Un vent froid soufflait sur la lande dénudée, mordant les visages des sept silhouettes qui avançaient d'un pas lourd mais régulier. Le ciel, déchiré par des nuages d’acier, semblait peser sur leurs épaules autant que la fatigue accumulée de plusieurs semaines de marche. Les bottes étaient couvertes de boue sèche et craquelée, les capes effilochées par les branches et les orages. Rien n’était accueillant dans ce coin du monde.
Les collines grises étaient vides de vie, sauf pour quelques corbeaux qui tournoyaient au loin, sans doute attirés par la promesse de charognes. Les guerres intestines ravageaient ce royaume depuis des décennies, laissant des villages brûlés et des champs de bataille oubliés à chaque horizon.
Kael marchait en tête, ses épaules larges couvertes d’une armure de cuir renforcé. Sa main gantée reposait instinctivement sur la garde de son épée, un vestige de sa vie d’avant. Autour de lui, sa compagnie le suivait en silence, leurs respirations épaisses et rythmées par le poids de leurs armures et de leurs sacs.
« Ici. » Kael s’arrêta brusquement et se retourna vers ses compagnons. « Nous campons ici. Darn, trouve du bois. Yara, vérifie les environs. Elira, surveille les provisions. Les autres, commencez à dresser le camp. »
Ils acquiescèrent sans un mot, chacun se dispersant pour exécuter les ordres. Ce n’était pas de l’obéissance aveugle, mais une habitude née de la survie. Chacun savait que dans ce monde, une erreur pouvait coûter la vie à tout le groupe.
Quelques heures plus tard, le campement était établi. Une toile usée tendue entre deux piquets servait de couverture, et un feu misérable était parvenu à résister au vent. Les mercenaires s’étaient regroupés autour, partageant un repas frugal de pain rassis et de viande séchée.
« Alors, ça vient quand, cette fameuse mission ? » Yara, la guerrière massive, brisa le silence, ses yeux brillant d’impatience à la lumière des flammes.
Kael leva les yeux vers elle, son visage éclairé par des ombres dansantes. « Le contact nous attend dans deux jours à Brackenval. Une cible à éliminer, apparemment bien payée. »
« Et qui est-ce ? » demanda Elira, sa voix douce masquant une curiosité acerbe. La prêtresse déchue était assise en tailleur, jouant distraitement avec un flacon de verre rempli d’un liquide trouble.
« Un marchand. Peut-être un noble. Les détails viendront sur place. »
« Un marchand ? » grogna Garrek, le vétéran massif. « On assassine des marchands maintenant ? Quel est le point commun entre eux et des soldats ennemis ? Rien. Pas d’honneur là-dedans. »
« L’honneur ne paye pas nos armes, Garrek, » répliqua Kael, plus froidement qu’il ne l’aurait voulu. « Si tu veux des batailles glorieuses, retourne servir la couronne et fais-toi massacrer pour une cause qui te répugne. Ici, on fait ce qu’il faut pour survivre. »
Un silence pesant s’installa, seulement troublé par le crépitement des flammes et le hurlement lointain du vent. Varian, le stratège, ajusta ses lunettes en bronze et éclata d’un rire bref et sec.
« Des états d’âme, vraiment ? Nous sommes tous coupables ici. Si vous voulez de l’honneur, il est trop tard pour le chercher. Mais si vous voulez de l’or, restez concentrés. »
Tharos, le mystique silencieux, leva les yeux de l’épée qu’il affûtait. Il ne dit rien, mais son regard sombre semblait peser sur chacun des membres du groupe.
« Et toi, Ombre-Loup ? » demanda soudain Yara, se tournant vers Darn, l’éclaireur. « Pas d’avis ? »
Darn haussa les épaules sans relever les yeux de son couteau qu’il aiguisait méthodiquement. « Je fais mon travail. Peu importe la cible, tant que je suis payé. »
Kael observa un instant ses compagnons. Ils étaient tous ici pour des raisons différentes, mais une chose les unissait : il n’y avait pas de chemin de retour. Ce monde ne pardonnait pas les faibles, encore moins ceux qui vivaient à ses marges.
Plus tard dans la nuit, alors que tout le camp était plongé dans le sommeil ou la veille silencieuse, Kael se leva et s’éloigna du feu. Les collines environnantes étaient plongées dans une obscurité profonde, éclairées seulement par un croissant de lune blafard. Il s’adossa à un rocher, son regard perdu dans le vide.
Elira apparut à ses côtés, son pas léger étouffé par le vent. Elle ne dit rien pendant un moment, puis brisa le silence d’une voix douce.
« Tu te demandes encore comment tout ça a commencé ? »
Kael esquissa un sourire amer. « Non. Je sais comment ça a commencé. Je me demande comment ça va finir. »
Elle ne répondit pas, mais posa une main légère sur son épaule avant de retourner vers le camp. Kael resta seul, écoutant le vent qui portait avec lui les échos de batailles passées et les promesses de dangers à venir.
Le lendemain, à l’aube, le camp se réveilla dans une atmosphère lourde. Les visages étaient tirés par le sommeil agité et la froideur de la nuit. Kael inspecta rapidement leurs affaires avant de donner le signal de départ. Les sept mercenaires se mirent en route, leurs silhouettes sombres s’éloignant dans la lumière grise du matin.
La route vers Brackenval était bordée de champs en jachère et de fermes abandonnées. Des souvenirs de la guerre, omniprésents. Un moulin aux ailes brisées se dressait au loin, ses pierres noircies par le feu.
« Ce pays est une tombe à ciel ouvert, » murmura Varian, presque pour lui-même.
« Et pourtant, les vivants continuent de se battre, » répondit Yara avec un rictus. « Pas pour des causes, mais pour leurs ventres. »
Ils croisèrent un convoi de réfugiés, des visages creusés par la faim et la peur. Les mercenaires restèrent silencieux, leurs regards évitant ceux des paysans. Ce n’était pas leur combat. Ils passèrent sans un mot, mais Kael sentait le poids de leurs regards accusateurs dans son dos.
« Ils pensent que nous sommes des bandits, » souffla Elira.
« Nous ne sommes pas loin de l’être, » répondit Kael, amer.
Peu avant la nuit, ils atteignirent un bois dense qui serpentait jusqu’aux abords de Brackenval. Kael ordonna une halte. Darn partit en éclaireur, ses mouvements rapides et silencieux comme une ombre. Pendant ce temps, les autres se regroupèrent pour discuter de la mission.
« Le contact est-il fiable ? » demanda Garrek en croisant les bras.
« Aussi fiable que peut l’être quelqu’un qui nous engage pour tuer, » répliqua Kael. « Ce n’est pas la première fois que nous faisons affaire avec ce genre d’homme. »
Varian étudia une carte grossièrement dessinée, marquée de notes et de croix. « Brackenval est un nid de vipères. Si nous devons frapper, mieux vaut le faire vite et disparaître avant que les rumeurs de notre présence ne commencent à circuler. » conclut Varian en traçant une ligne imaginaire sur la carte.
Kael observa les autres avec gravité. « Si tout va bien, ce sera un coup rapide. Mais préparez-vous à une embuscade. Brackenval a vu assez de chaos ces dernières années pour que même une rumeur puisse déclencher des conflits. »
Yara grogna en ajustant sa hache sur son dos. « Ça ne me dérange pas. Tant que ça finit dans le sang, je ne me plains pas. »
Elira haussa un sourcil. « C’est exactement ce genre d’attitude qui nous attire des ennuis. »
Garrek la coupa, sa voix basse résonnant comme un grondement. « Et tu veux quoi ? Qu’on vive comme des fermiers dans ce désert de cendres ? La guerre est notre métier. Arrête de chercher autre chose. Reposons-nous et attendons le retour d'Ombre-Loup. »
La lumière du crépuscule baignait les environs de Brackenval d’une lueur rougeâtre, transformant les champs ravagés par les récoltes en un paysage de terre brûlée. Le groupe avait établi son campement dans un bosquet dense, suffisamment loin de la route principale pour éviter d’attirer les regards, mais proche de la ville pour observer les allées et venues. Kael avait pris la décision de laisser Darn partir seul en reconnaissance, un choix qui n'avait guère suscité de débat. Ça tombait sous le sens : personne ne se faufilait comme l’éclaireur.
Darn resserra la boucle de son carquois, vérifia le fil de ses dagues et s’éloigna sans un mot, s’évanouissant presque dans l’ombre des arbres.
Il progressait à pas feutrés, chaque mouvement calculé. Les bottes qu’il portait, usées mais souples, épousaient le terrain inégal avec une facilité qui lui semblait presque instinctive. Les senteurs d’humus et de bois mouillé emplissaient ses narines, rappelant les forêts de son enfance. Il secoua la tête, chassant le souvenir. Ce n’était pas le moment de ressasser. Chaque bruit était un danger potentiel, chaque craquement de brindille un avertissement. L’instinct le guidait, cet instinct qu’il avait développé bien avant de rejoindre ce groupe disparate.
Une pensée furtive lui traversa l’esprit : Pourquoi rester avec eux ? Une partie de lui appréciait leur compagnie, mais il ne pouvait s’empêcher de douter. Kael, avec son air de chef fatigué, semblait être un homme brisé par ses propres idéaux. Yara était un putain de volcan prêts à exploser à tout moment. Et Tharos ? Ce foutu sorcier le mettait mal à l’aise. Pourtant, ils avaient une chose que Darn n’avait jamais eue seul : une vie organisée, malsaine certes mais organisée. Ce n’était pas rien. Mais la question le hantait : combien de temps cela tiendrait-il avant qu'ils ne s'entre-déchirent ?
Il secoua la tête une nouvelle fois. Il était là pour travailler, pas pour philosopher.
Les murailles de Brackenval se dressaient devant lui. Hautes mais mal entretenues, elles étaient plus symboliques qu'efficaces. Les gardes à la porte principale semblaient plus intéressés à discuter qu’à surveiller. Darn esquissa un sourire ironique. Une brèche aurait été plus sûre que ces imbéciles.
Il ne prit pas la porte. Cela aurait été contre sa nature. S'éloignant du chemin principal, il contourna la ville jusqu'à trouver un pan de murée couvert de lierre épais. Il s’accroupit, inspecta les alentours, et, rassuré par l’absence de présence humaine, se hissa sans effort. Les doigts fermement ancrés dans les prises naturelles, il grimpa avec une agilité résignée, comme s’il avait fait cela toute sa vie. En un instant, il était de l’autre côté.
La ville s’étendait devant lui, un chaos organisé de ruelles étroites et de bâtiments à colombages vieillissants. Les toits délabrés semblaient prêts à s’effondrer, et l’air portait une odeur mélangeant fumée, métal et misère. Brackenval était une ville comme tant d’autres, rongée par les inégalités. Les riches vivaient à l’abri de leurs mânors, bien gardés, tandis que les pauvres se pressaient dans les ruelles encombrées, cherchant à survivre à la journée.
Darn resta immobile, perché sur un toit. Il scrutait, notant chaque détail, chaque chemin de fuite possible. Les soldats de la milice inconnue étaient bien visibles. Ils patrouillaient en petits groupes, armures clinquantes mais regards distraits. Ils n’étaient pas là pour protéger la population. Ils étaient là pour protéger les poches de celui qui les payait.
La taverne, une bâtisse à deux étages au toit décati, se distinguait par son enseigne de fer forgé, représentant un corbeau. Le Corbeau Noir. Pas très subtil, pensa-t-il. Il descendit du toit avec la légèreté d’un chat, s’éclipsant dans une ruelle sombre avant de se diriger discrètement vers la bâtisse.
Le plan était simple. Leur contact, un informateur anonyme mentionné dans les ordres de mission, devait se trouver ici. La seule indication était un objet à sa fenêtre : un ruban rouge noué autour d’une des ferrures. Rien de plus.
Il fit le tour de la taverne, gardant ses distances. Les fenêtres étaient en partie voilées, mais il distingua sans peine la marque promise. Une chambre à l’étage, donnant sur une venelle déserte. Parfait. Mais il n’était pas question d’entrer maintenant. Trop risqué. La prudence dictait d’observer davantage avant de faire un quelconque mouvement. Il s’adossa contre un mur, scrutant les environs.
Une part de lui appréciait cette solitude, loin des querelles et des tensions du groupe. Mais une autre, plus sourde, plus douloureuse, réalisait à quel point il avait peur d’être laissé seul. Encore.
« T'es trop sentimental, Darn, murmura-t-il pour lui-même. C'est ça qui te tuera. »
Il chassa l’émotion naissante avec une grimace et reprit sa surveillance. Les ombres étaient ses alliées, et il comptait bien les exploiter. « Allons prévenir les autres. » se dit-il à lui-même.
Un léger mouvement dans les arbres fit taire les querelles en cours. Darn revenait. L’éclaireur se glissa silencieusement jusqu’à Kael, ses yeux fixant intensément le chef de la compagnie.
« Le contact est là, » annonça-t-il. « Il nous attend dans une taverne de Brackenval. Mais il y a des soldats dans la ville. Beaucoup. »
Kael fronça les sourcils. « L’armée royale ? »
Darn secoua la tête. « Non. Un symbole que je n’ai jamais vu avant. Peut-être des mercenaires. Mais ils sont trop organisés pour être une simple troupe. »
Kael sentit une vague de tension monter. « On avance prudemment. Si ça sent l’embuscade, on sort. Personne ne prend de risque inutile. »
Le lendemain, le groupe avançait en silence dans l’ombre des collines afin de trouver un endroit où établir un campement discret pour planifier la suite, les silhouettes austères des mercenaires se découpant contre l’horizon pâle. La lumière du matin filtrait à travers les nuages lourds, illuminant par éclats les armures fatiguées et les armes ternies. La ville de Brackenval se dessinait en contrebas, une masse indistincte de toits de chaume et de palissades de bois. L’atmosphère était chargée d’une tension palpable.
Kael "Le Brisé" s’arrêta le premier, levant une main gantée pour signaler une pause. Ses yeux gris fixant longuement la ville. Il avait toujours détesté ce genre de moment, ces instants suspendus où la moindre erreur pouvait précipiter un désastre. La responsabilité pesait lourd sur ses épaules, comme une vieille cicatrice qui tirait par mauvais temps.
« On ne peut pas entrer comme ça, » grogna-t-il. Sa voix, grave et rauque, portait le poids des années de guerre et de trahison.
Derrière lui, Yara "La Faucheuse" planta le manche de sa hache dans le sol avec un claquement sec. Ses cheveux roux flamboyants luisaient sous la lumière. Elle ne dissimulait pas son impatience, un tic nerveux agitant sa mâchoire.
« Alors quoi ? On reste là à regarder les rats courir dans leur trou ? » lança-t-elle avec un ton acéré. Ses yeux flamboyaient d’une rage contenue, mais un observateur attentif aurait pu y déceler une ombre de doute, une peur qu’elle cachait sous son impulsivité. Elle détestait l’immobilité presque autant que la vulnérabilité.
Varian, le stratège, ajusta ses lunettes en bronze et observa Kael avec un sourire en coin. « Ce serait une erreur d’entrer armé et ensemble. La milice protégera sûrement quelqu’un d’important. Si nous voulons obtenir des informations, il faut agir avec subtilité. »
Elira, la prêtresse, ricana doucement. Elle jouait distraitement avec une fiole d’un liquide verdâtre, son regard perçant alternant entre Yara et Varian. « Subtilité ? Avec elle ? » Elle pointa Yara du menton, ses lèvres se tordant en un rictus sarcastique.
« Continue comme ça, et tu finiras avec ta foutue fiole enfoncée dans la gorge, » répondit Yara en avançant d’un pas menaçant.
« Ça suffit ! » rugit Garrek "Le Roc", d’une voix aussi ferme qu’un coup de masse. Il se plaça entre les deux femmes, sa silhouette massive projetant une ombre imposante. « Si vous voulez vous étriper, attendez qu’on soit morts ou qu’on ait terminé cette mission. »
Le silence tomba à nouveau, seulement troublé par le souffle du vent. Kael passa une main lasse dans ses cheveux en bataille. Ces querelles incessantes l’épuisaient, mais il savait qu’elles faisaient partie de la nature du groupe. Ils étaient tous brisés, d’une manière ou d’une autre. Et les brisures avaient une façon particulière de s’entrechoquer.
Darn "Ombre-Loup", jusque-là silencieux, s’accroupit à quelques pas. Ses yeux sombres fixaient la ville avec une intensité presque animale. « Deux d’entre nous devraient entrer, sans armure, sans armes voyantes. On repère les lieux, on évalue la milice, et on rencontre le contact. »
Tharos, le mystique, se tenait légèrement à l’écart. Sa silhouette élancée et ses vêtements noirs semblaient presque se fondre dans les ombres des collines. Ses yeux sans pupilles observaient la scène avec un détachement glacial. « Une stratégie sensée. Mais qui prendra ce risque ? »
Elira leva une main avec nonchalance. « Je peux y aller. On me prendra pour une guérisseuse itinérante. Personne ne se méfie d’une femme portant des herbes et des bandages. »
« Moi aussi, » dit Darn. Il se redressa, époussetant sa tunique sombre. « Je sais me fondre dans la populace. »
Kael hocha lentement la tête, pesant les options. Envoyer Darn était logique ; l’éclaireur était habitué à ces missions risquées. Mais Elira… Il hésita. Elle était douée pour manipuler les perceptions, mais il ne pouvait s’empêcher de penser à ce qu’elle cachait derrière son sarcasme. La culpabilité qu’elle portait la rendait aussi imprévisible qu’efficace.
« Très bien, » finit-il par dire. « Elira et Darn, vous entrerez dans la ville. Pas d’armes visibles, pas d’agitation. Obtenez des informations sur la milice et sur qui elle protège. Nous devons savoir à quoi nous attendre et rejoignez le contact dans la taverne. »
« Et si on tombe sur des ennuis ? » demanda Elira en arquant un sourcil, un sourire narquois sur les lèvres.
« Si vous vous en tenez au plan tout ira bien. » répondit Kael sèchement. Il posa son regard sur elle, puis sur Darn. « Revenez en un seul morceau. Notre survie peut en dépendre. »
Le vétéran, Garrek, posa une main lourde sur l’épaule de Kael. « On tiendra le camp ici. On sera prêts si ça tourne mal. »
Kael hocha la tête, mais ne répondit pas. Son esprit était déjà ailleurs, envisageant les pires scénarios. La ville de Brackenval semblait paisible, mais il savait que les apparences étaient trompeuses. Dans ce monde ravagé par la cupidité et les guerres intestines, rien n’était jamais aussi simple qu’il y paraissait.
"En contrebas, les rues de Brackenval s'étendaient, calmes en apparence, mais marquées par les cicatrices des conflits passés."