Chapitre 2: SunLee

SunLee

 

 

La boule de poils que je vois à mes pieds me renvoie à cette soirée où tout a basculé. À partir de là, mon existence s’est transformée à tel point que le mot « impossible » n’est plus jamais apparu dans mes perceptions, remplacé par le terme « incroyable ». Incroyable, mais vrai. Malheureusement vrai.

Je traînais dans le salon, profitant de mes dernières heures de répit avant le retour de ma mère. Ses défilés, séances photo et spots publicitaires l’avaient retenue deux mois à Dubaï. Exceptionnellement, j’entrepris d’allumer la télévision à l’heure des informations. Un flash spécial montrait la carcasse d’un jet privé écrasé dans un petit village fantôme en Turquie. J’eus un raté, car il s’agissait de l’avion que ma mère était censée prendre. Le souffle court, j’écoutais le commentateur énumérer la liste des victimes. Jeanne Pigard n’en faisait pas partie, elle n’était pas à bord. Je ne sais trop décrire ce que j’ai éprouvé. D’une certaine manière, un soulagement mais, si je dois être honnête, une certaine déception. Je la vis en direct, à 20 h 30 le 10 décembre, descendre du second avion, tirée à quatre épingles, saluant le public mieux que ne l’aurait fait Grace de Monaco, un foulard de soie blanc habillant ses cheveux, des lunettes de soleil (oui, à 20 h en décembre…).

Ces détails décoratifs me firent lever les yeux au ciel quand, soudainement estomaquée, debout face à l’écran, je tombai les fesses sur le canapé. Je n’y croyais pas, je me pinçai les joues et les avant-bras. Je me surpris à joindre les mains en guise de prière, mon cœur galopant à trébucher dans ma poitrine. Se tenait derrière elle le plus beau des cadeaux du monde. Je me doutais qu’il m’était destiné, mais vu que cela relevait du miracle, je serrais les paupières et mes doigts entrelacés, implorant toute force divine d’intercéder en ma faveur.

Pour la petite histoire, j’avais surpris une conversation, quelques jours avant son départ. Son agent lui reprochait son entêtement à refuser au public d’avoir accès à quelques informations me concernant. Qu’elle ne divulgue aucune photo dans la presse était tout à son honneur, cela laissait croire en un côté « mère protectrice ». Mais de là à ne jamais faire allusion à ma présence dans sa vie, c’était exagéré. Il avait, de surcroît, reçu des échos peu élogieux à ce sujet. Et donc…

Tout sourire au micro d’un journaliste de RTL, elle proclamait son bonheur de revoir sa fille unique et chérie, objet prioritaire et constant de ses préoccupations. Tenue par un besoin accru de rendre heureuse son enfant et de la savoir en bonne compagnie lors de ses « rares » voyages, Jeanne Pigard présenta au monde : un chiot Golden Retriever. J’en pleurai d’une joie unique dont l’intensité surpassait toutes mes peines réunies. Peu m’importaient les véritables raisons de son adoption, il était à moi. Ou devrais-je plutôt dire : pour moi ? Il ne fallut que quelques minutes avant de lui choisir un prénom : SunLee. Une combinaison de Sun, faisant référence à sa couleur, et Leeloo, prénom d’une gentille chienne souvent rencontrée sur le chemin de l’école.

Le néant qui creusait mes heures fut alors comblé. Ce Golden Retriever de trois mois est instantanément devenu le centre de mon univers, alors âgée de quatorze ans. À la seconde où je l’ai serré contre ma poitrine, j’ai eu la sensation de recevoir le soleil dans mes bras. Sa douceur, son odeur, sa chaleur ont été plus fortes qu’une décharge électrique.

Accoutumée aux journées vides de sens ponctuées par les va-et-vient d’une gouvernante dont j’ai méticuleusement oublié le nom, j’ai vu les brèches de mon existence colmatées grâce aux aboiements, courses, halètements, jeux et coups de langue de celui surnommé mon « Goldinou ». En dehors de mes soins, personne ne s’en occupait et cela me convenait très bien. Le nourrir, brosser son poil, veiller à sa santé, me charger de ses bêtises, l’éduquer à la propreté et à un minimum d’obéissance était une ravissante responsabilité.

C’est à travers notre relation que j’ai appris à aimer. Cela peut paraître émouvant, mais c’est davantage ahurissant de voir un enfant ne connaître que la tendresse d’un animal.

L’arrivée de SunLee m’a révélée à moi-même. Je m’étais jusque-là refoulée dans l’espoir d’être tolérée, et la présence de mon compagnon a brisé le miroir qui séparait mon corps de mon esprit. Cette fusion m’a rendue entière. J’ai eu l’impression d’éclore et me suis mise à écrire, tantôt dans le but d’extérioriser ma peine, tantôt pour colorer mes jours en inventant des situations dans lesquelles Jeanne n’était pas ma mère et où je me voyais courir vers celle qui m’avait mise au monde, les bras grands ouverts m’accueillant dans le confort de son amour.

En entrant dans la découverte de mes capacités, j’ai assisté à ma propre naissance, celle de la romancière mondialement connue que je suis aujourd’hui. La souffrance étant l’une des matières premières de l’art, autant qu’elle serve à quelque chose…

SunLee m’a accompagnée dans presque toutes mes sorties. Les voisins m’apercevant enfin disaient que nous étions indissociables. SunLee a été mon ombre marchant dans mes pas. Ou bien c’est moi qui ai évolué dans le sillage de ce chien solaire, dans l’espoir de me rapprocher de l’humanité dont j’ai été amputée à cause de ma mère. Je m’étais figuré qu’il était un dæmon, comme dans la célèbre œuvre de Philip Pullman, À la croisée des mondes. Dans ce bouquin, si on sépare un humain de son dæmon, il n’est plus qu’une coquille vide. Autant mourir…

Ce jour-là, comme chaque jour, je me précipitais à la maison, dès les cours terminés, dans la joie de retrouver ma boule de poils. Comme chaque jour, je suis rentrée le sourire aux lèvres, heureuse de le voir enfin. Mais contrairement à chaque jour, SunLee n’était pas derrière la porte, à m’attendre. SunLee ne s’était pas couché dans le living, ni dans la cuisine, ni dans la buanderie pour se redresser et accourir vers moi, langue pendante. SunLee ne s’était pas non plus caché dans ma chambre ou dans le jardin pour me surprendre en me sautant dans les bras. SunLee n’était plus là.

Pendant quelques minutes, je suis restée figée sur place, foudroyée par l’inacceptable. Tous les instants passés avec lui pendant ces neuf mois se sont débobinés sous mes yeux. J’ai, ensuite, éprouvé la sensation déroutante de me cogner la tête contre des murs invisibles. Du sort de SunLee, je ne sus jamais rien. C’est ça, le pire : ne pas savoir.

Jeanne venait de me voler mon âme…

Était venue l’heure de la colère. Toute la rage et les remords qui avaient longtemps germés dans la terre de mon amertume se sont enfin exprimés. La folie remplaçant la raison, j’étais méconnaissable. J’ai attrapé tous les objets sur mon passage, en défiant Jeanne de m’en empêcher. J’ai explosé des vases en cristal et autres décorations de grande valeur, y compris la fameuse collection d’œufs de Fabergé de ma mère. Regarde Jeanne ! Regarde comment je suis à l’intérieur ! Désemparée et effrayée, cette « pauvre maman » a appelé la police. Oui, le criminel a imploré l’aide des forces de l’ordre, ne sachant plus contrôler sa victime. Les deux agents envoyés sur place ont préféré jouer le rôle de médiateurs dans l’objectif d’apaiser les tensions et d’éviter à Mme Pigard les mauvaises langues de la presse.

J’ai subi les regards réprobateurs des officiers ainsi que leur sermon démesuré sur le respect dû aux parents. Évidemment, vu que je n’avais aucune contusion sur le corps, j’étais directement considérée comme fautive. De surcroît, la représentation de la mère étant sacrée, tout était contre moi. Une mère est censée protéger, pas maltraiter ! Si on avait pu voir les résultats corporels de cette violence psychologique à outrance, Mme Pigard ou pas, elle aurait pu encourir une peine de prison avec une belle amende ! Je m’étais bien renseignée. Aussi, si les lésions causées avaient entraîné une infirmité irréversible, cela aurait pu conduire bien plus loin ! Dans mon cas, il y a, en effet, une infirmité terrible et apparemment irréversible que je dois supporter…

Bref ! S’étant fiés aux apparences, ces abrutis se sont rendus complices des méfaits de cette femme et ont amplifié mon supplice. Comme si l’épreuve que je dégustais n’était pas suffisante ! Était-il d’ailleurs possible d’endurer pareil déchirement à un plus haut degré ? À cette période, je croyais que rien ne pouvait me faire plus de mal. J’avais pourtant subi la perte de mon père, neuf années plus tôt, mais c’était un événement que je refoulais suffisamment pour ne pas trop en souffrir. À l’instant où je rédige ces lignes, je peux vous affirmer que oui. Oui, il y a pire encore…

Je n’ai plus jamais laissé entrer le moindre animal dans mon foyer, après ce terrible épisode. J’appréciais énormément les animaux dont je défendais la cause, mais c’était comme ça. J’étais marquée au fer rouge sans qu’on puisse le voir… Et puis, comment « remplacer » le soleil ?

Je me lève de ma chaise et me rends devant la psyché collée au mur de la mezzanine. Le regard égaré, je contemple « l’impossible ». Ce jour-là, quand on m’a privée de SunLee, quelque chose d’inimaginable s’est produit.

Oui je peux le dire : je suis résolument et incroyablement exceptionnelle…

 

 

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Hortense
Posté le 05/09/2023
Bonjour Ella,
Je reviens vers toi après un été bien chargé. Tu as le don de faire passer le lecteur du chaud au froid en quelques lignes. C'est tout à fait ce que j'éprouve à la fin de ce chapitre. Les sentiments exacerbés, les attentes de l'enfant vis à vis de sa mère, sa joie, sa déception, sa révolte sont bien rendus. J'ai beaucoup aimé le passage où la narratrice s'invente une autre mère pour échapper à une réalité insupportable.
A très bientôt
Ella Palace
Posté le 17/11/2023
Bonjour Hortense,

Mille mercis pour ce commentaire encourageant !

Ella
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