Héritier d’une longue lignée de maîtres verriers qui avaient participé à tous les chefs d’œuvres gothiques de France et de Germanie, Bartholomé Vermeil, seigneur de Rheinenberg, troisième du nom, menait la vie paisible et monotone des nobliaux de la province d’Ill.
Il était de ceux qui n’avaient pas peur de remonter leurs manches pour aider à soulever la voiture, avec sa mère et sa sœur dedans, lorsqu’elle s’embourbait sur une route secondaire que ses petits revenus ne lui permettait pas d’entretenir. Il avait la loyauté et l’estime de ses gens et son caractère placide et droit, sa jeunesse et ses manières franches compensaient son manque d’intérêt pour la religion. Son chapelain était bien le seul à se plaindre de le voir plus souvent aux halles qu’à la messe, car il savait s’y rendre utile et il disait lui-même souvent qu’il s’occuperait d’aller à la messe le jour où Dieu s’occuperait de remplir ses caisses.
Bien qu’il sût l’apprécier, il n’avait jamais appris lui-même l’art du vitrail – les plus belles cathédrales ayant déjà été érigées. Il avait cependant, avant même d’être page, mit à profit le dense imaginaire de ses ancêtres dans ses jeux et ses histoires d’enfant. Pixies, lutins et elfes des sous bois, qui peuplaient les contes de sa nourrice, l’avaient ainsi accompagnés jusqu’à l’âge de raison et un peu plus encore, avant que la vie et ses douleurs ne viennent ternir sa candeur.
Bartholomé avait perdu son père très jeune, la tuberculose n’ayant eu aucun égard pour cette force de la nature au rire tonitruant. Le jeune homme se souvenait encore du fantôme crachant des glaires aussi vermeilles que son nom, que l’on avait installé dans l’aile la plus éloignée du château pour qu’il puisse y rester au calme, à moins que ce ne fut pour des raisons de quarantaine. L’enterrement avait été rapide et Bartholomé, endeuillé et solitaire, s’était réfugié avec ferveur dans l’apprentissage du métier de châtelain. N’ayant pas eu de précepteur autre que le grand homme qu’il adulait, il choisit pour nouveaux maîtres les commerçants des halles de Freistadt. Ces derniers, ravis que leur jeune seigneur s’intéresse aux choses de son peuple, lui apprirent non pas à lire et à compter – d’autant qu’il savait déjà ces choses là, en plus du grec et du latin, de la théologie, de la géométrie, de l’équitation et des armes – pas à compter donc, mais à tirer le meilleur parti de tout ce qui lui tombait entre les mains et à ne jamais lâcher prise lorsqu’une affaire en valait la peine.
Ces qualités là plus que toutes les autres allaient lui être des plus utiles dans la suite de ses aventures.
Lorsqu’il trouva la lettre, un jour de septembre brumeux et froid, un de ceux qui confirment le sentiment que l’été s’en va, Bartholomé resta interdit. Il était monté dans son bureau pour y quérir ses gants d’équitation, qu’un kobold avait dû enfouir dans l’ordre très relatif et extrêmement personnel de sa table de travail. C’est sur cette dernière qu’il l’avait trouvée, debout entre sa plume et l’encrier, le cachet de cire encore frais. Personne à cette heure matinale ne portait de missives à moins qu’elle ne fût urgente. Mais en ce cas, Nicolas, son valet de pied, serait venu le trouver en personne plutôt que de laisser la lettre sur sa table de travail. De plus, sa correspondance officielle avec son duc – car il semblait bien que la lettre fût de lui – avait toujours été accompagnée d’un courrier en livrée, imbu de son rôle d’exprès et généralement tapageur qui n’acceptait de remonter sur son cheval qu’après avoir mangé, bu, et remis dans sa besace armoriée la réponse du seigneur vassal.
Pressant sa joue contre le verre glacé de la fenêtre qui donnait sur la cour, Bartholomé s’assura qu’aucun cheval de poste n’attendait devant les écuries. Puis il retourna à sa table en soupirant ; valet pressé ou lutin messager, une dépêche aussi matinale était sans nul doute de grande importance. Debout dans la pièce froide, il ouvrit la missive, brisant la cire d’un geste sec ; l’écriture fine du duc de Strasbourg l’invitait personnellement : la saison de la chasse s’ouvrait tout juste et, l’été ayant été généreux, le gibier abondait dans les bois de son nouveau pavillon de chasse. Rasséréné par la nature de sa correspondance – les invitations de cet ordre se distribuaient en nombre avec célérité et ne requerraient pas de réponse – Bartholomé se demanda pourquoi son duc l’avait convié, lui, un gentilhomme de province, un noble paysan, alors qu’il pouvait trouver parmi ses voisins des compagnons de chasse bien mieux nés. Repliant la lettre, il alla la glisser sous la porte du cabinet de sa mère, puis, les gants à la ceinture, il se dirigea vers l’écurie pour sa promenade matinale.
« Je serai moi aussi une sorte de gibier, s’il m’attire dans sa tanière », dit Bartholomé à son destrier, un bourbonnais à la robe claire, qui s’était toujours montré un interlocuteur patient.
« Il n’a pas pu inviter tout le duché ; il m’aura donc distingué. Soit il convoite mon fief… pour l’un de ses enfants peut-être – j’ai entendu dire qu’il avait trois fils, sans compter les bâtards – soit il a désespérément besoin de soutien, pour aller quêter jusque chez le dernier de ses vassaux. »
Passant les doigts dans sa barbe blonde, le seigneur de Rheinenberg balaya du regard ses terres qui s’étendaient devant lui. Depuis la colline du monastère il apercevait son château, dont la tour massive et séculaire protégeait de son ombre la cour agitée d’une ardeur matinale, les greniers et les trois fermes – les Braun, les Rosenblatt et la veuve Kuntz – qui vivaient sous sa garde derrière les remparts tudesques ; le bois de Piskwald, dont les chênes et les hêtres restaient étonnamment verts jusqu’au premiers frimas, et, derrière lui, entre les troncs des pins, les eaux roses du Rhin qui miroitaient dans le levant. L’affection qui le liait à ses gens et à ces lieux allégeait toujours son cœur des responsabilités de son rang et de sa charge.
Son cheval s’ébroua sous lui, chassant la fraîcheur de ses membres engourdis.
« Hardi camarade, l’exhorta Bartholomé en lui flattant l’encolure, je ne pense pas que mon Duc soit homme à convoquer son ban avant l’hiver. Et pour quoi faire d’ailleurs. La peur est moins rentable que le commerce et ses voisins assiégés, bien au chaud avec leur moisson, riraient à son nez gelé. »
D’un claquement de langue, le jeune chevalier lança son destrier pour le galop du retour. Il irait rencontrer son seigneur, entretenir leur relation, chasser à courre et surtout protéger ses intérêts.
« Il pourrait avoir une nièce un peu encombrée », proposa Nicolas, mimant un ventre rebondi.
Assis à la grande table de bois qui sentait l’oignon et la cire, Bartholomé écoutait les théories de son valet d’une oreille distraite en examinant un morceau de fromage. Discrets et efficaces, la cuisinière et son aide s’affairaient autour d’eux, étouffant le bruit des marmites. Leur seigneur ruminait ses souvenirs afin d’y trouver des éléments qui lui servirait dans sa rencontre avec le Duc. Il revoyait le jour de son adoubement ; sa première rencontre avec le seigneur de Strasbourg avait eu lieu dans le faste et les vapeurs d’encens alors qu’il n’était qu’une tête blonde parmi les autres, agenouillé sur les superbes mosaïques de la cathédrale. Quant à leur seconde entrevue, elle avait encore dans ses souvenirs l’amertume du deuil à peine voilée par les années. C’était ici même, à Rheinenberg, dans sa salle du trône. Il avait prêté serment de vassalité, renouvelant le geste de son père et de son grand-père avant lui. Depuis, leurs relations étaient épistolaires et empreintes du respect distant qui unit deux personnes grandement éloignées, par l’âge comme par le rang. Convaincu que ses souvenirs lui seraient d’un piètre secours, et de plus assez peu préoccupé par cette entrevue mondaine dont la légère intrigue l’alléchait peut-être même plus que la perspective de la chasse à courre, Bartholomé s’en fut trouver sa mère afin de lui remettre les affaires pressantes et courantes et de déléguer un peu de ses devoirs de suzerain pour les semaines à venir.
Comme à leur habitude à cette heure de la journée, sa mère et sa sœur se trouvaient dans l’étude, baignée de lumière. Grandes et blondes toutes deux, elles étaient si semblables de dos qu’il n’était pas rare qu’il s’y trompât. Elles étaient penchées sur un tas de cailloux gros comme des œufs de poule – la géologie était l’une des passions de sa sœur – et marmonnaient des hypothèses ponctuées par le tintement de leurs lentilles grossissantes. Bartholomé se glissa devant elles jusqu’à la fenêtre et s’assit dans la lumière bleue du vitrail orné de ses armes. D’azur à la tour d’argent, donjonnée du même et ouverte de gueules, la fierté de son grand-père. Attendant patiemment la fin de leur conciliabule minéralogique, il prit son tambour à broder et vérifia machinalement son serrage.
« Toujours des moucherons, mon seigneur et frère ? »
Anne avait levé les yeux de sa table et le regardait d’un air moqueur, désignant du menton les sujets sur sa toile.
« Je les appelle pixies, Annette. Avez-vous terminé ?
– Je suis formelle, Anne, cette veine n’est pas brune, elle est dorée. » déclara leur mère, réclamant ainsi toute l’attention de sa cadette.
Bartholomé les observa avec amusement. Penchées l’une sur l’autre elles avaient l’air de se refléter, comme dans un miroir à vingt ans d’écart. Le lorgnon de sa sœur lui donnait un air de cyclope. Bartholomé réprima un gloussement et concentra son attention sur les petits personnages hexapodes et ailés qui s’égayaient sur son ouvrage. Broder l’aidait à concentrer son esprit sur les détails et il était souvent venu à bout de problèmes complexes une aiguille à la main.
« À quoi rêves-tu Bartholomé ? » lui demanda sa mère en venant s’asseoir près de lui, laissant Anne absorbée dans ses notes.
« Tu as lu la lettre je suppose.
– Castelvoyant est un drôle de nom pour un pavillon de chasse. Mais tu es l’invité personnel du Duc, énonça-t-elle pensive.
– Un parmi deux ou trois douzaines sans doute.
Le jeune seigneur s’arracha à la contemplation des fils dorés.
« Je partirai tôt demain, mère. J’honorerai mon seigneur et protégerai nos intérêts.
– Je suis de ton avis. » acquiesça-t-elle calmement.
Les yeux de sa mère se plissaient de douceur et de fierté, Bartholomé lui rendit son regard et fit la moue.
« Je prends Nicolas avec moi, et Frederik nous accompagnera jusqu’à Waldorf. Il va voir son père qui est malade. »
Il posa sa main sur la sienne, enserrant le bout de ses doigts.
« Puis-je te confier Rheinenberg ?
– Bien entendu, assura-elle, en lui rendant son étreinte. Si Frederik s’en va, je demanderai à Marieke de s’occuper des chevaux. La moisson est presque entièrement entreposée et nous attendrons ton retour pour les vendanges. Si la vache des Braun met bas deux veaux comme Peter l’a prévu… »
Bartholomé embrassa sa main, masquant son sourire amusé.
« Tu sauras faire, mère. Tu as toute ma confiance. »
Devinant l’inquiétude qu’elle s’efforçait de dissimuler, il ajouta :
« Dame Trude a dit qu’elle savait y faire même avec les animaux... Tu n’oublieras pas le puits, Inge a failli y tomber avant hier. Je serai de retour dans deux semaines, un mois tout au plus. »
Lorsqu’il partit le lendemain matin, traversant les vignes où s’accrochait la brume, le seigneur de Rheinenberg avait le cœur léger. Il se retourna une dernière fois avant le bois et aperçu la petite tour grise qu’il chérissait tant. Il devinait plus qu’il ne voyait sa mère et sa sœur, accoudées à la fenêtre de leurs chambres et fit un signe de la main tout aussi imperceptible. Les nuages promettaient un jour clair et sans vent. Le pas tranquille des sabots sur le chemin rythmait la chanson que fredonnait Frederik. Inspirant la fraîcheur, Bartholomé sentit monter en lui comme une envie d’aventure.
Je viens de finir de lire cette nouvelle version avec un réel plaisir. La relâche sur le nombre de mots par chapitre a fait gagner ton texte en richesse. On ressent d'autant plus l'attachement de Bartholomé pour son fief.
Le vocabulaire est toujours aussi juste, et j'aime tes tournures de phrases, le ton oral.
Je vais continuer à lire mais tu n'auras peut-être pas de commentaires tout le temps !
olek
Je saurais te réclamer des commentaires si tu ne m'en écris pas ;-)
Je suis de retour, armée de ma liseuse, pour dévorer tes chapitres ! Je me souviens clairement avoir commencé ton histoire avant sa réécriture et à quel point je l'avais adoré. C'est toujours le cas, VRAIMENT.
On plonge tout de suite dans ton univers (médiéval, en plus <3) et on se délecte de tous les petits détails. J'aime déjà si fort Bartholomé ! Le fait qu'il brode des nixies... Je me rappelle que déjà la la première lecture, cela m'avait beaucoup plût ! J'aime aussi sa manière de parler, l'humour qui trahit ses formulations.
Je te propose quelques retours sur des phrases :
"Il avait la loyauté et l’estime de ses gens (et son caractère placide et droit), sa jeunesse et ses manières franches compensaient son manque d’intérêt pour la religion." : J'ai un souci de sens dans cette phase. Comme si ce que j'ai mis entre parenthèse était en trop ou pas au bon endroit.
"Le jeune homme se souvenait encore (du fantôme crachant des glaires aussi vermeilles que son nom), que l’on avait installé dans l’aile la plus éloignée du château pour qu’il puisse y rester au calme, à moins que ce ne fut pour des raisons de quarantaine." : j'ai compris que le fantôme était son père, en revanche, pourquoi ses glaires étaient-elles aussi vermeilles que son nom ?
"autre que (le grand homme) qu’il adulait" : tu parles de son père, je me dis néanmoins que cela peut être un peu confusant.
"avait toujours été accompagnée d’un (courrier) en livrée, imbu de son rôle d’exprès et généralement tapageur" : coursier ?
A bientôt !
je suis contente de t'avoir comme lectrice. :-) Merci pour la "pub" que tu me fais sur Discord ;-)
Je note tes remarques. Pour les glaires vermeilles, c'est une façon de dire qu'il crache du sang. Et le "courrier" était le véritable nom du métier de ceux qui portaient les lettres au 15e siècle. j'ai choisi de le garder par souci d'époque.
Je cours lire la suite de tes commentaires.
Bisous
Tu recommences tout ? pourquoi ne pas avoir archivé la première histoire et publié une autre en mettant "nouvelle version" ? Tu as perdu tes anciens commentaires du coup, je ne pourrais plus jamais te prouver que j'avais bel et bien lu et commenté cette histoire avant l'IRL de Montreuil et que tu avais répondu a mon com xD !
Pardon pour le flood, c'est des trucs qui devraient plutôt être dits sur les JdB mais sans le forum... T.T
Est-ce que cette nouvelle version va changer de la précédente ? j'ai relu ce premier chapitre il ne m'a pas paru différent, mais la première version remonte déjà a quelques mois... qu'est-ce qui t'as donné envie de tout reprendre ?
Cette nouvelle version ne change pas trop pour le premier chapitre mais j'ai fait des ajouts sympa dans le deuxième (à venir très prochainement) et j'ai carrément tout changé pour le troisième. En fait j'ai plus ou moins inséré trois chapitres au milieu des huit que j'avais écrit et j'ai tout remanié pour que ça se tienne bien. L'histoire est toujours la même dans les grandes lignes, c'est juste que le rythme me semble plus juste ainsi.
Pour la maîtrise, je fais de mon mieux, mais mon master en histoire m'aide bien ;-). La province d'Ill c'est l'ancien nom de l'Alsace, mais à l'époque qui correspond à celle de mon récit, l'Alsace était allemande, pas française, du coup on imagine ce qu'on veut ! Par contre c'est vrai qu'à cette époque de très grands artisans pouvaient devenir gentilshommes et accéder progressivement à la noblesse.
La répétition de "avait" m'embête : c'est le plus-que-parfait qui fait ça. Je ne pense pas que varier la conjugaison de mes verbes soit plus esthétique et j'aime bien le rythme de la phrase en soi. Est-ce vraiment gênant ?
Pour les phrases longues, j'assume. C'est le style, proche de celui des auteurs médiévaux que j'affectionne, que j'ai choisi pour ce roman.
Pour les détails lourds, j'ai besoin de clarté : qu'est-ce que tu as trouvé lourd ? Le détail en lui-même ? La façon dont il était présenté ? Dénote-t-il dans le récit ?
Je te remercie pour ton retour, à bientôt !
C'est très bien écrit, et ça donne envie de lire la suite.
Attention à ces petites erreurs :
-Dans le résumé : "L’aventure qu’il va vivre est de celle qui ouvre l’esprit ", c'est "de celles qui ouvrent..." (au pluriel donc).
-Dans les Notes de l'auteur : "ne sauraient" et non "ne seraient"
Dans le texte lui-même je n'ai pas trouvé de fautes ou d'erreurs de syntaxe, c'est plaisant !
Une suggestion pour la dernière phrase : "inspirant la fraîcheur, Bartholomé... " . Inspirer est le bon mot, certes (faire entrer de l'air dans ses poumons), mais écrit comme ça on hésite une fraction de seconde avec l'autre sens de ce verbe. Pour finir sur une bonne impression, tu pourrais utiliser l'image classique "Inspirant la fraîcheur à pleins poumons ", ça donnerait en plus un côté volontaire au personnage qui est au début d'une aventure dont on a envie de connaître la suite.