La voiture s’arrête finalement devant San Isidro, l’établissement privé dans lequel je suis inscrite depuis le collège, et rien ne semble avoir changé. Les mêmes arbres fleuris, les mêmes statues grecques surplombant le large escalier qui mène aux salles de classes et surtout les mêmes visages, me font face. Les élèves, tout excités à l’idée de se raconter leurs vacances, sont réunis en petits groupes près des parterres de fleurs. Mais ils ne trompent personne : au-delà de leur discussions sur le bronzage, les vagues, les cocktails et les flirts estivaux, chacun essaie de tirer son épingle du jeu. Ils se jaugent tous, tentent de briller au milieu de leurs soi-disant amis. Ramon attend patiemment que je lui fasse signe pour redémarrer. Il me sourit poliment avant de repartir vers le boulevard principal. Même si j'ai détesté mon père lorsqu'il m'a informé qu'il avait engagé un chauffeur pour m'emmener au lycée tous les jours, je ne peux pas nier que ce dernier est aussi serviable que discret. Malgré tout, j'ai l'impression que c'est davantage pour m'avoir à l'œil que pour ma sécurité que mon père a refusé que je me rende en cours par mes propres moyens.
Je pénètre dans l’immense hall qui dessert les différents bâtiments scolaires. L’édifice date de plusieurs siècles mais sa récente remise à neuf a permis de créer un subtil mélange de pierres et de verrières qui lui donne un allure de musée. Le large et majestueux escalier en colimaçon, qui attire incontestablement le regard depuis l’entrée et mène aux salles de classes des terminales, grouille déjà de passants plus ou moins âgés. Bien qu’il soit encore tôt, nombre d’entre eux se pressent de sortir de la cafétaria pour se rendre au niveau des casiers et récupérer leurs manuels. Ces murs, ces escaliers, même ces élèves… Ils me semblent si familiers et étrangers à la fois. Comme si je m’étais absentée plusieurs années ; comme si je voyais la scène se dérouler devant mes yeux, à travers une caméra. Pourtant, seules les vacances d’été me séparent de mon dernier passage dans ces couloirs. Mais tellement de choses se sont passées au cours de ces dernières semaines… Bien que mouvementées, elles m’ont apportées bien plus que ce que je pensais mériter. Mon esprit vagabonde en repensant à ce week-end à Bordeaux, le dernier en tête à tête avec Ali. Oh, Ali… Il semblait si paisible et heureux tandis que nous déambulions dans les petites rues du centre-ville. Je souris en repensant à nos doigts entrelacés lorsque nous nous promenions le long de la Garonne en début de soirée ou quand il insistait pour me prendre en photo devant telle ou telle échoppe insolite. La vie semblait si simple cet été, dans une ville inconnue… Le retour à la réalité n’en a été que plus brutal. Ici, appels nocturnes et rendez-vous volés sont les seuls moments qui nous sont accordés. Ma gorge se serre douloureusement.
— Amagnoliaaaaaaa ! j’entends une voix crier derrière moi. Comme je sais à qui elle appartient avant même de me retourner, j’aboie :
— Appelle moi encore une fois comme ça Julia, et je peux te jurer que tu ne survivras pas à cette journée…
— Ouh, fais attention Alvaro, je crois qu’une certaine personne s’est levée du mauvais pied ce matin.
Je lui tire la langue avant d’exploser de rire et prendre mon amie dans les bras. Elle me serre fort contre elle. C’est vrai que nous ne nous sommes pas beaucoup vues ces derniers temps : j’ai passé tout mon temps avec Ali et Julia a été obligée de rester plusieurs semaines chez son père, à Barcelone. J’ai été si occupée que je ne me suis pas rendue compte à quel point elle m’avait manqué. Je m’écarte d’elle et lève les yeux vers Alvaro, qui se tient tranquillement à côté de nous, en nous observant. On dirait que le soleil lui a réussi : si d’ordinaire, c’est un joli garçon, son bronzage et les cheveux bruns-dorés qu’il a laissé pousser lui donnent un petit côté surfeur qui adoucit ses traits sévères. Il me sourit avant de m’embrasser rapidement la joue. Je sais qu’il n’est pas très à l’aise avec les contacts physiques alors ce petit geste me fait d’autant plus plaisir.
— Amagnolia, hein ? me taquine-t-il.
— Ne commence pas, je dis en levant les yeux au ciel.
Je me tourne de nouveau vers Julia pour reprendre la parole mais elle me devance :
— Pas moyen que je renonce à t’appeler comme ça, peu importe qu’on ait grandi ou non. Même quand on sera vieilles et claudicantes, Amagnolia ce sera toujours cool.
— Oh, rien que ça ! Arrête un peu, c’est juste horrible !
— Laisse tomber Mia, intervient calmement Alvaro. Pas moyen de tenir tête à notre petit lutin, ajoute-t-il les yeux rivés sur son téléphone, un sourire en coin.
— Oh toi ! Tu avais promis d’en parler à personne ! Espèce de…
— C’est quoi cette histoire de lutin ? je demande, intriguée.
— Rien du tout ! s’empresse de répondre Julia. Bon aller, je vais être en retard, à plus vous deux ! Et Mia : tout à l’heure, t’as intérêt de me raconter ton été dans les moindres détails.
Je fixe Alvaro afin qu’il m’en dise plus mais il se contente d’hausser les épaules d’un air faussement innocent. Je suis sur le point d’insister mais j’aperçois Monica s’approcher de nous en roulant des hanches, des lunettes de soleil négligemment posées sur le bout de son nez – alors même que nous sommes à l’intérieur. Julia et elle ont beau être de la même famille, ces deux-là n’ont en commun que leur nom : la première est aussi frivole, souriante et chaleureuse que la seconde est aguicheuse et lunatique. Mais allez savoir pourquoi, son comportement n’a l’air de gêner que moi. Peut-être parce que depuis notre première rencontre, elle a décidé de me vouer une haine quasi viscérale et que j’y ai répondu avec un mépris ouvertement palpable. Quoi qu’il en soit, il est bien trop tôt pour subir son petit numéro. Je lance donc un rapide “on se voit plus tard, Alvaro ! ” et me dirige vers ma salle de classe.
Après un rapide coup d’œil à l’intérieur, je remarque que Rosario est déjà installé à sa place habituelle. Il m’a pas encore vu puisqu’il est trop occupé à dévorer Julia des yeux, qui virevolte joyeusement de table en table pour raconter ses vacances, sans un regard pour ce petit brun à l’allure de chiot. Aller, c’est parti pour la fosse aux lions. Le menton relevé et un air détaché parfaitement étudié plaqué sur le visage, je pénètre dans la salle de classe et me dirige vers la chaise voisine à celle de Rosario, sans un regard pour les autres élèves. Je ne sais pas vraiment pourquoi j’agis comme ça avec les gens. En réalité, je ne suis pas très à l’aise en public ; c’est le seul moyen que j’ai trouvé pour donner le change et qu’on me fiche la paix. La plupart de mes camarades, et même peut-être certains de mes amis, pensent que je suis quelqu’un de superficiel et arrogant. En même temps, personne ne pose de questions à quelqu’un comme ça, et c’était justement le but en arrivant ici : laisser la gentille petite Mia là où elle doit être, survivre jusqu’au bac, puis partir loin et ne plus jamais me retourner. Les seules personnes avec qui j’abaisse quelque peu ma garde, comme Rosario, Julia ou Alvaro, ont appris à jongler avec la personne que je suis avec eux et l’image que je renvoie aux autres élèves du lycée, bien que je doute qu’ils s’y soient réellement fait.
Cela fait déjà plusieurs minutes que je discute avec Rosario quand Julia vient s’assoir sur la chaise près de moi – à la grande déception de notre ami. Cependant, elle se penche tout de même sur sa table et lui lance un joyeux « hey, salut Rio ! » accompagné d’un signe de la main. Il n’en faut pas plus au jeune homme pour virer rouge écrevisse. Il se contente donc de lui retourner un sourire gêné mais si adorable que je ne peux m’empêcher d’esquisser moi-même un sourire attendri. J’adore Rio (qui refuse tellement qu’on l’appelle autrement que par ce surnom que certains de nos camarades ne savent même pas que ce n’est pas son vrai prénom) : il est gentil, drôle et attachant et surtout, il ne fait jamais semblant, avec personne. S’il trouve toujours les mots justes pour remonter le moral ou rassurer, il est aussi le premier à nous remonter les bretelles lorsque l’un de nous débloque. Pourtant, il n’a pas toujours été aussi à l’aise au sein du groupe. A son arrivée à San Isidro en seconde, grâce à une bourse, il a eu du mal à se faire une place : même lorsqu’il a commencé à sortir avec nous, on voyait bien qu’il n’était pas à l’aise. Je suis heureuse qu’il ait finalement réussi à surmonter les préjugés qu’il avait sur nous, et ceux qu’il pensait qu’on avait le concernant. Puisqu’aujourd’hui, de nous tous, il est certainement celui qui s’entend le mieux avec tout le monde.
— Amagn…
Un regard suffit à stopper Julia dans sa lancée. Elle lève un sourcil et se corrige finalement.
— Bon, d’accord M-I-A. T’es vraiment pas drôle. Bref, maintenant qu’on est seules, tu me racontes tes aventures ? Et avant que tu me répondes qu’il ne s’est rien passé de particulier, je te préviens que je ne lâcherai pas le morceau avant que tu me donnes assez de détails pour remplir une chronique digne de Gossip Girl.
— Eh bien, rien que ça ! Je crois que tu surestimes légèrement mes occupations estivales. Désolée de te décevoir mais il n’y a pas grand-chose à raconter : à part la nourriture et les musées, la France n’a rien de franchement excitant.
— Même pas de beaux petits français pour passer le temps ? Arrête tes conneries, tu es partie en vacances toute seule, parce qu’on va se le dire, ce n’est pas ton père qui t’accompagnerait flâner dans les petites boutiques, et tu n’as rencontré aucun bel étudiant francès ?
— Bon, il y a peut-être eu deux ou trois courtes nuits… Mais encore une fois, rien qui ait réellement valu la peine de marcher plusieurs heures sur les pavés, en talons. En plus, heureusement qu’ils étaient mignons, parce qu’ils n’ont clairement pas brillé par leur conversation…
— En même temps, pas sûre que vous vous soyiez vraiment laissés le temps… n’est-ce pas ?
— Touchée.
Je me mords l’intérieur de la joue face à mes mensonges scandaleux. J’ai un peu honte de mentir ainsi à mon amie, mais elle voulait une historie croustillante et moi, mon intimité. Alors, comme ça, tout le monde y trouve son compte… pas vrai ? J’ai un léger pincement au cœur que Julia ait si facilement cru à mes bobards, mais après tout, qui est la plus à blâmer ? La fille qui pense que son amie s’est envoyée en l’air tour l’été avec des inconnus ou celle qui s’invente une vie ridiculement frivole ?
Je vois à peine l’heure passer tellement je suis prise par les petites anecdotes des vacances de Julia, et les interventions à mourir de rire de Rio. Alors que la cloche sonne la fin du cours (et oui, une cloche, en 2018. Le progrès mais pas trop, comme on dit), Julia m’attrape par le bras et chuchote discrètement :
— Tu as vu le nouveau, dans la classe d’Amaury et Alvaro ? Il est trooop beau. Un italien je crois. Exotique. Bref, craquant quoi.
— Wow, si pour toi l’Italie c’est exotique, c’est que tu as vraiment besoin de sortir du pays Julia ! je me moque gentiment.
— Pas faux. Du coup, la prochaine fois que tu te fais chier dans je ne sais quelle villa française, tu sais quoi faire ! Fais donc voir du pays à ta pauvre amie.
— Qui sait ? Un jour peut-être, ahah. Mais pourquoi tu ne pars jamais avec tes parents quand ils vont en voyage ?
— Ama… Mia. Rien qu’avec ta question, tu as déjà la réponse : parce-qu-il-y-au-rait-mes-pa-rents.
Je lui donne un coup de coude qu’elle esquive facilement et nous nous dirigeons en riant vers la cafétaria.