Chapitre 2 : La nymphe et le talisman

Notes de l’auteur : Probablement le chapitre le plus incertain de tous

Les quatre adolescents sortirent complètement chamboulés du bureau de Maître Cornélius. Ce que le directeur leur avait annoncé dépassait tout ce qu’ils auraient pu imaginer. Une nouvelle qui risquait de chambouler les Îles civilisées entières.

L’Amulette des Étoiles avait été volée.

C’était l’objet magique le plus précieux de la réserve de l’École. Elle aurait été confiée à Maître Merlin par les dieux eux-mêmes. Enfin, c’était ce qu’en disait la légende ; en vérité, Alain savait très bien que c’était Maître Blancheflor qui l’avait achetée à un marchand itinérant. Cependant, il était vrai que ses pouvoirs dépassaient de loin les capacités magiques du commun des mortels. La dernière fois qu’elle avait été utilisée, c’était deux siècles auparavant, lorsque Maître Camille avait voulu soigner son mari d’un mal incurable. Le mari avait bien été soigné, mais il avait également été changé en crocodile ; ce qui l’avait conduit à terminer ses jours dans un enclos confortable du zoo de Ramie.

C’était d’ailleurs pour cette raison que le bijou était conservé en sécurité à l’École de magie. Il ne fallait pas que n’importe quel apprenti sorcier mette les mains dessus.

Or, c’était précisément ce qui venait de se passer.

« De sombres heures s’annoncent pour les Îles. Évidemment, nous autres Maîtres magiciens feront tout ce qui est en notre possible pour la retrouver. Mais dans le cas où nous échouerions, nous avons besoin des conseils avisés des dieux. C’est là que vous intervenez. »

Leur mission consistait à traverser la forêt Mora, puis le désert qui se trouvait au sud de ladite forêt, avant de se retrouver dans les terres inexplorées situées au-delà. À pieds, évidemment, car les chevaux et les dragons étaient trop compliqués à nourrir dans les pays sauvages - sans parler du risque qu'ils se rebellent et prennent leur indépendance. Et dans ces pays sauvages, au-delà de toutes les limites du monde connu, ils devraient aller chercher l’aide d’une nymphe du nom de Cristalline, dont on ne connaissait l’existence que via les vieux dossiers de Maître Rodolphe. Tout simplement.

Évidemment, il n’était pas question de parler du vol de l’amulette à qui que ce soit, pour ne pas entacher la réputation de l’École. Ils n’auraient droit d’en discuter avec personne, ils ne pourraient pas demander des conseils à leurs parents ou frimer devant leurs amis. Et même une fois rentrés, l’objectif de leur mission resterait secret. Officiellement, ils partaient pour explorer le monde et rien d’autre. Il n’y avait pas d’autre mot : c’était flippant.

 

Pourtant, Alain accepta immédiatement. Il avait toujours voulu se rendre utile aux Îles ; mais il avait été obligé de s’écarter de la politique à cause de ses pouvoirs magiques. Alors participer à une mission essentielle, et ce, en tant que magicien, voilà qui le ravissait. Il se voyait déjà tenir en respect un zombie sauvage, traverser des rivières sur un radeau de fortune, ou présenter ses hommages à des rois gnomes ou lutins. En plus, sa mère, son frère, le parlement et le peuple n’auraient même pas leur mot à dire ! C’était l’occasion rêvée de prendre sa revanche et de prouver sa valeur.

 

Dès qu’Alain eut dit oui, Esther se sentit obligée d’acquiescer aussi. Elle n’allait tout de même pas se montrer lâche ! Et puis, un tel voyage pouvait avoir du bon. D’accord, ce serait dangereux, mais elle n’était pas une mauviette. D’accord, il faudrait supporter Alain, mais au moins il n’aurait pas ces pestes de Mathilde, Youna et Jean-Luc avec lui. D’accord, elle manquerait les cours et quitterait sa chère bibliothèque, mais il y aurait tant d’autres choses à apprendre ! Notamment à survivre par elle-même. Et cela, elle s’en sentait prête.

Un an et demi plus tôt, elle avait fui le domicile familial. Elle avait erré, petite chose perdue, dans un monde qu’elle ne connaissait que par les livres. Elle avait chapardé de quoi se nourrir, squatté des granges pour dormir, elle s’était embarquée clandestinement sur un grand bateau de commerce dont elle ignorait la destination, simplement pour pouvoir quitter son île natale. Elle était faible, démunie, terrorisée. Mais c’était dans ce même temps qu’elle avait senti une énergie nouvelle grandir en elle. Elle avait été assez courageuse, assez déterminée, assez forte, pour s’émanciper de cette famille dans laquelle elle ne pouvait pas être heureuse. Elle s’était sentie renaître. C’était à cette période qu’elle était devenue Esther.

De pérégrination en pérégrination, elle était atterrie sur l’îlot battu par les flots qui supportait le majestueux édifice de l’École de magie. Ce lieu avait été son refuge, puis son foyer pendant une année entière. Mais elle n’était plus une enfant. Elle avait presque quatorze ans. Il était temps qu’elle apprenne l’autonomie.

 

Ana hésita plus longuement. Ses parents et ses sœurs n’étaient toujours pas au courant qu’elle avait des pouvoirs magiques. Elle aurait bien aimé pouvoir le leur annoncer en douceur, en calant cela au cours d’une banale conversation, puis discuter tranquillement des options qui s’offraient à elle quant à sa scolarité. Mais elle savait qu’il ne fallait pas trop compter là-dessus. Finalement, les mettre devant le fait accompli serait peut-être plus simple. Et puis, elle ne serait pas là pour subir les conséquences.

D’autre part, ce voyage la séduisait. Elle avait toujours aimé l’inconnu. Et le grand air. À force d’avoir peur d’être surprise, elle avait développé des troubles anxieux qui se manifestaient à chaque fois qu’elle avait l’impression d’être observée. Ainsi que dans les espaces clos. Avec un peu de chance, au milieu de la forêt, elle pourrait être plus détendue. Pour ces raisons, elle accepta.

 

Ne restait plus qu’Esteban. Lui aussi était mitigé. Il connaissait bien la forêt, mais ce n’était pas le cas des trois autres qui l’accompagneraient. Aurait-il la patience de leur expliquer où trouver des oignons sauvages, de leur apprendre à marcher sans faire de bruit, de gérer la situation s’ils paniquaient face à une inoffensive tortue à deux têtes ? Ou, dans un autre domaine, de supporter leurs bavardages, leurs ragots sur la nouvelle maîtresse du ménestrel le plus en vogue, alors que lui-même n’avait aucun intérêt pour la musique (il préférait largement la peinture) ?

Et puis, il n’y avait pas que la forêt. Il y aurait le désert, après. Cela n’avait pas l’air d’une sinécure. Pas de feuilles au-dessus de sa tête, pas de ruisseaux pour se désaltérer, un monde incertain qui avait vu renoncer bon nombre d’aventuriers chevronnés. Mais il fallait être honnête : cette expérience le tentait. Alors tant qu’à s’y rendre, autant être accompagné par une thermomagicienne. Autant profiter dès maintenant de la requête de Maître Cornélius.

 

« C’est effrayant, lâcha Ana lorsqu’ils sortirent tous les quatre du bâtiment. L’Amulette des Étoiles. C’est une catastrophe si elle se balade dans la nature, entre les mains de n’importe qui.

- Loin de moi l’idée de critiquer Maître Cornélius, mais je m’étonne qu’il ne souhaite pas en informer les autorités nationales. Ce vol est un danger pour les Îles entières. Mais il préfère faire passer sa réputation avant la sécurité de milliers de gens ?

- Parce que tu crois que les autorités seront capables de gérer la situation ? persifla Esther. Ils n’ont aucune connaissance de la magie ! Ce sont juste des flagorneurs élus par une masse de gens qui sont persuadés que nous sommes des dégénérés. Le ministre de la santé du Nariflor croit même aux bienfaits de l’amanite tue-baleine pour empêcher les magiciens morts de contaminer la terre ! Tout ce qu’ils vont faire, c’est encourager les persécutions subies par la communauté magique. »

Alain détestait le reconnaître, mais Esther avait raison. Il n’y avait qu’à voir ce qui s’était passé dans son propre pays : il avait été contraint de renoncer à son statut d’héritier du trône. Et pourtant, les rois n’étaient pas élus ! On n’oserait même pas imaginer un membre du parlement ouvertement favorable à l’usage de la magie. Alain ne savait pas ce qui le frustrait le plus : la situation actuelle, ou le fait qu’Esther ait marqué un point contre lui.

« Je ne sais pas, dit cependant Ana. Ça aurait quand même été plus prudent de faire appel à quelques politiciens compétents plutôt que d’envoyer une bande de gamins à l’autre bout du monde, vous ne pensez pas ? »

Sa remarque jeta un froid. Elle avait raison : ils n’étaient que des gamins. Des gamins très doués, peut-être, mais des gamins tout de même. Ana et Alain n’avaient jamais eu à lutter pour se nourrir. Esteban et Esther n’étaient pas habitués à travailler en groupe. Ana avait raison : ce projet était de la folie pure.

« Enfin bon, n’exagérons pas, reprit Esteban. Nous avons tous les quatre risqué notre vie un jour ou l’autre, simplement parce que nous avons des pouvoirs magiques. Je ne vois pas en quoi la forêt est plus dangereuse qu’une horde de magicophobes en colère. »

Alain grimaça, Esther esquissa un sourire forcé et Ana baissa les yeux. Ce n’était pas entièrement faux.

« Donc nous nous retrouvons bien demain matin à neuf heures moins le quart dans le hall ?

- J’y serai, répondit Esteban.

- Moi aussi, renchérit Ana.

- J’ai donné ma parole à Maître Cornélius, dit simplement Alain.

- Eh bien, à demain. Et que les dieux nous viennent en aide… »

 

Ana descendit lentement les escaliers qui menaient à la jetée. Le dragon d’Alain volait au-dessus de sa tête en direction du nord ; Esteban, changé en dauphin, plongeait dans les vagues vers le sud. Elle les regarda s’éloigner avec envie. Si seulement la vie était aussi simple pour elle…

Elle mit le pied gauche devant le pied droit, puis le pied droit suivit le mouvement, mécaniquement. Elle savait qu’un jour ou l’autre, elle devrait se décider. Elle arriva sur le quai. Son cerveau continuait à repousser le moment de prendre une décision. Elle parvint au niveau de son bateau. Et elle s’arrêta.

Elle pouvait monter à bord et naviguer jusqu’à chez elle. Elle pouvait inventer des maux de tête pour se couvrir auprès de ses parents. Problème : étant donnés tous les maux de tête qu’elle avait vraiment, lorsqu’il y avait trop ou pas assez de magie dans les alentours, ou trop de bruit, ou des odeurs qu’elle ne supportait pas, sa famille allait finir par la croire hypocondriaque.

Elle pouvait aussi assumer avoir séché, décevoir ses parents, mais esquiver toute punition puisqu’elle allait partir le lendemain.

Ou alors elle pouvait leur dire la vérité. Leur annoncer de but en blanc qu’elle était magicienne et qu'elle quittait les Îles le lendemain. Aurait-elle le temps de répondre à toutes leurs questions d’ici le lendemain ? En aurait-elle la force ?

Elle soupira et se laissa tomber assise sur la jetée. De toute façon, son dilemme allait être vite résolu. Elle avait la tête ailleurs. Elle ne se sentait pas capable de prendre la barre. Un faux mouvement et elle se laissait retourner par une vague, se brisait sur les récifs, s’échouait sur un banc de sable. Elle n’était pas en état de conduire son bateau.

Elle tira son sac de la coque. Elle avait toujours un kit d’urgence à bord, avec trousse de secours, vêtements de rechange, quelques provisions et de quoi faire du feu ; comme tous les Ramiens depuis la loi sur la prévention des naufrages. Elle descendit sur la plage de sable fin. C’était le mois de la mouette, on pouvait très bien dormir dehors. Elle étendit un manteau d’hiver sur le sable en guise de couverture et s’allongea sur la douce fourrure de dauphin velu.

 

Maman, papa, chères sœurs,

Je suis une jeteuse-de-sorts. Pardon de ne pas vous l’avoir dit plus tôt… On va Nous allons Maître Corné L’École de magie m’a sélectionnée pour participer à une mission d’exploration. Donc je vais partir. Avec trois autres magiciens. Dont Alain Rausle, le fils de la reine Louise d’Ekellar. Voilà, vous pouvez me considérer doublement perdue maintenant, je suis une magicienne et en plus je m’en vais avec un aristo. Voilà, désolée c’est un peu abrupt comme annonce.

Prenez soin de vous.

Je vous aime.

Adieu ?

Ana.

 

Elle reposa son crayon, recopia la lettre au propre avec son porte-plume, puis déchira le papier en petits morceaux et fondit en larmes. Elle sortit de sa poche son sortilège fétiche, qui présentait l’avantage inouï de sentir l’orange même quand on n’inspirait pas. Elle aimait beaucoup les jolies couleurs et les bonnes odeurs, mais les bonnes odeurs étaient difficiles à savourer parce que quand elle inspirait pour en humer le parfum, elle se retrouvait toujours bloquée à un moment ou à un autre. Le sortilège à l’orange stimulait les récepteurs olfactifs quelque soit le sens de circulation de l’air dans ses narines, et c’était quand même extrêmement pratique quand on avait besoin de renifler une bonne odeur. À côté de ça, elle avait aussi son sortilège kaléidoscope, à base de sigmonasique, qu’elle pouvait faire changer de couleur à volonté. Elle réécrivit sa lettre sur une nouvelle feuille de papier, indiqua l’adresse sur le verso, la roula et la glissa dans une bouteille vide. Puis, avant d’avoir eu le temps de changer d’avis, elle courut jusqu’à la falaise et jeta la bouteille dans la mer. C’était la poste des Îles.

Elle s’imagina ses futurs collègues. Alain, le prince, devait siéger à une table garnie de plats d’argent et annoncer son départ à sa famille en grande tenue. Esteban, l’orphelin, conversait probablement avec sa mère la dragonne dans la langue des reptiles. Et Esther se trouvait certainement à la cantine de l’internat. Elle n’avait personne à prévenir.

Ana se secoua la tête pour chasser les idées sombres. Elle allait chasser les huîtres sur la plage. Loin de la mer, elle ne pourrait plus en manger ; alors autant en profiter tant qu’elle le pouvait !

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Arnault Sarment
Posté le 12/11/2024
Eh bien, l'élément perturbateur n'a pas tardé ! Les enjeux sont posés. Je me demande tout de même si ces quatre jeunes gens ne se font pas un peu manipuler par leur professeur. Y a-t-il une raison particulière pour laquelle on les a choisis ? Ou leur mont-on sur l'objectif réel du périple ?
blairelle
Posté le 12/11/2024
Oups, un lecteur intelligent :-)
(Bon pour tout avouer, j'ai repris un scénario qui datait de mes 15 ans. Au départ il n'y avait aucune manipulation derrière, c'était juste ultra cliché.)
Par contre, pour les raisons pour lesquelles ils ont été choisis (à part une raison secrète que je ne révèlerai pas même contre des cookies), c'est assez simple. Un représentant de chaque pouvoir majeur (télépathie, polymorphisme, sorcellerie, thermomagie), il faut qu'ils soient suffisamment doués en magie et en combat pour ne pas se faire massacrer, et par ailleurs avec un tempérament qui les pousse à accepter la mission. Il est également envisageable que Maître Cornélius ait favorisé une équipe mixte, avec deux garçons deux filles + deux humains deux elfes.
Arnault Sarment
Posté le 13/11/2024
Oui, j'imagine que c'est un équilibre entre "il faut des gens compétents" et "il faut des gens dont on peut se passer à sacrifier" qui a justifié ce choix. ^^
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