses voisins si l’envie leur prenait à nouveau de l’envahir. Or l’appétit de l’Empire des Landes ne connaissait pas de fin. Si Galatéa faisait l’erreur de lui montrer le flanc, elle disparaîtrait. Il est bon d’avoir de puissants alliés : il n’y a, en revanche, aucun intérêt à garder sur un pied d’égalité un bout de terre perdu au milieu de l’océan. Pour la noblesse de Galatéa, car noblesse ils étaient devenus, ces riches marchands aux doigts trempés d’intrigues, il n’y avait pas plus d’intérêt à rejoindre l’Empire. Jamais ils n’y auraient le statut dont ils jouissaient dans la cité. Pas plus d’avantage pour le peuple : il ne fait jamais bon être le citoyen d’une cité annexée. Le royaume de Ludu, pourtant protégé par l’océan, en était la preuve. Personne ne se rappelait de son vrai nom. Tous partageaient donc une même conviction : personne ne devait savoir que les dieux étaient partis. Galatéa devait garder le secret.
Le tabou s’était mis en place presqu’immédiatement. Les étrangers qui s’étaient trouvés sur l’île lors de cette funeste journée, au demeurant peu nombreux tant les tempêtes avaient été fortes cet été-là, avaient prêté serment. En échange, ils avaient reçu un travail sur l’île et la vie sauve. Les vents s’étaient apaisés et le commerce avait repris son cours.
Il avait fallu expliquer aux nouveaux arrivants l’arrivée au pouvoir des grands bourgeois. De tavernes en lettres officielles, on avait raconté les nombreux méfaits des prêtres, chacun plus horrible que le précédent. Le récit était devenu si bon que les petites gens avaient bientôt perdu le compte de ce qui était vrai et de ce qui ne l’était pas. Au fil des semaines, les mémoires se troublèrent. De peur de se tromper, les Galatiens se renfermèrent petit à petit dans le silence.
Pour le reste du monde, les prêtres avaient abusé de leur pouvoir. Les dieux avaient désormais placé leur confiance dans les grandes familles de l’île. Ces dernières régnaient désormais en leur nom. On continua les fêtes des saisons et les sacrifices sur les autels, répandus un peu partout dans la cité. Les chants résonnaient dans la nuit et les feux étaient régulièrement allumés dans les vasques. Galatéa vivait simplement les yeux baissés.
Un an après la chute du temple, rien ne semblait avoir changé. Et comme toute chose devait suivre son cours, le temps était venu de renouveler le traité de paix entre l’Empire des Landes et Galatéa, comme tous les dix ans. Depuis des jours, la garde portuaire observait l’horizon en attendant la délégation impériale. Jeunes et vieux, soldats et civils : tous fixaient l’océan.
Quand les femmes se séparèrent, panier au bras, la vieille Klia suivit son trajet habituel. Elle louvoya entre les rochers piqués de coquillages ronds, évita avec précaution les arrêtes coupantes des pierres cachées dans l’eau. Ses pieds avançaient d’instinct. Elle pêchait là depuis qu’elle n’était qu’une enfant. Maintenant, ses yeux à demi-aveugles la forçait à tâtonner le sable pour y déceler les meilleures prises. Soudain, une forme trouble, à moitié enfouie dans le sable, attira son attention. Elle plissa les yeux mais l’objet, ovale et beige, ne s’éclaircit pas. Elle plia les genoux en grimaçant et tendit le bras, prête à attraper l’étrange crabe que voilà. Avec cette habileté qu’ont les anciens, elle fondit sur sa proie. Ses doigts se refermèrent sur une chair tendre et froide. De plus en plus confuse, la vieille femme relâcha sa prise et s’en rapprocha. Les contours de l’objet se fixèrent. Il y avait là une paume ronde, cinq doigts. L’horreur l’envahit. Au milieu du sable reposait une main de nacre.
Effarée, Klia tomba à la renverse. Tremblante, les doigts tentant de s’accrocher à la roche couverte d’algues, elle observa de ses yeux écarquillés le corps qui s’étendait à ses pieds.
Un jeune homme était allongé sur la plage. Les vagues lui léchaient les pieds et lui caressaient le dos. La vieille femme se releva lentement et s’approcha de lui. Il avait de sombres cheveux soyeux qui lui collaient au visage. Klia écarta une mèche qui lui barrait la face. Alors elle poussa un cri de surprise. Elle n’avait jamais vu un visage plus charmant. Elle resta longtemps penchée au-dessus de lui, frappée par la beauté juvénile de ces traits parfaitement symétriques. Sa main fébrile se plaqua sur sa tresse pour en empêcher les mèches folles de toucher le noyé. Klia ne savait pas ce qui la fascinait le plus. Était-ce le nez rond et court, ou les yeux bridés aux cils si longs qu’ils déposaient une ombre sur ses joues roses ? À moins qu’elle n’ait été touchée par la grâce de sa nuque rejetée en arrière, abandonnée dans l’inconscience. Ses vêtements n’étaient plus que des loques marrons, trempées, ne tenant qu’à un fil. Il portait une tunique longue, attaché à la taille par une ceinture brodée aux couleurs détrempées, d’où dépassaient deux longues jambes pâles. La peau rougissait autour des minuscules coupures qui les ornaient. Il lui rappelait un peu son fils dans ses jeunes années, fort et rapide. Mais son fils n’avait pas eu cette petite bouche rose, ni ce teint de porcelaine.
Les cris de ses compagnes l’arrachèrent à sa transe. Une par une, elles apparurent sur les rochers. Leurs voix se turent en voyant le jeune homme immobile. La grande blonde descendit aussitôt de son perchoir pour les rejoindre. Elle se pencha sur la poitrine de l’inconnu, écouta un instant, avant de se redresser :
—Il est vivant ! s’écria-t-elle.
—Il a dû s’échouer, murmura la jeune femme brune, toujours en hauteur.
—Sans doute, lui répondit son amie. Son regard se perdait sur le visage de l’homme évanoui. Mais de quel bateau ? Les marins préviennent la garde portuaire quand des passagers disparaissent.
—On n’a pas eu d’orage depuis un moment, ajouta la matrone, accroupie sur les rochers. Je ne vois pas d’où il pourrait venir… Mais qu’est-ce qu’il est beau !
—Ça, c’est vrai, murmura la blonde. Elle ne pouvait toujours pas détacher son regard de la silhouette allongée. Elle secoua brusquement la tête et s’exclama : Il faut qu’il se fasse soigner, et vite. Maïa, va prévenir les hommes. Ils pourront nous aider à la transporter.
Tandis que l’une d’entre elles courrait vers les bateaux, Klia demanda :
—Où pourrions-nous l’emmener ?
—Je veux bien le garder chez moi, lança la matrone, et elles gloussèrent en cœur jusqu’à ce la blonde les coupe :
—On ferait mieux de l’amener chez Ojas. Il saura quoi faire.
Un par un, les hommes arrivèrent. Si leurs visages trahirent leur stupeur émerveillée, aucun ne fit de commentaire. L’un d’entre eux, un petit homme trapu du nom de Jan, le prit dans ses bras et le souleva sans effort.
—Continuez la pêche, les amis, lança-t-il en s’en allant. Maïa et moi, on va s’occuper.
Les pêcheurs ne bougèrent pas jusqu’à ce qu’ils aient disparu.
Le personne qui arrive à la fin, échouée, donne envi d'en savoir plus, bien joué :-)
À bientôt !
J'ai hâte d'en savoir plus sur le jeune homme, dont l'arrivée soulève pas mal de questions.
Les enjeux qui pèsent sur l'île sont bien amenés au fur et à mesure, et permet de mieux comprendre la tension dans le groupe au début du texte.
En revanche, l'ambiance du chapitre m'a un peu perturbée. On commence avec ce groupe de 6 personnes, qui avancent en silence et tête basse... j'ai pensé à un groupe en fuite, ou que la cité n'admettait plus la joie... mais en fait non. Ce sont juste des gens qui vont travailler et les femmes bavardent normalement. Ce n'est peut-être rien mais ce décalage m'a fait bizarre ^^
Je suis d'accord, le début ne me satisfait ps entièrement non plus. D'un autre côté, j'aime aussi jouer avec l'idée que ce malaise perdure depuis l'incendie. Il faudra juste que je trouve un moyen de l'amener... Je note pour la relecture !
À bientôt :)