Chapitre 1: Ma différence

Ma différence

Relire l’article sur le kidnapping de Lily-Rose Houston m’évoque mon propre drame. Certes, la comparaison restera maigre, mais je peux me faire une petite idée d’un tel calvaire. Si j’ai atterri en Colombie-Britannique, c’est dans le but de fuir mon bourreau. Rien que d’y faire allusion, mes muscles se crispent et je canote tant bien que mal dans les remous de mes souvenirs encore frais…

À l’aube de mes quarante ans, je suis restée le punching-ball de ma mère, Jeanne. J’éprouve une colère invincible envers ce tortionnaire aux traits d’ange qui a cessé de défiler sur les podiums de mode depuis une vingtaine d’années.

Dès ma plus tendre enfance, je fus affublée de surnoms violents : la Sorcière, le Têtard à Hublots, mon Boulet ou encore ma Seule Erreur. Quand d’autres croyaient qu’il émanait d’elle un optimisme des plus déconcertants, je voyais son attitude prendre un pli qui ne présageait rien de bon. Je la connaissais mieux que personne. Ce n’était pas de l’optimisme, mais un plaisir anticipé à l’idée de m’humilier. Je savais, dès lors, que j’allais être ensevelie sous une avalanche d’insultes et de reproches des plus blessants. Elle était comme ça Jeanne, à la moindre contrariété.

Toute ma vie, et principalement à partir de l’adolescence, je me suis soustraite le plus souvent possible à la vue de ma mère. Quand ce n’était pas faisable, je partais en voyage dans des fantasmes sur un voilier blanc et bleu me conduisant de par les océans. Fort heureusement, elle était fréquemment en déplacement pour le travail. J’évitais ainsi les coups terribles de ses mots. Mais de retour dans l’angle de tir de Jeanne, les flèches pleuvaient et atteignaient toutes leur cible : moi. Mon cerveau d’enfant a scrupuleusement enregistré chaque phrase déchirante et, malgré la volonté de mes efforts, le disque s’enclenche sans autorisation et joue ces airs qui me pourchassent telle une meute de loups enragés.

J’ai toujours été hypersensible et je ne le suis pas moins en vieillissant. Jeanne en a joué ! On peut même dire qu’elle en a bien profité ! Se rendant compte de la profondeur et de la teneur des émotions de sa fille, elle a multiplié ses invectives, agissant en toute impunité.

Devenir adulte n’a absolument pas changé la donne et j’ai fini par matérialiser ce rêve de partir loin, très loin ! Un tel projet a longuement traîné dans mes envies, mais le combat entre le désir et la morale populaire (« on n’abandonne pas sa mère ») m’a trop longtemps retenue.

Le triomphe de mon instinct de survie sur un sentiment de honte m’a conduite ici, au bord du Harrison Lake où je mets un point d’honneur à suivre la ligne de conduite dictée selon mes valeurs, où j’ai déjà arrêté de me ronger les ongles et de me goinfrer de glaces. Une dizaine de kilos en moins fait le plus grand bien ! Ce poids perdu, c’est la réaction du respect envers moi-même que j’ai enfin gagné.

J’ai été une enfant éloignée de la société. L’explication de ma mère : ma prétendue fragilité et sa célébrité dont elle devait me protéger. Tout un florilège de foutaises, en somme, car je ne figurais pas sur l’organigramme de ses priorités ! J’ai uniquement pu aller dans une école privée exigeant un uniforme qui m’évoquait une camisole de force. Je me suis volontairement écartée des autres enfants tant je me sentais différente, en décalage et consumée par la crainte d’être rejetée. Dans la cour de l’école, à la gymnastique ou à la piscine, je scrutais mes semblables qui n’étaient pas si semblables que ça. Dans un coin, je faisais preuve d’une créativité grandissante dans le but de me désengager le plus souvent possible des cours sportifs et j’inventais une série d’excuses qui justifiaient mes absences. Mon souci était de devoir me rapprocher des autres pendant ces cours, ainsi que le fait de me déshabiller dans le grand vestiaire des filles, comme si mon corps était différent, déformé. C’était plutôt mon esprit qui était altéré, voire corrompu par ma Frankenstein de mère qui me traitait de monstre.

J’aurais tant aimé moi aussi connaître l’insouciance à l’égal de la plupart des enfants de mon âge ! C’est une telle injustice ! C’est comme si je venais d’un continent extra-terrestre ! Combien de fois je ne me suis pas demandé pourquoi. Pourquoi ne suis-je pas comme les autres ? Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? En vérité, j’étais tout à fait normale, mais quand notre mère nous dit le contraire, on la croit.

Dépourvue d’ecchymoses, je n’ai jamais tenté de dénoncer quoi que ce soit. Cela aurait été peine perdue, d’autant plus que ma mère était Jeanne Pigard, un mannequin célèbre et admiré, aujourd’hui esseulée. Et puis, il y avait la loi du silence qu’entretiennent parfaitement les familles telles que la nôtre…

L’aspect le plus pervers de cette situation fut le plaisir de Jeanne dans sa tentative de me persuader que j’étais une abomination. Cette affirmation suffisait à légitimiser, selon elle, toute cette violence. En effet, elle m’a suggéré sans répit que l’absence de sanglots signifiait mon impavidité et qu’il fallait alors y aller de plus en plus fort afin de provoquer une once de réaction. C’est ainsi que pleuvaient les insultes et sarcasmes. Je ne pleurais pas face à elle, en effet.

J’avais de multiples symptômes de ces douleurs : nausées, vomissements, céphalées, cauchemars, angoisses, etc. Mais Jeanne attribuait ces manifestations physiques à des maux courants. Quant aux cauchemars et angoisses, ils ne pouvaient être que la preuve d’un esprit malade. Évidemment !

De tout cela n’a résulté qu’une solitude sans bornes qui ressemblait à un musée et avait l’odeur du chocolat que j’ingurgitais en compensation. Un manque de liens ingérable dont je garde encore les séquelles. Sans compter ma douloureuse envie à la vue des gestes et échanges affectueux entre les mères et leurs enfants le matin avant d’entrer en classe, ainsi qu’à la sortie de l’école quand elles étaient heureuses de retrouver leur progéniture.

Avant d’observer les familles autour de moi, je ne savais pas vraiment que j’étais malheureuse : je ne connaissais rien des autres. Ma vie était un film en noir et blanc, sans musique. Mes rêves, eux, une toile vierge sur laquelle dégoulinait une infinité de couleurs dans un capharnaüm de sons.

À cet âge, je croyais qu’aucun plus grand déchirement ne pourrait s’abattre sur moi. C’était sans compter le poids de l’avenir qui m’attendait. Celui-ci m’apprit bien trop tôt qu’il y a pire que la solitude : l’absence d’un être cher.

 

 

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Artichaut
Posté le 12/12/2023
Un sacré chapitre conté ici.
Le personnage de la mère m'intrigue déjà (j'ai toujours été fasciné par les personnages de vilains).
Je vais ajouter ce roman à ma pile.
A bientôt
Artichaut
Ella Palace
Posté le 17/12/2023
Bonjour Artichaut!

Merci pour ton suivi :-)

A bientôt !
Hortense
Posté le 10/05/2023
Bonjour Ella,
En quelques phrases poignantes, tu décris l'horreur d'une enfance maltraitée. Plus que la violence physique, c'est ici la violence psychologique, l'emprise destructrice d'une mère sur son son enfant qui est évoquée. Tu le fais avec une certaine distance ce qui donne plus de poids au récit. Les mots sont choisis, aucune concession et aucun apitoiement, tu relates des faits.
C'est excellent !
A bientôt
Ella Palace
Posté le 10/05/2023
Bonjour Hortense,

Cela fait chaud au cœur de constater ta lecture suivie et de découvrir tes commentaires ! J'espère que la suite continuera de t'intéresser !
Un grand merci et à tout bientôt :-)

Ella
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