Chapitre 2 : Un pas après l'autre.

Après avoir salué Eugénie, Camille et moi nous rendons dans le salon et prenons place cote à cote sur le canapé en velours rouge. Comme à son habitude, Charbon nous observe du coin de l’œil tandis qu’il continue de s’occuper des plantes. Camille dépose alors son colis sur nos genoux.

— À toi l’honneur, me dit-elle avant d’ajouter : J’espère que mes mesures seront correctes…

C’est comme si l’assurance dont elle faisait preuve tout-à-l’heure l’avait quittée. J’ai même l’impression de percevoir une pointe d’inquiétude dans sa voix. 

Je me veux rassurant :

— Tu sais, c’est déjà bien d’avoir essayé…

— Oui, c’est certain, mais ce serait quand même sacrément dommage que ça ne fonctionne pas.

Cela fait des semaines que Camille travaille sur ce prototype dans l’arrière-boutique d’estampes japonaises de son père et je sais qu’elle y a mis tout son cœur.

— Tes dessins et tes calculs étaient parfaits. On a tout vérifié plusieurs fois ! lui assuré-je.

— Oui, sur le papier, ça se présentait bien. Mais…

Elle laisse mourir sa phrase pour jeter un regard furtif à mon pied. 

— Je promets de ne pas être déçu, dis-je précipitamment. Et puis on essaiera encore !

— Bon, arrête de jacasser et ouvre ! Me rabroue-elle.

Des papillons volettent dans mon ventre. Je suis aussi intimidé qu’excité. Je me mets alors à déchirer le papier marron de l’emballage. Sous mes yeux, l’attelle qu’a dessinée Camille prend peu à peu forme.

— Elle est magnifique !

— C’est vrai, elle te plaît ? M’interroge Camille.

— Elle me plaira encore plus si elle me permet de tenir debout. Je n’aurais plus jamais besoin de béquille. Tu imagines ? Je vais enfin pouvoir utiliser mes deux mains !

J’observe la longue tige de métal brillant articulée au niveau du genou et tente d’en percer le fonctionnement. 

— On l’essaie ? Demandé-je.

— Plutôt deux fois qu’une ! Je vais t’expliquer comment l’enfiler, m’indique Camille tandis qu’elle attrape l’attelle par la large ceinture en cuir marron qui permet de l’attacher à ma taille.

Je m’appuie sur l’accoudoir du canapé afin de me relever. Immédiatement, Charbon délaisse son arrosoir et accoure près de moi. J’accepte la patte qu’il me tend mais sa réaction ne fait qu’accentuer ma détermination. J’en ai plus qu’assez que l’on prenne en pitié. J’ai envie de prouver à tout le monde que le pauvre Dorian peut marcher seul. Enfin, presque seul !

— Alors voilà le principe, commence-t-elle. Tu places ton pied dans la bottine, comme ça, voilà. 

J’observe alors mon pied. Il est droit. Tout simplement : droit. Dans la chaussure, une gouttière en acier matelassé l’aligne pour la première fois de ma vie avec le reste de mon corps.

— Ensuite, tu règles la ceinture et tu ajustes toutes les boucles intermédiaires, continue Camille tandis qu’elle règle les passants en cuir.

Camille se relève et rassemble ses cheveux de geai coupé au carré derrière ses oreilles. Sous sa frange trop longue, ses yeux en amande me toisent de haut en bas.

— Parfait ! s’écrie-t-elle.

— Merci. C’est ce que j’ai toujours pensé !

Elle pouffe de rire.

— Qu’est-ce que tu peux être prétentieux !

— Je te rappelle que je suis né avec un pied baud. Je marche à l’aide d’une canne, je ne peux pas courir et à peine descendre les escaliers. Si tu veux mon avis, j’ai déjà de trop nombreux défaut… mais la prétention n’en fait pas partie. L’humour est ma seule arme. Ma béquille ne compte pas, évidemment.

— Évidemment ! s’amuse Camille, l’air innocent.

Je lâche la patte que Charbon m’a offerte. 

— Merci Charbon, mais je tiens à faire mes premiers pas tout seul. Si je trébuche, je ne pourrai m’en prendre qu’à moi-même.

Je respire un grand coup et soulève doucement le pied. C’est la partie la plus facile. Ça se corse néanmoins lorsque je dois prendre appui sur ma jambe handicapée. Je prends une grande inspiration. Mon pied touche le sol et y prend lentement appui. J’utilise mes bras pour m’équilibrer puis fixe un point à l’autre bout du salon. Je réussis à faire un premier pas, puis un deuxième, encore un troisième et…

—    Je marche ! 

—    Tu marches ! Crie subitement une voix.

Mon grand-père, Henri Lenoir, est planté devant les portes battantes du petit salon, les bras grands ouverts dans ma direction. Sous ses bacchantes argentées se fend un sourire franc qui soulève ses pommettes et plisse ses petits yeux rieurs.

— Grand-père ! Regarde ! Laisse-moi m’entraîner un peu et je pourrai bientôt te suivre en expédition !

Son sourire se détend, rien qu’un peu.

— J’admire ta détermination, mon garçon…, dit-il. Mais je ne suis pas sûr… Enfin, c’est tout de même dangereux. Ce n’est pas comme t’emmener faire une partie de pêche.

Je ne comprends pas le sens de sa remarque. Cela fait des années que je l’aide à préparer ses descentes dans les égouts de Paris. Je connais presque tout de sa profession secrète ; d’abord parce qu’il ne manque jamais de me raconter toutes ses aventures en détails et aussi car j’ai lu presque chacun des ouvrages qui composent sa bibliothèque. Pourquoi se sent il obligé de me rappeler que capturer une cryptide n’est pas aussi simple que de faire mordre à l’hameçon un poisson chat ?

— Mais regarde, dis-je enfin. Je marche !

Mon enthousiasme me donne des ailes. Je continue d’avancer, doucement, certes, mais je marche. Grâce à Camille et son ingénieux système, mon rêve le plus cher va pouvoir se réaliser. Plus rien ne m’empêche d’en faire une réalité. Plus tard, je serai cryptozoologue, comme mon grand-père. C’est maintenant une certitude. Mais alors que je suis emporté par un élan de confiance un peu audacieux, ma bottine tape l’un des pieds du piano qui trône dans la pièce. Je trébuche et, cette fois-ci, m’écroule au sol pour de bon dans un tintamarre métallique. Contre toute attente, je me mets à rire. Je ris de moi-même et je ne me sens même pas obligé de faire une blague. C’en est terminé de m’apitoyer sur mon sort !

Camille m’aide à me relever et époussette les épaulettes de ma veste. 

— Je reviens demain, dit-elle. On va s’entraîner comme il se doit pour éviter que tu ne te fasses trop mal. Tu es sensé mieux marcher avec l’attelle que sans, au cas où tu l’aurais oublié, se moque-t-elle. Je te laisse. Je crois que j’ai voilé la roue de ma bicyclette sur un trottoir à deux pâtés de maisons de là. Je vais essayer de réparer ça. 

Plus tard dans la soirée, je retrouve mon grand-père dans son bureau. Lorsque je pénètre dans la pièce, je fais bien attention à ne pas renverser les piles de livres et de documents entassés sur le parquet ciré. L’endroit, bien qu’illuminé par un unique feu de cheminée et une lampe à huile, est assez éclairé pour me laisser entrevoir le désordre qui s’accentue de jour en jour. Mon grand-père se trouve devant la vitrine dans laquelle il range ses herbes et ses décoctions. Il se frotte le menton puis s’empare d’une fiole de bonite séchée. Elle rejoint rapidement le nécessaire de chasseur de cryptides qu’il emporte toujours avec lui. Soudain, j’aperçois sur son bureau une lettre dont je reconnais le papier rouge. Il s’agit d’un ordre de mission déposé par un agent du ministère.

— Papi, tu pars en expédition ?

— Hum ? Oh, non, simple visite de routine, m’explique-t-il.

Il s’empare néanmoins de la missive et se hâte de la ranger dans son secrétaire avant d’en fermer le verrou. 

— L’épouse de Tibert a mis bas hier, m’informe-t-il en attrapant un nouveau flacon. J’aimerais m’assurer que tout va bien. Je lui apporte quelques fortifiants. 

— Je croyais que le bébé yéti était né la semaine dernière ? je demande, un peu surpris.

— Ah, oui ? Je veux dire… Oui, tu as raison, dit-il en se raclant la gorge.  

Depuis quelques temps, mon grand-père a parfois un comportement étrange. C’est comme s’il n’avait plus toute sa tête. Il oublie certaines choses qu’il a faites ou dites. La semaine dernière, par exemple, il s’est même perdu dans les mines. C’est un Black Dwarve qui l’a raccompagné jusqu’à la crique qui permet d’accéder aux souterrains, juste sous l’hôtel. Gulliver a remercié le nain grâce à quelques pièces d’or de son trésor tandis que Charbon a mis au lit mon grand-père encore désorienté. 

— Tu pourrais emporter du macérât d’astragale ? dis-je finalement. C’est connu pour fortifier l’organisme...

— Oui, très bonne idée Dorian. Tu es un bon élève !

J’aurais aimé qu’il utilise le mot apprenti, mais ce n’est pas le cas.

— Dis, et si je t’accompagnais ? Tu l’as dit toi-même, il s’agit d’une visite de routine. C’est l’occasion rêvée de tester mon attelle en conditions réelles.

Il suspend son geste alors qu’il s’apprête à jeter une gousse d’ail dans son sac bandoulière. Je vois qu’il hésite.

— Chaque chose en son temps, finit-il par articuler. Et puis, une jeune mère a besoin de calme, tu sais. Ta présence pourrait l’inquiéter. Nous trouverons une autre occasion. Tiens, que dirais-tu que je te raconte comment j’ai attrapé pour la première fois un golem ?

Mon grand-père m’a déjà raconté cette histoire des dizaines de fois mais j’accepte de l’entendre à nouveau sans rechigner. J’ai pourtant la désagréable sensation qu’il essaie de faire diversion. Mon cœur se serre un peu. Nous nous asseyons dans nos fauteuils respectifs près de la cheminée tandis que Charbon nous sert une tasse de thé.

— Merci, mon brave Charbon. Assieds-toi donc, toi aussi. Tu l’as bien mérité, glisse-t-il à son fidèle compagnon.

Écouter mon grand-père me partager le souvenir des expéditions qu’il a menées dans sa jeunesse est ma plus grande source d’enseignement. C’est grâce à son expérience et sa sagesse que j’en sais tant sur le Peuple de l’Ombre. Ce sont aussi toutes ces histoires fabuleuses qui m’ont donné envie faire son métier. 

Tandis qu’il me mime le combat qui l’a opposé à la créature d’argile, je me perds dans mes pensées. Si j’aspire à marcher dans ses traces, une seule solution : redoubler d’effort pour ne plus trébucher. Un pas après l’autre.

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Saintloup
Posté le 06/12/2023
Bonjour peneplop,

J'ai été intrigué par le résumé et j'ai tout de suite accroché au style. La narration est super bien rythmée, il y a un bon équilibre entre dialogues, actions et descriptions. Ces premiers chapitres sont pleins de petits détails qui donnent envie d'en apprendre plus sur les personnages et l'univers (le handicap de Dorian, les créatures fantastiques, etc.)

Je n'ai buté que sur un ou deux points. Dans le chapitre précédent, notamment, je n'étais pas sûr de comprendre de quelle porte il était question à la fin. Celle d'entrée ou bien celle d'un hall ou d'un salon ? Peut-être que c'est moi qui ai mal suivi, mais j'étais un peu perdu...
Dans ce chapitre-ci, c'est la première apparition du grand-père que je trouve maladroite. Il ne s'émeut pas tant que ça de l'attelle de Dorian, finalement on sent que la scène n'est qu'un prétexte pour expliquer au lecteur qu'il ne veut pas que son petit-fils l'accompagne en expédition. Selon moi, cet échange manque de subtilité, il vaudrait mieux l'insérer dans la deuxième partie du chapitre.

Enfin, ce n'est que mon avis et j'avoue que je ne l'ai pas l'habitude de lire des romans jeunesse. Je ne sais pas encore si le ton de cette histoire correspond ou non à mes goûts, mais ça n'enlève rien au fait que c'est un très bon début !
peneplop
Posté le 06/12/2023
Bonjour ! Merci de ton retour. Concernant la réaction de Henri Lenoir, tu as raison. Il y a un enjeu que tu as bien saisi et il est important pour la suite de l'intrigue. Alors merci, je vais devoir remanier ça. C'est du premier jet brut perfectible. Pour le ton, je tente de réduire l'âge de ma cible de lecteur, je dirais à partir de 9/10 ans. J'écris aussi au présent et à la première personne, c'est une première pour moi. Je pense que ça joue sur le ton. Je cherche encore ma voix. À très bientôt !
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