Dimanche 6 juin 2010, 16h04
— Et ça, vous le gardez ?
— Poubelle.
Les souvenirs valsaient déjà. Discrètement, peu à peu, mais ils partaient. Mon père nous avait demandé de débarrasser la chambre parentale de ses objets superflus. Peut-être que sous cet air imperturbable, notre mère commençait à lui manquer.
— Écoute Mia, on devrait simplement mettre ça de côté, tu ne crois pas ?
— Pou-belle.
Élisabeth abdiqua et lâcha le livre dans la corbeille. Quelques années entre nos murs lui avaient suffi pour rédiger le guide de survie face à une gamine mal lunée. Et la gamine, en l’occurrence, c’était moi.
— Les enquêteurs aimeraient peut-être jeter un œil à tout ça, insista-t-elle, je ne suis pas sûre que…
— Beth, ce sont des livres !
— Et alors ? On pourrait les garder, ou en faire don si tu n’en veux pas !
— En faire don ?
J’arquai un sourcil :
— Les gens se fichent pas mal de ces pavés. Ce sont des théoriciens, des scientifiques en mal d’argent qui les ont écrits.
— Ta mère les appréciait.
— Oui, mais c’était à peu près la seule.
J’attrapai un nouveau bouquin et Élisabeth sut aussitôt quel sort je lui réservais. La relativité selon Galilée, tu parles. Dépitée, elle s’approcha plutôt des murs et des nombreux cadres qui l’ornaient.
— Ça ne doit pas être facile, pour ton père, de les voir en ce moment. Il veut qu’on les décroche ?
— J’en sais rien.
— Je le lui demanderai, sourit-elle. Je m’en occupe.
Constatant que j’avais tragiquement mis la main sur la bibliothèque, elle préféra déserter les lieux et je ne l’en empêchai pas. Du moins, pas immédiatement. Je l’arrêtai de justesse alors qu’elle était sur le point de tirer la porte :
— Tu sais… si papa veut que l’on se sépare de certaines photos, ne les jette pas, s’il te plaît. Mets-les sur mon lit.
Elle m’observa un moment. De la même manière qu’il y a quelques années, quand, fière, elle constatait que j’avais bien appris mes leçons.
Elle promit avant de s’éclipser. Je terminai le tri dans les livres pour sortir à mon tour.
Deux étages plus bas, Raymond s’occupait de sa voiture. À plus de soixante-dix ans et au meilleur de sa forme, le doyen de la maisonnée passait son temps dans le garage auprès de son bijou, pour lui rendre son charme originel. Il époussetait les rétros de la vieille Citroën sous l’œil attentif de Jules, mon petit frère, posté sur un tabouret trop grand pour lui.
Comment le faire déguerpir ?
— Dis voir Jules, tu as goûté ?
Attention du marmot : obtenue.
— Beth a fait des cookies, chuchotai-je, je viens de la voir en sortir du four…
— Au chocolat ?
— Évidemment.
Ni une, ni deux, il sauta de son siège et disparut dans les escaliers.
Ray ricana dans sa moustache, le nez contre la carrosserie. Puis, quand il fut certain que Jules était trop loin pour l’entendre, il jeta un œil dans ma direction :
— Ça va ?
J’acquiesçai. Il se redressa alors :
— Prête ?
— Quoi, on y va déjà ?
Il consulta sa montre en décrétant qu’il valait mieux partir en avance, et il avait raison ; mon père détestait attendre. Les enquêteurs aussi.
***
La voiture avança dans le crissement des graviers sous les roues. C’était agréable… ou en tout cas plus agréable que la vision du ciel. Gris.
Tu parles d’un mois de juin.
— Donc, résuma mon conducteur, on ne va pas lui dire. Pour ta mère.
— À qui ?
— Jules.
Je haussai les épaules. Avec Raymond, évoquer les sujets « sensibles » n’était pas vraiment un problème.
Mes parents avaient acheté sa maison – celle-ci même – en viager. Un viager avec cohabitation. Raymond n’ayant pas de descendance et ma mère étant sa filleule, ils prétendaient que c’était moins glauque que ça en avait l’air. Au moins, lui avait de la compagnie, et mes parents pouvaient tranquillement passer leur vie au travail comme s’ils n’avaient jamais désiré avoir d’enfants. Un échange de bons procédés, en somme.
Certes, Raymond ne pouvait s’occuper de tout – et c’était pourquoi Beth venait en journée – mais il s’impliquait à la moindre occasion. Il était toujours venu me chercher à l’école ; il m’emmenait me promener quand je n’avais pas le moral, fêtait avec nous Noël et les anniversaires… Si j’avais connu mes grands-pères, j’aurais voulu qu’ils soient comme lui.
— Le pédopsychiatre a dit que l’on devait attendre, répondis-je.
— Attendre quoi ?
— Je ne sais pas. Il lui a expliqué qu’elle était morte, ce que ça signifiait et, d’après lui, Jules n’était pas prêt. Il s’est renfermé. Dès qu’on lui dit qu’elle ne reviendra pas, il…
Les mots ne me vinrent plus. Raymond comprit toutefois ce à quoi je faisais allusion.
— Je pense qu’on aurait dû l’emmener avec nous, marmonna-t-il. À l’enterrement. Peut-être même à la fermeture du cercueil, afin qu’il sache qu’elle était bien à l’intérieur.
— Elle s’est pris une balle en pleine tête ! Il aurait donc fallu que Jules voie ça ?
Je ne voulais pas. Pourtant, les larmes me montèrent aux yeux :
— Son crâne a explosé, Ray…
— Je sais.
— Même en la voyant avec le voile sur le visage, je ne sais pas s’il aurait admis quoi que ce soit. Et je doute que cela aurait été bénéfique.
Il ne répliqua pas. Lui aussi, en souffrait.
— Jules est comme nous tous, murmura-t-il. L’admettre lui fera du mal, mais on lui expliquera les choses, on sera là pour lui. Ça va aller. D’accord ?
Je lui souris. Mon « merci », lui, fut étouffé par la sonnerie de son téléphone portable.
— Oh, laisse, m’arrêta-t-il alors que j’amorçais un geste vers l’écran, ça doit être ton père. Il craint que nous arrivions en retard.
Vive la confiance.
— Parce que c’est toi qui conduis ? plaisantai-je.
— Quelle impertinence…
Et voilà, c’était parti pour un monologue de Raymond Gauthier, ponctué de coups de coude lorsqu’une pointe d’humour naissait sous ses moustaches. J’aimais l’entendre rire. Il me fallut néanmoins le lâcher des yeux, sans quoi il aurait facilement remarqué à quel point je brûlais d’admiration. Croyant que je ne lui prêtais plus attention, il s’empressa de conclure :
— Faut pas croire, ils se sont fait avoir, avec cette histoire de viager. Je ne compte pas vous lâcher de sitôt !