Mon réveil a déjà sonné depuis dix bonnes minutes, mais rien à faire, je n’arrive pas à me résoudre à sortir du lit. Je suis bien au chaud sous la couette et le chant des oiseaux que j’entends au loin me met en joie ; bien plus que la journée qui m’attend en tout cas. Et si je n’y allais pas ? Je pourrais simuler une migraine et rester couchée jusqu’au retour de Papa. Je pèse le pour et le contre dans mon esprit encore embué par le sommeil. Cependant, mon hésitation est de courte durée puisque j’entends déjà Abby, la gouvernante à notre service depuis ma naissance, monter les escaliers et se diriger vers ma chambre. Je profite de mes dernières secondes de détente pour m’étirer de tout mon long.
Lorsqu’elle pénètre dans la pièce encore plongée dans la pénombre, elle se dirige d’un pas ferme vers les rideaux, qu’elle ouvre d’un coup sec, avant de se tourner vers moi et lancer : “debout marmotte ! Si vous restez enroulée dans vos draps une minute de plus, vous devrez dire adieu à votre petit-déjeuner ”. Je vois qu’on me prend par les sentiments Abby, très bien… Vaincue, je repousse à contre-cœur ma couette, non sans un grognement - des plus délicats, cela va sans dire.
Une fois préparée, je descends rapidement les escaliers et rejoins le patio. Avec la bibliothèque, cet endroit est mon préféré de la villa typiquement espagnole que mon père a acheté il y a plusieurs années. En effet, avec ses fines colonnes et son orientation vers le bosquet, la terrasse extérieure jouit d’une douce lumière le matin. De là, on peut entendre les oiseaux de mon père chanter leurs belles sérénades. Ils me font toujours un peu de peine, enfermés dans leur impressionnante cage en fer forgé : je me souviens d’ailleurs qu’un été, alors que mes parents étaient partis se promener en ville, je m’étais empressée d’aller leur ouvrir afin que ces beaux animaux puissent retrouver leur liberté. Cependant, pas un seul d’entre eux n’avait bougé. Aucun n’avait cherché à sortir de cette prison, comme si leur monde se résumait désormais à l’immense nichoir que mon père avait fait construire. A l’époque, cela m’avait mis en colère car j’avais eu l’impression d’avoir pris un risque inutile pour eux, mais ce sentiment s’était vite transformé en une sorte de résignation peinée.
Je secoue la tête afin de chasser cette image et suis l’alléchante odeur de viennoiseries jusqu’à la large table en bois massif qui trône sur les dalles marbrées. Tiens, Papa est encore là. Les yeux rivés sur son ordinateur, il finit son café. C’est étonnant : la plupart du temps, lorsque je me réveille, sa journée a déjà débuté depuis plusieurs heures. Il lève les yeux vers moi tandis que je m’assieds sur la chaise en face de lui. Il me sourit brièvement avant de poursuivre la lecture de ses mails. Je remplis mon assiette et l’observe discrètement.
Je dois l’avouer, Ernesto Castillo est bel homme pour son âge, il est même plutôt séduisant. En effet, malgré la teinte poivre et sel qu’ont pris ses cheveux au niveau des tempes, il parait plus jeune que ses cinquante ans : les traits de son visage ont gardé leur vivacité et leur fermeté et ainsi, le charme qui est le sien depuis toujours. Son allure sportive, fruit d’entrainements hebdomadaires, entretient son image d’homme fier et accompli. C’est lorsqu’on se concentre sur son regard que cette image se craquèle : à l’origine vif et curieux, il est désormais froid et distant, même avec moi. Pourtant, lorsque j’étais enfant, nous passions beaucoup de temps à lire ou écrire des pièces de théâtre ensemble… C’est même lui qui m’a inscrite à mes premiers cours de danse classique, contre l’avis de Maman, qui trouvait cette discipline trop « dangereuse pour le corps et l’esprit ». Je lève les yeux au ciel, encore vexée par les propos tenus par ma mère à l’époque.
Je repousse négligemment mon assiette avant de croiser les bras sur ma poitrine. Mes yeux se posent de nouveau sur Papa, qui tend le bras pour atteindre le verre de jus de fruits devant lui. Sa main tremble. Encore. Je lui ai pourtant conseillé d’aller consulter un médecin, mais il n’a rien voulu entendre. Mes sourcils se froncent et je souffle. Mon père le remarque et me lance un regard interrogateur.
— Qu’y-a-t-il chérie ? Tu as quelque chose à me demander ?
— Non, non. Je me demandais seulement pourquoi tu étais encore là…
Ses yeux s’élargissent légèrement et il répond, amusé :
— Eh bien, je vois qu’on a hâte de me mettre son vieux père à la porte !
— Mais non ! Pas du tout, ce n’est pas ce que je voulais dire, c’est juste que… On ne se croise pas beaucoup ces derniers temps, alors je suis un peu surprise. Mais dans le bon sens du terme, hein !
— Ne sois pas si hésitante quand tu t’adresses à quelqu’un, cela passe pour un manque de confiance en soi. Et, Amalia, s’il-te-plait, ne dis pas “hein”, c’est grossier, me reprend-il avant de se désintéresser de moi.
D’accord… Ça, c’est fait. Il n’aura pas tenu longtemps avant de faire une de ces immanquables réflexions. Finalement, ce n’est pas si mal lorsqu’il n’est pas là. Au moins, cela m’évite de devoir faire attention à mes moindres gestes et à chacune de mes paroles. Moi, tout ce que je veux, c’est un petit-déjeuner en paix. J’évite de le questionner plus avant sur les raisons pour lesquelles il n’est pas encore au travail et me reconcentre sur mon assiette. J’entame ma deuxième tartine lorsque le portable de Papa sonne : il repousse alors sa chaise, prend l’appel et se dirige vers la sortie. Arrivé à ma hauteur, il écarte le téléphone de son oreille, m’embrasse rapidement dans les cheveux et retourne à l’intérieur, sans même me laisser le temps de lui souhaiter une bonne journée.
Même si mon père a toujours beaucoup travaillé afin de faire fleurir son entreprise, il s’y est littéralement consacré corps et âme après la mort de Maman. Avant, elle lui permettait de garder les pieds sur terre, elle était son ancrage dans la vie réelle et le ciment de mes relations avec lui, mais aujourd’hui… Je sais que c’est injuste de penser ça mais parfois, j’ai l’impression d’avoir perdu toute ma famille ce jour-là, mes deux parents. Je sais qu’une part de Papa est morte cette nuit-là, je peux le comprendre, moi aussi je l’ai senti… J’aurais simplement aimé qu’il tente de se retrouver, si ce n’est pour lui-même, au moins pour la famille qui lui restait. Mais je crois que c’était trop lui demander. Désormais, il fait de son mieux et donne ce qu’il est en mesure de donner. Après tout, c’est ce que nous faisons tous après ce genre de drames, non ? On ramasse ce qu’on peut ramasser et on continue à vivre, tant bien que mal, jusqu’à ce que nos mouvements redeviennent peu à peu plus naturels – sans jamais redevenir complètement instinctifs.
Abby interrompt le fil de mes pensées en s’approchant de la table pour débarrasser. Comme d’habitude, elle s’est surpassée et a vu bien trop grand pour nos deux pauvres estomacs. Quand je le lui fais remarquer, elle rétorque que si elle n’y veillait pas, on se laisserait mourir de faim… Enfin, au moins un de nous deux. Ces petites piques sur mon appétit commencent à me taper sur les nerfs. Je grimace et balaie son commentaire d’un revers de la main, comme si cela me passait au-dessus.
Une fois sortie de la douche et mes cheveux séchés dans la salle de bain attenante à ma chambre, je me dirige vers la grande armoire au fond de la pièce. Bon, comment s’habiller aujourd’hui ? Je me pose la question alors que j’ai déjà la réponse en tête, depuis plusieurs jours déjà – si ce n’est semaines. Je suis comme ça ; organisée, pas coquette. Enfin, si aussi, parfois. Bon d’accord, souvent. Mais on me pardonnera cette petite dose de superficialité car ceux qui en feront la critique ne savent pas ce que c’est de vivre chez les Castillo : ici, pas de jogging le week-end ou de baskets pour aller se promener quelques heures dans le centre-ville de Madrid. Comme me le répète si bien mon père depuis aussi loin que je m’en souvienne : une image de marque s’entretient en toutes circonstances. Imaginez-vous entendre ce mantra quasi-quotidiennement pendant dix-sept ans ; exit vêtements confortables et spontanéité.
Je suis maquillée, habillée et coiffée lorsque je passe devant le miroir, en prenant bien soin de ne pas trop m’inspecter. Personne ne le sait, mais chaque matin, cette étape est une épreuve : ce n’est pas de la fausse modestie, non. Je sais que je suis plutôt jolie et que je peux plaire (enfin, pour ceux qui ne nous connaissent pas, moi et Mme Mauvaise-Humeur). Non, ce qui m’empêche de regarder trop longtemps mon reflet, c’est la ressemblance de plus en plus flagrante avec ma mère. Les mêmes ondulations, les mêmes traits fins, la même peau à peine halée, même en été, et la même marque au niveau de ma pommette droite – comme une sorte de fossette. Seuls nos yeux sont différents : ceux de ma mère étaient bleus, presque gris alors que les miens ont la même teinte ocre que mon père. Cette fois, mon cœur ne se serre qu’une milliseconde, mais ce pincement suffit à me faire détourner le regard. Pathétique. Après toutes ces années, la petite Mia n’a toujours pas fait le deuil de sa défunte mère. A cette pensée, je ferme les yeux et serre les points si fort que mes jointures blanchissent et mes ongles s’enfoncent dans mes paumes. La douleur disparue, je souffle longuement avant de me détourner rageusement de cette stupide glace.
Choisir d'habiter près du centre-ville de la capitale espagnole a certes ses avantages, mais cela a aussi de nombreux inconvénients, comme les embouteillages. Pendant que le chauffeur tente tant bien que mal de se faufiler entre les voitures sur les différentes avenues, j’en profite pour trainer sur mon téléphone. J’ai peut-être un message de… *Aucun nouveau message*. Ah, apparemment pas. Parfait, cette journée est tout bonnement géniale. Je n’en veux pas à mes amis de ne pas m’avoir envoyé de messages, moi non plus je ne l’ai pas fait après tout. De plus, je sais très bien que c’est moi qui ai récemment été plus distante avec eux. Mais par contre, Lui aurait pu…
*BIP* : J’espère que tu as limé tes ongles, c’est le retour dans la cage aux lions aujourd’hui…Tu me raconteras tout ça ce soir !
Je pouffe à la lecture du message, ce qui me vaut un regard étonné de Ramon qui ralentit à l'approche d'un feu rouge. Ali, t’es un crétin : on dit la fosse aux lions ou la cage aux folles mais pas « la cage aux lions ». Une fois cette remarque envoyée, je m’enfonce plus confortablement dans le siège en cuir avant de placer des écouteurs sur mes oreilles et de lancer une chanson du groupe Queen pour le reste du trajet.
Je viens de lire tes deux premières publications qui donnent très envie de lire la suite, c'est un très bon début d'histoire. Continue comme ca :)
A Bientôt
Ton message me fait très plaisir, merci beaucoup ! J’espère que la suite te plaira tout autant !
À bientôt :)