Chapitre 1 - Le dernier voyage

Notes de l’auteur : TW · menaces, mort.

Date et heure inconnues 

 

Sonia courait. Vite. Ses pieds frappaient les pavés et la propulsaient plus loin à chaque fois. Elle n’osait pas se retourner. 

Ils étaient là. 

Les émissions nocturnes rendaient l’existence des habitants trop confortable pour qu’ils prêtent attention à une course-poursuite sur le pas de leur porte. Ici, on avait l’habitude d’entendre les ados traîner dans les ruelles, les trafics allaient bon train et mieux valait ne pas s’en mêler ; c’étaient des affaires de jeunes. Compter sur le courage ou la curiosité des citadins relevait d’un luxe que Sonia ne pouvait s’octroyer. Alors, à l’approche de la première impasse, elle y envoya un orbe et se précipita dans un voile de lueurs. 

Sa silhouette disparut. 

Il pleuvait, soixante-dix ans plus tôt. Ses bras encaissèrent le choc au fond du cul-de-sac, mais elle n’eut pas le loisir de reprendre son souffle. Elle se remit à courir. 

Ne pas perdre de temps. Des vies étaient en jeu. 

Sonia le savait mieux que n’importe qui. Le monde qu’elle connaissait ne tenait qu’à un fil, au trépas d’un tyran ou à la naissance d’un libérateur. Si un paramètre venait à changer, tout tomberait à l’eau : elle ne pouvait rien modifier, même pour sauver sa peau. 

Des grésillements déchirèrent le ciel. Les voix de ses poursuivants, bientôt, les couvrirent. 

Impossible. 

Elle volta. La pluie ne suffisait pas à masquer l’immensité de leurs ombres, menaçantes et trop nombreuses sous les réverbères. Il fallait fuir. 

Lorsqu’elle jeta un œil inquiet dans son sac, trois orbes éclairèrent son visage. Trois voyages. Elle n’attendit pas pour se glisser dans une nouvelle faille éphémère… qui se rouvrit, quelques instants plus tard. 

Comment diable parvenaient-ils à la suivre ? Ils devaient avoir quelque chose pour forcer le passage derrière elle, mais quoi – depuis quand ? Ce n’était pas concevable qu’ils maîtrisent les tachyons, ils ne pouvaient en dompter l’énergie, tout du moins pas aussi bien qu’elle. Sinon pourquoi la traqueraient-ils ? 

Sonia se jeta dans une énième ruelle avant de lancer l’un de ses derniers orbes, puis se précipita dans la lumière qu’il lui offrait. Retour dans le passé. Et elle reprit sa course en protégeant ses arrières. 

Un flot de lumière se dégageait déjà dans son dos. 

Elle sut. Où qu’elle aille, ils la retrouveraient toujours. Cette fois-ci, ils ne la lâcheraient pas. Et si elle ne pouvait plus fuir, elle devait se cacher. 

L’usine textile était droit devant. 

Il ne lui restait qu’un orbe. 

Dernière chance. 

Surtout, ne pas la gâcher. 

Elle passa la boule brillante dans sa poche et s’engouffra dans l’usine. Le gardien devait patrouiller à cette heure, alors elle agrandit ses foulées et traversa le plus silencieusement possible les salles grouillant de lainages. 

Une porte claqua ; elle s’abrita derrière une table. Ils étaient là, tout près, dans l’usine. La peur lui aurait volontiers fait fermer les yeux si le gardien n’était pas apparu en percevant leur raffut. Et l’homme, armé de sa lampe torche, la vit aussitôt. 

— Hé, vous, là ! 

Il agrippa Sonia dès qu’il le put : 

— Levez-vous ! 

— Non… 

— Venez avec moi immédiatement ou je préviens la gendarmerie ! 

— Ce qu’elle craint, monsieur, n’a rien à voir avec vous. 

Le gardien se retourna. Il enclencha une rangée d’éclairages faiblards et révéla un intrus, à quelques tables de là. D’autres, dans l’ombre des imposantes machines, se révélèrent peu à peu. 

— Vous n’avez rien à faire ici. Fichez-moi le camp, et vite ! 

Un cliquetis : une arme. Sonia se redressa d’une traite et passa devant le gardien. Les lèvres de son poursuivant s’ouvrirent alors. 

— Bonsoir, Sonia… 

Elle ne répondit ni ne baissa les yeux. À deux pas, celui qu’elle considérait comme son binôme était flanqué de molosses dont les canons brillaient dans le noir. 

— Que voulez-vous ? souffla-t-elle. 

— Tu le sais. Ils ont besoin du protocole, de la composition… des derniers éléments. 

— Beckett ne vous a pas fait confiance, je ne vois pas pourquoi j’irais à l’encontre de sa décision. 

— Peut-être parce que ça lui a coûté la vie ? 

Elle peina à contenir les frissons qui lui ravagèrent le corps. D’un coup de tête, elle désigna le gardien incrédule. 

— Laissez-le partir. 

Son interlocuteur ne s’y opposa pas. 

Le bon monsieur leur jeta un coup d’œil plein d’incompréhension mais mit moins d’une seconde à détaler. Sonia écouta ses pas rapides doubler les battements de son cœur. Jusqu’à ce qu’un tir de revolver venu du fond de la salle ne fasse taire le monde et sa poitrine. 

L’horreur fut telle en son crâne qu’elle ne se sentit pas empoignée. Elle ne le comprit qu’à l'instant où son dos frappa un mur et où le poing de son interlocuteur, fermement refermé sur sa veste, écrasa ses côtes. Les molosses couraient déjà en direction du cadavre, leur arme bien en main, lorsqu’il relâcha son entrave :

— Reprends-toi, je t’en prie. Sa vie n’avait pas d’importance. 

— Chaque vie a son importance, Antoine ! 

— Alors donne-moi le protocole si tu souhaites en sauver d’autres. 

Incrédule, Sonia le dévisagea. 

— En sauver d’autres… quoi, c’est ça, votre nouvelle lubie ? Bon sang, tu ne le peux pas. 

— Vraiment ? 

— C’est contre les règles ! 

— Les règles, je m’en moque ! 

Il inspira plus fortement. Sonia plongea une main hésitante dans sa poche jusqu’à frôler le dernier orbe, dans l’ombre, là où elle aurait pu le craquer et s’enfuir. Pourtant, elle refit face : 

— Tu serais donc prêt à perdre tes parents, ta compagne, ta famille, tout ça pour modifier de petites choses déjà écrites ? 

— Je n’ai pas le choix. 

— C’est confortable de s’en persuader, n’est-ce pas ? 

Il eut un rictus agacé, mais Sonia avança et avala le peu de distance qu’il tentait d’établir. 

— Aide-moi, reprit-elle. Ne les laisse pas poursuivre. L’Antoine que je connais vaut tellement mieux que ça. 

— Ne commence pas. 

— Je ne peux pas croire que tu acceptes de transgresser un principe aussi élémentaire… 

— Je veux juste que les choses rentrent dans l’ordre. 

— Et tu imagines qu’ils s’arrêteront là ? Que ça n’aura pas d’incidence ? On a fait suffisamment d’erreurs, et si on ne les assume pas, il est probable qu’on les aggrave. 

Ses mots se morcelèrent au retour des hommes et des femmes de main car l’un d’eux, sur sa gauche, entreprit de réciter le nom de ses proches. Elle en perdit le souffle. 

— Ils ne sont au courant de rien. 

Il rechargea son arme en poursuivant sa liste.

— Ils ne sont au courant de rien ! répéta-t-elle. Pourquoi les aurais-je mêlés à ça ? 

Sonia s’accrocha à la vue de son ancien collègue comme à un mât en pleine tempête. Droit, glacé, imperturbable. Incapable de soutenir son regard ou d’avoir un soupçon d’influence sur ses chiens de garde. 

— Antoine… 

— C’est ta dernière chance, la coupa-t-il : le protocole. C’est tout ce qu’on te demande. 

Alors, Sonia Starck se laissa submerger par un sourire. Puis, en rassemblant les miettes de courage qui lui restait, elle prononça le mot qui lui brûlait la gorge : 

— Non. 

Un claquement brutal lui répondit. 

Assourdie, elle mit du temps à constater le long filet d’hémoglobine s’échappant de son ventre. Ses mains tremblaient en le recueillant. Elles ne pouvaient l’empêcher de couler. Antoine, en silence, l’approcha, sans prêter un œil au revolver qui la pointait de nouveau. Il l’accompagna à mesure qu’elle glissait vers le sol. 

— Je suis désolé. Si tes proches doivent te rejoindre, je veillerai à ce qu’ils ne souffrent pas. 

Sonia leva une ultime fois la tête. Elle oublia la douleur pour mieux le corriger, le plus doucement du monde : 

— C’est moi qui les rejoindrai. 

Antoine tressaillit lorsqu’une deuxième balle la traversa. 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Milou
Posté le 19/11/2022
L'ambiance est vivante, on se sent presque propulsé dans l'histoire. Dés le début, il y a un certain suspense et on ressent même de la peur pour le personnage. De plus, il semble y avoir un brin de fantastique (avec les orbes) mélées à un côté très historique et réaliste, ce qui n'est pas pour me déplaire. En tout cas, cette histoire est prometteuse !
Edouard PArle
Posté le 02/03/2022
Coucou !
Au niveau de l'ambiance et du style, ça reste dans la lignée du prologue : excellent. Les dialogues sont également très bons, assez vivants pour qu'on s'y croie.
Je commence à comprendre qu'il y a une histoire de jeu temporel dans ton histoire. Ca offre des tonnes de possibilités en terme de scénario, je me demande lesquelles tu vas exploiter.
Sinon, encore une excellente chute, ça donne très envie de continuer^^
"Date et heure inconnues" J'aime beaucoup le fait de donner l'info qu'il n'y a pas d'infos, c'est provocant et assez amusant je trouve xD
Un plaisir,
Bien à toi !
Achayre
Posté le 24/02/2022
Re :)

On enchaine sur une ambiance de polar-noir que j'aime beaucoup.
C'est fluide, ça cours dans tous les sens. C'est top :)

Nous sommes bien d'accord que l'enchainement d'époque c'est présent/passé/présent/passé et qu'elle est morte dans le passé (nommé ainsi dans le texte) ? Du coup, elle ne sera pas retrouvée à son époque. Surpris qu'ils ne l'aient pas capturé vivante si elle détient un secret si précieux.

Quelques points de détails qui pourraient t'embêter plus tard :
- Elle lance les orbes, ok, mais qu'est ce qui les déclenchent ? Le portail s'ouvre dans l'air sans déclencheur ? Il faut un choc, un activateur ? Pourquoi les billes ne se déclenchent pas dans le sac ?
- Les orbes éclairent son visage depuis le fond du sac. Ce seront donc des objets fortement lumineux y compris pendant les phases de discrétion. Attention à ne pas avoir une scène d'infiltration où ils ne seraient plus qu'un peu luisant :)

Quelques propositions si tu le souhaites :
* Il y a une répétition d' "aussitôt" lors de sa rencontre avec le gardien de l'atelier.
* Si un paramètre changeait => Si un paramètre venait à changer
* Elle volta => Elle fit volte-face (Je comprend que tu veuilles utiliser le terme tout seul, mais il n'a pas tout à fait le sens que tu cherches ici, ou du moins pas dans ce contexte. A moins que Sonia ne soit un cheval, là, ok :p Héhé)
* se distinguèrent peu à peu. => se révélèrent peu à peu
* Beckett ne vous pas fait confiance => Beckett ne vous fait pas confiance
* Et tu imagines qu’ils s’en arrêteront là ? => Et tu imagines qu’ils s’arrêteront là ? (ou : s'en arrêteront à ça ?)

Globalement, c'est très bien mené. Tu as un style très élaboré. Attention à ne pas te laisser emporter par cela. Quelques choix de mots ou de formules au service de ce style se transforment en légers hors piste (rien de grave, mais ça peut faire tiquer ^^).

Je t'envoie plein de motivation pour la suite de ton projet :)

(en espérant ne pas avoir été trop rude ou directif dans mes propositions)
KM Rivat
Posté le 24/02/2022
Salut !
En effet, pour l'enchaînement. Elle est bien morte dans le passé... mais ce n'est pas pour autant que son corps ne sera pas retrouvé dans le présent... étrange, mais explicable.
Pour le meurtre plutôt que la capture : c'est réfléchi, pas de souci ^^

Pour les questions quant aux orbes :
- Ils se déclenchent par un choc. C'est pour cela qu'elle les brise et les envoie préférentiellement sur des surfaces planes. Et, en effet, ça pourrait se briser dans un sac. À suivre...
- On en apprend plus sur les orbes plus tard, leur fonctionnement, etc, mais en effet, ça pourrait être gênant en infiltration si elle les tient du bout des doigts !

Merci beaucoup pour tes propositions ! Je garderai volter, par contre, parce que le sens évolue (depuis plus d'un siècle) pour ne plus demeurer exclusivement dans le lexique de l'équitation. En 1954, notamment, Albert Simonin écrit "faire volter une combinaison" ou une chemise pour dire qu'on la fait tourner avant de l'enfiler, par exemple. (non, je ne confonds pas avec "voleter" :)).

Merci beaucoup pour la motivation : bien reçue !
Vous lisez