Chapitre 1 - Les yeux dans les yeux

Par postea

Quelques jours après la dernière invasion des barbares, Na-yeon attend patiemment la venue de Se-ri, dans un champ à l’extérieur du village de Hahoe. Elle place ses mains dans le dos, prête à lui enseigner des techniques afin de parfaire sa maîtrise du tansu, un art martial coréen. À ses souliers bleus ciel, une pelouse fraîchement coupée par des paysans jonche le sol. Sur plusieurs mètres à la ronde, il n’y a pas un seul arbre. Le lieu idéal pour enseigner des techniques de combat à son élève. Toutefois, le temps n’est pas propice à l’entraînement : les nuages gris couvrent le ciel et font tomber quelques gouttes de pluie.

Sur le sol, l’ombre de Se-ri se dessine. Elle fait un bref salut de la main pour signaler à son amie qu’elle est là.

« Salut Na-yeon.
— Salut », lui répond sèchement la concernée.

Sa mentore se montre souvent froide et distante lorsqu’il s’agit d’entraînement, davantage lorsque cela concerne sa précieuse apprentie. Na-yeon n’est pas l’aînée de beaucoup d’années de cette dernière, cependant elle a eu l’occasion d’aller au Japon et d’en apprendre davantage sur les techniques de combat. Mélangé à l’art martial du tansu, Na-yeon espère apprendre de nouveaux mouvements à Se-ri.

« Commence par te tenir droite », conseille Na-yeon sur un ton proche d’un ordre.

Le vent souffle légèrement, faisant virevolter le tissu de la brune. Les cheveux des deux femmes se mettent à leur tour à tourbillonner. Se-ri glisse les bras le long du corps, avant de lever les mains qu’elle joint au-dessus de sa tête dans un mouvement aérien. Elle coordonne également le reste du corps en levant sa jambe gauche.

« Il faut être agile et ferme dans tes mouvements. Laisse aller le poing lorsque tu cognes. N’oublie pas : l’auto-défense avant tout. »

Silencieuse et attentive à ses indications, Se-ri se montre néanmoins rapidement sur la réserve et ses gestes sont maladroits : ses bras sont rigides lorsqu’elle les lève. Elle tient à montrer à Na-yeon qu’elle arrive à suivre ses indications… mais se crispe.

Au bout de quelques minutes, Na-yeon finit par exprimer ce qu’elle pense sans complexe.

« Tu ne montres pas l’étendue de tes capacités. Cesse d’être sur la réserve, prononce la blanche sur un ton autoritaire. À ce rythme-là, je ne vais pas t’apprendre à combiner les mouvements japonais. Tu ne maîtrises pas les bases du tansu. »

Na-yeon a ajouté ses propos en croisant les bras, dans la volonté de faire réagir Se-ri. Mais pour n’importe qui, cela avait un ton démoralisateur et le don de décourager.

« C’est bon, j’arrête, annonce fermement Se-ri en s’asseyant à même le sol, exténuée et vidée.
— Ne sois pas défaitiste. Prends cette arme et montre tes capacités. À toi d’en faire bon usage et de me montrer comment tu la manies. »

Elle lui tend un bâton de bois trouvé par terre. Mais Se-ri fixe l’objet tendu et tarde à le prendre.

« La rumeur court que tu es la seule parmi nous à savoir lire et écrire le hanja… Est-ce vrai ? »

Se-ri avait demandé confirmation en relevant la tête et en regardant intensivement Na-yeon. Toujours assise, l’apprentie exprimait de la curiosité : l’écriture coréenne était seulement accessible aux membres de la royauté et aux érudits. Aucune personne du peuple ne savait ni lire et encore moins écrire le hanja. Où diable a-t-elle donc pu l’apprendre ?

Na-yeon demeure un instant muette. Interdite et mystérieuse. Son visage s’adoucit et elle affiche un fin sourire qui égaie sa beauté.

« Laisse-moi te surprendre davantage : je sais également parler japonais, prononce-t-elle avec un clin d'œil et en baissant légèrement son buste vers Se-ri, comme si elle lui confiait un secret.
— C’est vrai ?!
— J’y suis restée deux ans. J’ai eu de nombreuses occasions d’apprendre le japonais. Ainsi que de voir les techniques de combat. »

Quel atout. L’émotion de surprise et d’admiration se lit sur le visage de Se-ri. Elle se relève avec des étoiles plein les yeux. Auparavant, elle était déjà émerveillée par ses gestes et ses actions, actuellement, c’est davantage. La pluie s’arrête quand Na-yeon prononce ses derniers mots, laissant entrevoir un rayon de soleil derrière les nuages

« C’est absolument fabuleux. Tu as une grande facilité pour les langues ! »

Na-yeon réagit par un petit rire étouffé, dévoilant une certaine aisance. Elle est flattée par ces compliments qui la rendent présomptueuse et hautaine. Elle aime qu’on vante ses qualités et qu’on parle d’elle : qu’elle se sente redoutable et à craindre. Intouchable. Mais la blanche était surtout présente aujourd’hui pour enseigner ses connaissances en matière de combat. Elle tente de redescendre sur terre.

« Laisse-moi te montrer une posture », reprend la blanche.

Na-yeon rapproche doucement son buste du dos de son apprentie et vient poser une main réconfortante dessus. Elle lui donne le bâton afin que Se-ri le voit comme une arme et le tende au bout de son bras. « Ton bras doit rester immobile », lui murmure Na-yeon. Au début, la brune enregistre les murmures prononcés par son amie puis elle se concentre sur son geste. 

La jeune femme à la chevelure blanche guide Se-ri et l’invite à se laisser faire par ses gestes délicats et fins. Contre le bras tendu par Se-ri, Na-yeon fait glisser sa paume de main. Elle est interrompue dans ses pensées lorsqu’elle remarque une chose : Se-ri avait légèrement tourné la tête et regardait le gracieux visage de Na-yeon. Ensembles, elles se contemplent longuement : leurs visages ne sont qu’à quelques centimètres.

« Dame Na-yeon, dame Na-yeon ! » Annonce une voix féminine au loin.

Plongée dans les yeux clairs de son interlocutrice, Se-ri sursaute. Elle a l’impression d’être prise en flagrant délit et perd ses moyens. Pour autant, Na-yeon ne desserre pas son étreinte et continue de la regarder longuement. Généralement, les plus nobles se font appeler « Madame » ou « Dame » suivi de leur nom de famille. Mais le nom patronymique de Na-yeon était inconnu : elle demandait à ce qu’on l’appelle par son prénom.

« Venez vite, nous avons besoin de vous ! Prononce la dame au chignon relevé, en courant essoufflée vers les deux jeunes femmes. Il était courant de la voir dans la cour d’école, sans doute une institutrice.
— Bien. L’entraînement est terminé pour aujourd’hui, » annonce Na-yeon en soufflant.

Enfin, elle desserre l'étreinte qu’elle exerçait sur son apprentie. Confuse par la situation, elle ne trouve rien à dire auprès de son mentor qu’elle regarde partir. Elle se contente de rester silencieuse et d’incliner le buste pour saluer la dame. Poliment certes, mais très rapidement et rouge de honte. Elle n’a certainement rien remarqué au regard de son attitude désintéressée.

* * *

Au quartier général, Sun-hi prend le temps de ranger des cartons qui traînent par terre et sur les meubles. Elle semble faire un tri dans les affaires communes. Elle est seule dans la pièce, personne ne semble l’aider. Ou plutôt, Sun-hi est du genre à vouloir faire les choses tranquillement, en particulier lorsqu’il s’agit de rangement.

« Un coup de main ? » Prononce Se-ri en poussant délicatement la porte de la pièce.
— Si tu es prête à te salir pour ces objets poussiéreux, je veux bien, répond Sun-hi en s’essuyant le front et en posant les mains sur les hanches.
— On m’a dit que je te trouverai ici. J’ai bien fait, » ajoute-t-elle en affichant un fin sourire à l’attention de sa mère adoptive.

Après une demie-heure de travail acharné, la mère range le dernier carton en essuyant de nouveau les gouttes qui perlent sur son visage, tandis que la fille s’adosse contre un pan de mur. Dans un des cartons que Sun-hi refusait catégoriquement de laisser soin à sa fille, Se-ri finit par remarquer la présence d’un objet brillant, caché par d’autres objets au-dessus. Il est méticuleusement posé sur un coussin de soie précieuse et sous une cloche de verre.

« Alors vous le cachez ici…
— Chut ! Tu n’es pas censée le savoir. Ne le répète à personne d’autre », avertit Sun-hi.

L’objet raffiné en question est un talisman aux propriétés surnaturelles. Transmis de génération en génération, il est méticuleusement conservé par le peuple Hwaa et ne doit pas être sorti du village. Chaque personne ayant prêté allégeance aux plus grands du peuple, peut entrer en contact avec ce talisman qui permet de créer un bouclier de protection et de l’utiliser pour parer les attaques des barbares. Il est très convoité par ces derniers qui cherchent à s’en emparer.

« Est-il vrai que si nous nous éloignons du talisman…
— Nous perdons nos pouvoirs. Oui, c’est vrai, annonce brutalement Sun-hi. C’est pour ça qu’il ne doit jamais sortir du village. »

Se-ri, songeuse, marque une courte pause avant de débiter un flot continu de paroles. Elle pose plusieurs questions à la suite et espère en savoir davantage.

« Comment a-t-on découvert l'existence de ce talisman ? Autre question que je me pose aussi, d’où vient le nom donné au peuple “Hwaa” ? »

Il est vrai que Se-ri n’a jamais trouvé cette dernière information dans l’ancienne bibliothèque du village. Sun-hi liste dans sa tête les questions posées de sa fille, commence à préparer ses réponses et inspire profondément.

« Nous ne savons pas comment ce talisman a pu atterrir entre nos mains. Je sais juste qu’il est méticuleusement caché des personnes extérieures au village, et transmis depuis les origines du peuple Hwaa. Et concernant les origines de ce dernier… c’est simple. “Huā” désigne un mot chinois qui peut se traduire par “fleur”, et qui peut se prononcer “hwa” en coréen. Sans doute en rapport avec la colline derrière notre village parsemé de fleurs. »

Il était vrai que le village de Hahoe fut construit entouré d’eau et de montagnes. Cette dernière réponse suscite un silence dans la conversation. Se-ri se sent inculte de ne pas avoir fait fonctionner ses méninges. La prononciation et l’écriture de certains mots est parfois similaire au chinois et au coréen.

« Effectivement, cette réponse est logique. Je te remercie pour cette explication, » prononce la brune en inclinant légèrement son buste.
— Il va bientôt être midi. Tu vas aider madame Kim ?
— Oui je comptais y aller après t’avoir rendu visite. »
    
De son nom Kim Seong-hee, cette petite dame est la propriétaire de la taverne « Les nouilles de Seong-hee ». Elle offre le refuge et le souper pour les marchands itinérants et les voyageurs. Les cheveux entièrement gris et de petite taille, elle se déplace avec un robuste bâton de bois qu’elle utilise comme canne. Trop radine pour dépenser sa petite fortune et en acheter une jolie, à sa taille.

Perçue par moment comme la sage du village, Seong-hee en est seulement la doyenne : du genre têtue, elle a tendance à faire comme elle veut et aura toujours le dernier mot dans une conversation.

« Non, dépose les assiettes de l’autre côté. Pas de ce côté-ci enfin ! »

La voix de Seong-hee résonne dans tout le restaurant, et même à l'extérieur. Cho-yeon arrive presque en courant dans l’entrée. 

« Tout va bien ? S’inquiète-t-elle.
— Ah, heureusement que tu es là. Aide-moi donc. Toi, retourne à tes occupations. »

Dans sa dernière phrase, la petite dame âgée s’est adressée à celle qui est venue l’aider avec un air condescendant. Sur un ton commanditaire qui exprime de la lassitude, elle donne un vif coup de serviette à la dame qui se contente de la regarder bêtement et ne bougeant pas un pouce, profitant de l’occasion d’avoir un objet souple en main. Seong-hee n’est heureusement en rien une tortionnaire : elle aimerait seulement que le monde soit comme elle. Réactive et impliquée, avoir du caractère.

Finalement, la dame pose son tablier contre le dossier d’une chaise et s’en va en claquant la porte.

« C’est elle qui paiera les réparations si quoi que ce soit est endommagé, » annonce fermement la vieille dame. 

Seong-hee jette un coup d'œil à la cargaison des marchandises arrivées dans la réserve.

« Je ne peux pas porter ces cartons à cause de mon dos, veux-tu bien le faire pour moi ? »

Prononcer « s’il te plaît » semble lui arracher le cœur. « Heureusement qu’elle avait une intonation “douce”, » se dit intérieurement Cho-yeon. Du même âge que Se-ri, elle s’entend très bien avec cette dernière. Elle possède des cheveux bruns au carré et arbore des traits enfantins qui la font paraître plus jeune. Lors d’un précédent combat face à un ennemi, elle a dû couper ses cheveux avec la lame d’une épée afin de s’en sortir indemne. Autrement, elle possède les cheveux aussi longs que sa meilleure amie Se-ri.

Au quotidien, Cho-yeon manipule un arc et des flèches qu’elle place dans son dos, attachés par une sangle. Aux côtés de Se-ri, on dirait des sœurs. Complices et fusionnelles.

Le carillon pendu près de la porte d’entrée émet une douce note. Se-ri entre, encore plus douce qu’à l’accoutumée après avoir vu un visage familier quitter les lieux énervé. « Vaut mieux calmer les choses et faire profil bas, pense-t-elle. Autant changer l’humeur de Seong-hee. »

Les deux jeunes femmes aident la plus endolorie dans les préparations et le service de la taverne à son nom. À la fin de la journée, Se-ri et Cho-yeon perçoivent un revenu en fonction des recettes.

« À votre âge, j’allais courir dans les champs. Ce monde est fou et dangereux, on ne peut plus rien faire en dehors du village, prononce avec dédain la dame âgée. Que le gouvernement vienne et fasse enfermer les barbares. »

La petite dame sort de la pièce, les mains liées pour soutenir son dos voûté.

« Je ne comprends pas pourquoi elle travaille encore à son âge, prononce Cho-yeon, songeuse, prête à nettoyer les saletés au sol.
« Laisse tomber, ça l’occupe. Au moins, elle ne nous court pas après avec un manche à balai à la main pour nous taper sur la tête, » répond ironiquement Se-ri avec un fin sourire.

Un simple geste de la tête suffit pour marquer l’approbation de son amie. « C’est vrai », ajoute-elle en laissant échapper un soupir amusé. Aussi proches que des sœurs, les deux jeunes femmes regardent la plus âgée se balader dans le long couloir en sifflant.

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SinnaraAstaroth
Posté le 27/05/2024
Bonjour,

J’ai lu ce deuxième chapitre. C’est un chapitre plutôt calme après l’attaque barbare du premier chapitre, ça permet de poser l’ambiance au village et de présenter les différents personnages et leur rôle. On en apprend un peu plus sur eux et sur le peuple Hwa. Notamment le fait qu’ils ont des pouvoirs et qu’ils ne sont pas tout à fait comme les humains ordinaires. On a la confirmation que le talisman que les barbares cherchaient se trouve bien là, donc ça pose bien les bases pour la suite de l’intrigue.

Quelques remarques sur la forme :

Dans l’ensemble c’est plutôt bien écrit, il y a quelques formulations étranges ou maladroites. Parfois, il faudrait mieux préciser qui parle avec un verbe de parole pour certaines répliques, parce que ce n’est pas toujours évident de savoir qui s’exprime à certains moments.

Tu écris au présent / passé composé, mais il y a quelques passages où d’un coup on se retrouve à l’imparfait, voire au plus-que-parfait. J’en ai relevé quelques-uns. C’est plus une question de goût personnel et d’habitude, mais j’ai un peu de mal avec les récits écrits au présent, et une des soucis c’est que souvent, la concordance des temps est mal maîtrisée, et on est facilement tenter de basculer sur du récit au passé là où l’on devrait rester au présent / passé composé. L’imparfait s’utilise pour évoquer des événements antérieurs au temps principal du récit.

« Na-yeon avait ajouté ses propos en croisant les bras, dans la volonté de faire réagir Se-ri. » => « Na-yeon a ajouté ses propos en croisant les bras, dans la volonté de faire réagir Se-ri. »

« Il était vrai que Se-ri n’avait jamais trouvé cette dernière information dans l’ancienne bibliothèque du village. » => « Il est vrai que Se-ri n’a jamais trouvé cette dernière information dans l’ancienne bibliothèque du village. »

« Dans sa dernière phrase, la petite dame âgée s’était adressée à celle qui était venue l’aider avec un air condescendant. » Si on respecte les temps, on écrit au passé composé : « Dans sa dernière phrase, la petite dame âgée s’est adressée à celle qui est venue l’aider avec un air condescendant. »

« Elle se relève avec des étoiles yeux. » => avec des étoiles plein les yeux
postea
Posté le 29/05/2024
Hello !

Effectivement il y a des petites coquilles qui ne m'ont pas sauté aux yeux, ou des mots qui manquent et d'autres phrases qui méritent modifications...

Je rectifierai tout ça, merci beaucoup pour ton retour !
postea
Posté le 29/05/2024
J'ai un peu mieux relu ton commentaire, et effectivement j'écris au présent pour ne pas rencontrer de problèmes avec la concordance des temps...
C'est plus une question de confort, même si je sais que ça peut gêner ! Mais je fais moins d'erreurs ainsi, et la lecture est mieux assurée 😊
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