CHAPITRE 1 - LES PIERRES MAGIQUES

CASTALLIE

— Seulement 50 drabbles ?

Quinn fixait les pièces de monnaies que lui tendait Gherin, le marchand du centre de Castallie. La colère monta en elle comme un raz-de-marrée.

— Auriez-vous perdu l’esprit ? s'écria-t-elle.

— C’est 50 drabbles ou rien.

Sa colère ne fit que décupler. La jeune femme n’en revenait pas. Passer toute la matinée à chercher des pierres médicinales et divinatoires aurait dû lui rapporter bien plus que cela. Avec 50 misérables drabbles, elle pourrait tout juste acheter de quoi manger aujourd’hui et demain. 

— 70 drabbles, tenta Quinn en agitant ses pierres sous le nez du marchand.

L'éclat terne des pierres ne motivèrent pas Gherin à augmenter ses prix. Pas plus que la poussière qui les recouvrait encore, signe que Quinn n'avait pas pris le temps de bien les nettoyer après les avoir déterrées près de la côte.

— Non. 50, pas plus.

Le marchand plongeait son regard éteint dans celui de Quinn. Elle comprenait que négocier avec cet homme ne la mènerait nulle part. Cela ne la surprenait guère. Le peuple de la mer était connu sa ténacité.

— C’est bon, donnez-moi l’argent, céda-t-elle en posant les pierres sur la table.

À son tour, Gherin déposa les pièces. Quinn s’en empara, les fourra dans sa large sacoche brune et sortit d’un pas rageur de l’échoppe bondée de monde. Elle traversa la grande place du centre de Castallie et fila en direction des murs de la ville. La foule de ce début d’après-midi freinait son entrain. Des hommes, des femmes et des enfants, tous vêtus de bleu et de blanc, les couleurs du peuple de la mer, vagabondaient dans les immenses rues pavées. Certains s’attroupaient devant les maisons en calcaire marmoréen pour discuter et d’autres se promenaient d’un pas lent en admirant les façades élégamment aménagées des différentes boutiques. Et parmi cette cohue, Quinn filait sans s’arrêter.

Après tout, Quinn vivait clandestinement à Castallie. Jusque là, elle parvenait à tromper le peuple de la mer en revêtant leur tenue bleue et blanche, et en adoptant toutes leurs traditions. Si qui que ce soit découvrait qu’elle descendait du peuple des ombres, elle risquerait d’être exécutée sur la place publique. Tout comme son père deux années auparavant.

N’y pense plus, se rassura Quinn. C’est du passé.

Sa sacoche bien calée sous son bras, Quinn poursuivit son chemin pendant une vingtaine de minutes. Elle dépassa d’abord le mur, une immense barrière de pierres noircies par le temps qui délimitait la frontière de la ville. Les gardes plantés devant les portes ne l'arrêtèrent pas pour lui demander son identité. Quinn ressemblait à une parfaite Castalliane et à ce titre, elle bénéficiait d'un passe-droit pour entrer et sortir à sa guise de la ville. Dès son arrivée dans la cité, elle avait compris l'importance de faire profil bas et de ne surtout pas se faire remarquer. Ainsi, elle avait immédiatement troqué les vêtements noirs du peuple des ombres contre des tenues blanches et bleues typiques des Castallians. 

D'un pas dynamique, Quinn poursuivit sa route le long d’un chemin de terre. La jeune femme parvint finalement devant une petite maison de pierre. Coincée entre deux arbres massifs, elle passait inaperçue près de la forêt de Jade qui s’étendait sur plusieurs kilomètres.

Quinn poussa la porte de la maison et déposa sa sacoche sur le sol. Elle soupira en découvrant le bazar dans lequel elle vivait. La pièce principale, composée d’une table, de chaises, de quelques étagères et d’un coffre en bois, débordait de livres. Il y en avait partout : éparpillés sur la table, entassés dans le coffre et même jonchant le sol.

Il s’agissait principalement de livres d’histoire et de géographie. Elle les tenait tous de son père. Très tôt, il lui avait inculqué l’amour de l’archéologie, des pierres magiques, des conflits sans fins et des dynasties corrompues. Mais les livres qui la passionnaient le plus étaient ceux qui narraient la guerre des pendus, et comment les cinq peuples s’étaient déchirés afin de contrôler les pierres maudites. Cette guerre sanglante avait provoqué la mort de millions de personnes, notamment au sein du peuple des ombres, presque entièrement décimé. 

Et aujourd’hui, le monde sombrait à nouveau dans le chaos.

Tandis que les pensées de Quinn divaguaient, elle sursauta en entendant quelqu’un frapper à la porte. Elle ne recevait de la visite que très rarement. Afin que personne ne se doute qu’elle descendait du peuple des ombres, elle évitait un maximum les contacts avec les autres. Aussi bien avec ceux du peuple de la mer, des plaines, des montagnes ou d'émeraude. Elle fuyait même ceux de son propre peuple dans le but de ne courrir aucun risque.

Alors qui venait la déranger chez elle ?

Quinn songea d’abord à ne pas ouvrir. Cependant, les coups incessants frappés sur la porte la firent changer d’avis.

J’ouvre, je dis à la personne de dégager et ensuite je lui referme la porte au nez.

Ce plan lui paraissait plus que convenable. Elle qui détestait être dérangée ne voulait pas perdre de temps avec un intrus chez elle.

En quelques pas, elle arriva devant sa porte et l’entrouvrit légèrement. Alors qu’elle jetait un oeil dehors, une silhouette la poussa brusquement et pénétra dans la maison. Puis, elle referma rapidement la porte et tourna la clé dans la serrure.

Surprise par cette intrusion soudaine, Quinn mit un instant avant de comprendre ce qu’il se passait.

— Merde vous vous croyez…

Les mots moururent sur ses lèvres. Elle découvrit face à elle une jeune femme à la beauté indicible. Son visage blanc constellée de tâches de rousseurs était encadré par une épaisse chevelure rousse et bouclée. Elle portait une longue cape brune qui dissimulait sa silhouette menue.

— Sortez de chez moi immédiatement avant que je ne vous jette moi-même dehors.

Hors d’elle, Quinn lui attrapa le poignet.

— Attends ! Ne me fais pas de mal, répondit-elle d'une voix suppliante.

— Il ne fallait pas entrer chez moi si tu ne voulais pas de problèmes.

Quinn voulut la trainer dehors, mais la jeune femme résistait.

— Je sais qui tu es, Quinn.

Surprise que l'inconnue connaisse son prénom, Quinn ne répondit pas tout de suite. Elle prit un instant supplémentaire pour examiner l'inconnue. Si elle avait déjà croisé la route d'une femme aussi belle qu'elle, elle s'en souviendrait certainement :

— Ca m’étonnerait, rétorqua l'historienne. Alors plutôt que de me faire perdre mon temps, vous allez sortir d’ici.

— Non ! Je t’en prie, il ne faut pas qu’ils m’attrapent.

— Ce n’est pas mon problème.

— Moi aussi je descends du peuple des ombres ! Ils me tueront s'ils réussissent à m’emprisonner.

Cette fois, Quinn la lâcha. Elle posa son regard incrédule sur le visage angélique de l’intruse. C’était la première fois qu’elle croisait une femme appartenant à son peuple depuis qu’elle vivait à Castallie. 

— Mais s’ils te trouvent ici, ils me tueront avec toi.

— Pas si tu détiens toujours les armes de ton père.

Quinn sentit son coeur manquer un battement. Cela faisait bien longtemps que personne n’avait évoqué ces armes, ni même son défunt père. Malheureusement pour elle, ces artefacts avaient disparu juste après le décès de son géniteur.

— Elles ne sont pas là, cracha Quinn. Alors tu vas te dépêcher de sortir avant…

Soudain, des coups martelèrent à nouveau la porte en bois. Le sang de Quinn se glaça dans ses veines en comprenant qu’il s’agissait des hommes qui poursuivaient cette fille.

— Ne me laisse pas entre leurs mains, je t’en prie.