Chapitre 1 : Livraison spéciale.

Notes de l’auteur : Paris, 1862.
Règne de Napoléon III, Second empire.
Hôtel particulier des Lenoir.

Mes yeux interrogent obstinément la pendule. 14h59. Je suis certain que la grande aiguille joue la montre, trop heureuse de me voir perdre mon temps sur mon algèbre. Elle refuse de bouger, ce n’est pas possible autrement. Cette minute m’en paraît dix.

— Dorian, plus que cinq opérations, encore un effort, m’encourage ma préceptrice, les mains croisées sur sa jupe. 

Je tente de me replonger dans les chiffres qui parcourent ma feuille mais eux aussi semblent s’amuser de mon impatience. J’ai l’impression qu’ils changent de place au moment où mon regard s’égare sur le cadran. Je suis sur le point de me remettre à mes maths quand le bruit d’une paire de freins mal huilés résonne dans la rue. Je plisse les yeux en direction de la fenêtre. J’aperçois soudain un vélo en train de remonter l’avenue bordée de lampadaires. Quinze heure. Pile à l’heure. Un grand sourire illumine mon visage. Je pose ma plume, empoigne ma béquille pour me relever et annonce :

— Merci Eugénie pour ces explications. C’était vraiment… 

Je cherche.

—  Très éclairant. À demain ! 

Charbon, le Domovoï, arque un sourcil dans ma direction tandis qu’il arrose les plantes du jardin d’hiver. Ce petit singe blanc est notre elfe de maison. Mon grand-père l’a recueilli il y a quelques années, juste après la faillite du cirque où on l’obligeait à travailler. Depuis, il accomplit le travail d’un majordome avec beaucoup de dévouement.

— N’y pense même pas, me prévient alors Eugénie. Tu ne m’auras pas aussi facilement, Dorian. J’insiste pour que tu termines tes calculs avant de t’enfuir. Camille attendra.

C’est faux, elle tambourine déjà à la porte.

Je ne prends même pas le temps de me rassoir et en quelques secondes, je résous les derniers calculs. Ahurie, Eugénie attrape la page que je lui tends. De mon côté, je regarde la porte comme si je pouvais voir à travers.

— C’est tout juste, annonce Eugénie dans un soupir. Je te libère, jeune homme. À demain. 

Eugénie ramasse ses affaires qu’elle range dans sa serviette en cuir. Tout en prenant appui sur le bureau, je me mets en marche. Les premiers pas sont toujours les plus douloureux.

— Il y a quelqu’un ? Dorian ? 

Camille s’est emparée du battant de la cloche d’entrée et l’agite dans tous les sens.

Je raccompagne mon professeur jusqu’à la porte avec le peu d’empressement que me le permet ma jambe valide. Ce n’est pas très poli pour Eugénie mais elle commence à avoir l’habitude. Camille me rend visite tous les jours après sa tournée. Elle débarque joyeusement au moment où je termine mon dernier cours de la journée. 

J’accède bientôt au hall d’entrée qui permet l’accès au salon. Un massif escalier en bois y prend naissance pour desservir les trois étages de l’hôtel particulier de mon grand-père. Il s’enroule sur lui-même et, en son cœur, se trouve le monte charge que j’utilise pour accéder aux étages. Même le nom de la machine est un peu humiliant. Comme si j’étais un poids. En Je commence à tendre ma main libre en direction de la poignée de porte mais c’est sans compter mon pied tordu qui se prend sous le tapis. Je trébuche et me rattrape juste à temps au petit guéridon à une jambe qui meuble l’entrée. Lui, au moins, il tient debout, pensé-je avec une pointe d’agacement. Charbon trottine jusqu’à moi, son arrosoir entre les pattes.

— Monsieur va-t-il bien ? demande-t-il.

— Parfaitement, rassuré-je le Domovoï dont les grands yeux bleus me transpercent d’inquiétude. 

C’est la vérité. L’arrivée de Camille me rend toujours très joyeux ; ce n’est pas ce petit incident de parcours qui m’en empêchera. 

— Doriaaaan ?! hurle-t-elle toujours. Livraison spéciale !

Aujourd’hui tout particulièrement.

J’observe tout à coup la trappe de la chatière qui se soulève. Un félin noir apparaît, un sac rempli de pièces d’or sur l’épaule. Sur son front, une étoile de poils blancs est incrustée.

— Cette petite livreuse de journaux est insupportable, je vous l’ai déjà dit je crois ? Elle piaille comme une poule en train de pondre. Pourquoi est-ce qu’on l’autorise encore à traîner dans le coin ? me demande-t-il.

— Parce que c’est ma meilleure amie, lui rétorqué-je avec amusement.

Gulliver, qui ressemble à s’y méprendre à un chat, est en réalité un Mandragot. Il vit avec Charbon et moi dans l’hôtel particulier de mon grand-père depuis que je ne suis qu’un bébé. Sous ces traits de félin mal léché se cache l’âme du sorcier le plus malin que je connaisse.

Camille, accroupie devant la chatière qu’elle vient d’entrebâiller , l’interpelle :

 — Alors, vieux grippe-sous, la récolte a été bonne ?

Je n’aperçois de mon amie qu’un œil moqueur.

Gulliver s’assoit sur son arrière train. Ses deux yeux ne sont plus que deux fentes. Dans une autre vie, il aurait envoyé à Camille des éclairs électriques pour la changer en mulot. Il l’aurait ensuite pourchassée dans toute la maison. Entre Camille et Gulliver, on ne peut pas dire que ce soit le grand amour. Je me souviendrais à jamais du jour où elle a découvert l’existence du Mandragot. 

Nous étions attablés dans les cuisines en train de goûter. Le pot de confiture de myrtilles était presque terminé et Camille avait entrepris d’en racler le fond… Avec les doigts. C’en était trop pour Gulliver. Il s’apprêtait briser son silence pour une sombre histoire de bonnes manières. Nous dissimulions son existence depuis une décennie, c’était rageant.

— Bat les pattes ! avait-il lancé à Camille.

— Oh doux Jésus, un chat qui parle ! Mais c’est impossible ! 

— Je ne suis pas un chat.

— Ah, si. Il n’y a pas de doute, tu es un chat.

Et le chat sorcier de rétorquer :

— Non. Je ne suis pas un chat. Vous l’avez dit vous-même, un chat ne parle pas.

— Alors, qu’est-ce que vous êtes au juste ?

— Je suis un Mandragot.

— Et vous êtes de mauvaise foi en plus. On pourrait s’accorder là-dessus ?

J’en ris encore en me remémorant la scène. J’avais ensuite dû révéler à Camille l’existence des cryptides et le véritable métier de mon grand-père, Henri Lenoir. Officiellement, le vieil homme est ingénieur d’État. Il explique à qui veut l’entendre que l’Empereur l’a chargé de cartographier les souterrains de Paris. Un alibi parfait pour qui passe son temps à chasser les cryptides dans les égouts… Enfin, quand elles ne décident pas d’aller prendre l’air au nez de tous les parisiens !

    Eugénie dit souvent que toute l’agitation qui règne dans la maison lui donne la migraine et, comme elle se masse les tempes, je me dis que ce jour ne fait pas exception. Quand j’ouvre enfin la porte, Camille saute sur ses jambes. Elle lance sur Gulliver le dernier journal que contient sa besace, celui qu’elle nous livre chaque jour à quinze heures précises. Le félin disparaît dans un nuage de fumée avant que le projectile l’atteigne. 

— Est-ce que tu es prêt ? me demande-t-elle.

Son sourire s’étire jusqu’à ses oreilles.

— Je crois que j’attends ça depuis toujours !

Camille s’empare d’un paquet dissimulé contre le mur qui jouxte l’immense porte en bois sculptée.

— Tadaaam ! Avec ça, tu vas courir comme un lapin ! exulte-t-elle.

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Keyran
Posté le 15/11/2023
Le conteste est bien posé, le fait d'avoir une date et un lieu précis permet une meilleur approche, sans avoir à décrire l'ensemble des décors, ce qui s'imbrique bien avec le choix de la première personne. Dans ce chapitre, les principaux éléments sont à notre portée et la lecture de la suite est la seule issue pour nous, lecteurs
peneplop
Posté le 15/11/2023
Je ne sais pas si c'est un bug mais ton commentaire est identique à celui du dessous...
Rânoh
Posté le 08/11/2023
Le conteste est bien posé, le fait d'avoir une date et un lieu précis permet une meilleur approche, sans avoir à décrire l'ensemble des décors, ce qui s'imbrique bien avec le choix de la première personne. Dans ce chapitre, les principaux éléments sont à notre portée et la lecture de la suite est la seule issue pour nous, lecteurs.
peneplop
Posté le 15/11/2023
Bonjour, merci de ton commentaire. J'espère que le chapitre 2 répondra aux attentes des lecteurs :)
M.W. HYDE
Posté le 07/11/2023
J'aime beaucoup ce début qui nous plonge dans la vielle France ! quelques petites erreurs de mise ne pages mais qui n'obstruent pas la lecture ;) Un choix audacieux la première personne pour ce genre littéraire mais qui fait son effet
peneplop
Posté le 15/11/2023
Bonjour ! Merci pour ton commentaire :) J'avais très envie d'écrire à la première personne. Je me rends compte que ça va me demander d'être subtile, notamment pour l'écriture des incises. Pas évident !
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