Castelvoyant n’avait pas été facile à trouver. Après avoir laissé Frederik au chevet de son père, Bartholomé et son valet Nicolas avaient erré dans les bois sur les indications vagues d’un rémouleur rencontré à la sortie de Waldorf. Au bout de deux heures infructueuses, l’humeur badine de Nicolas s’était envolée et Bartholomé ne comptait plus que sur les rayons timides du soleil pour se réchauffer. Tenté par l’aventure, ou résolu à l’inconfort, il se détermina à emprunter un sentier de forêt suffisamment entretenu pour permettre à leurs montures de circuler avec aise. Grand bien lui en prit.
Le pavillon de chasse du duc de Strasbourg avait été dissimulée au milieu des arbres, comme un affût de braconnier. Leur sentier avait débouché plutôt abruptement sur une herse de deux toises, qui les surprit tant que leur chevaux renâclèrent avant de la franchir au pas, circonspects. Jetant un œil derrière lui, Bartholomé observa la grille de fer forgé, ornée d’un médaillon dont il ne voyait que le revers. Elle était flanquée de deux tours fortifiées, recouvertes de mousse jusqu’au dernier quart, ce qui leur donnait l’aspect étrange de deux arbres plantés à l’envers, les créneaux tendus vers le ciel comme des racines gourdes.
Au delà de la herse s’étendait une clairière étonnamment vaste pour une forêt aussi dense. Le château trônait en son milieu comme un chat de cuisine sur une couverture. Un petit fossé large de deux coudées et des remparts à peine plus hauts qu’un homme, mangés par le lierre, lui faisaient une double ceinture aussi extravagante qu’insolite.
Nicolas, qui n’avait pas la retenue de son maître, exprima tout haut ce qu’ils pensaient tout deux :
« God fér dègel, c’est un Burig* ! »
Devant eux s’ouvrait une cour de belle taille, à moins que ce ne fût la petitesse du château lui-même qui la rendait spacieuse en proportion. Le corps de logis n’avait qu’un étage et les tourelles qui le flanquaient à peine un de plus ce qui donnait à l’ensemble un air râblé, accentué par les rayures claires du mortier entre les pierres de taille plus sombres. Promenant son regard sur l’édifice, Bartholomé distinguait sur ces pierres des gravures en rinceaux et sous chaque fenêtre des sculptures grimaçantes. Telles des coiffes de courtisanes, les toits en forme de poire étaient diaprés de tuiles colorées formant des motifs géométriques. L’incroyable finesse de ces ornements, leur incongruité dans un pavillon de chasse, fût-il ducal, les laissèrent médusés, comme Hansel et Gretel devant la maison de pain d’épices.
« Pensez-vous que les châtelains sont des Manele**, messire ? » demanda Nicolas fort à propos, car le Duc était réputé pour sa bonhomie.
Bartholomé sourit à son compagnon de voyage.
« Entrons le découvrir, veux-tu ? »
Ensemble ils talonnèrent leurs montures et traversèrent le petit pont levis au-dessus des roseaux. La cour du château avait un agencement des plus ordinaires : puits, office, écuries, poulailler et chenil, car il s’agissait d’un pavillon de chasse. Là encore les proportions réduites et les ornements abondaient. Bartholomé s’amusait de découvrir les goûts un peu excentriques de son Duc et pressentait que l’endroit était plus qu’un simple lieu de détente : un écrin, dans lequel la charge du pouvoir et des mondanités se retirait pour faire place à l’onirique.
La cour était déserte à part quelques poules qu’une chienne à cailles aux oreilles bouclées coursait avec la nonchalance de l’habitude. À cette heure de la journée la domesticité, réduite dans ce genre de demeure secondaire, était souvent cantonnée à l’office. Le seigneur et son valet échangèrent un sourire las, heureux d’être parvenus à leur destination. Un léger jappement les firent tourner la tête vers la chienne qui s’était assise entre leurs chevaux et les regardait tour à tour, l’œil vif, la langue pendants et la queue frétillante. Elle avait un poil brun si foncé qu’il paraissait presque noir à l’ombre du cheval de Bartholomé.
« Bonjour, ma belle, salua Nicolas en mettant pied à terre, où sont tes maîtres ? »
L’animal s’assit et souffla en secouant son museau. Puis elle vient se coller à sa jambe et y resta, la tête appuyée contre son genou, le cou tendu pour demander des caresses.
« Même chez les autres, tu fais toujours le même effet aux bêtes, constata Bartholomé avec amusement.
– C’est d’avoir grandi avec elles, messire Bartholomé, quand votre père nous a pris à son service, le mien était d’abord son maître de chenil.
– Les chiens le passionnaient plus que la chasse, » se souvint Bartholomé avec nostalgie.
Puis, désignant la porte de l’écurie qui s’entrouvrait il ajouta :
« On vient, Nicolas. Prend mon cheval et mène-le avec le tien ; puis tu iras seul à l’office demander une collation que nous prendrons dans mes appartements. Nous ne sommes plus à Rheinenberg, mon ami.
– Soyer sans crainte, mon seigneur, je sais jouer le serviteur modèle. »
Avec un clin d’œil et une révérence, Nicolas prit les rênes du cheval de son maître et se dirigea vers l’écurie alors qu’un jeune homme en habit de forestier en sortait et s’avançait à leur rencontre.
« Deiz mat, Messeigneurs*** ! les salua-t-il d’une voix de granite. Vous êtes les bienvenus à Castelvoyant. Je suis Gestin, garde-chasse. Avez-vous... »
Il tourna brièvement la tête en direction du château, les sourcils froncés, avant de reprendre son expression accueillante en croisant le regard de Bartholomé.
« Le bonjour à toi garde-chasse. Je suis Bartholomé Vermeil, seigneur de Rheinenberg et voici mon valet, Nicolas. »
Ce dernier salua de la tête car il peinait un peu à avancer avec un cheval dans chaque main et la chienne qui trottait entre ses jambes.
« Kistin, rentre ! » ordonna le garde-chasse sans lui adresser un regard. La chienne obéit aussitôt à son maître et alla se coucher en haut de l’escalier de pierre, devant la porte ouvragée du château.
« Cette chienne est un trésor, s’attendrit-il, je n’ai jamais connu de meilleur compagnie que la sienne. Les bêtes ont une façon si simple de voir les choses.
– Elle a une belle couleur, commenta Bartholomé gentiment. »
Il y eut un moment de silence. Debout dans le soleil de midi qui réchauffait la cour presque déserte, Bartholomé sentit une douce torpeur l’envahir peu à peu. Puis un des chevaux piaffa, impatient de recevoir sa ration, et Bartholomé prit une grande inspiration, ranimant avec lui le dénommé Gestin qui semblait s’être perdu dans ses pensées.
Des éclats de rires qui venaient des communs résonnèrent dans la cour. Dans l’encadrement de la porte de l’écurie, Nicolas se massait le crâne et la poitrine sans aucun signe d’hilarité. Il avait été si surpris par le palefroi qu’il en avait sursauté et s’était cogné la tête au chambranle. Bartholomé, ignorant les convenances, accourut auprès de son valet, cherchant des yeux l’origine des murmures joyeux qui s’étouffaient doucement. Du coin de l’œil, il vit le garde-chasse ouvrir à la volée la porte de ce qui semblait être l’armurerie dans laquelle il disparut.
« Drôle d’accueil ! marmonna Nicolas en se redressant. Qu’en pensez-vous messire ?
– Si c’est une farce, mon ami, je n’en serais pas l’oie », affirma Bartholomé.
Gestin ressortit du bâtiment avec un air ennuyé.
« Je vous présente mes excuses. Êtes-vous blessé monsieur ?
– Nan », gromela Nicolas en tirant sur les rênes pour faire avancer les chevaux.
Se rappelant son rang et sa place, Bartholomé revint sur ses pas en s’adressant au garde-chasse : « Est-ce bien là la demeure du duc de Strasbourg ?
– Certainement », fit Gestin en haussant ses épaules immenses d’un air pourtant incertain.
« Je vais vous annoncer à mon seigneur Tibère, » ajouta-t-il en faisant demi-tour en direction du corps de logis tandis que sa chienne se redressait, prête à lui servir d’escorte.
Échangeant un dernier regard perplexe avec son valet – qui avait l’air plus vexé que perplexe –, Bartholomé emboîta le pas au garde-chasse, les sens en éveil, sa mémoire s’empressant de situer Tibère de Strasbourg dans la généalogie ducale.
Le trajet jusqu’au salon de lecture dans la tour ouest ne fut pas long, mais suffisant tout de même pour que Bartholomé apprenne que Gestin était aussi grand que bavard, qu’il adorait les chiens et le maniement des armes, et que sa famille était depuis toujours au service de Castelvoyant. Le seigneur de Rheinenberg se reconnut en lui dans l’attachement qu’il avait pour sa demeure. La famille de Strasbourg semblait secondaire au garde-chasse. D’ailleurs, en parcourant les couloirs tendus de tapisseries à rinceaux bleus et verts, Bartholomé commença à se demander si ladite famille habitait bien l’endroit. Le gueules et l’argent ne se prêtaient peut-être pas au décors d’un pavillon de chasse, mais aucunes armoiries, aucun sceau, aucun portrait ne figurait dans les pièces qu’ils traversaient. Ils atteignirent une porte en bois blanc délicatement ornée d’un merle essorant. Gestin lui fit signe de l’attendre, puis il frappa un coup sec et entra, la chienne sur les talons.
Bartholomé balaya du regard le couloir enfin silencieux, appréciant le confort et la sobriété élégante du seul banc en pierre recouvert d’un coussin en velours grenat. L’endroit avait tout d’une retraite, loin des tumultes du pouvoir. Avec un soupir rasséréné, le jeune seigneur s’approcha de la fenêtre, ornée de vitrail, et contempla la poussière colorée qui dansait dans le soleil. Qui dansait dans le soleil. Il caressa le verre chaud de sa main à la recherche d’une fissure, d’un courant d’air. Comment la poussière pouvait-elle danser ainsi ? Elle tourbillonnait, enchaînait des ondulations, des volutes et des arabesques presque invisibles. Il se revit dans son lit, petit garçon fiévreux de six ans, assistant au spectacle irréel de danseurs de poussière. Un sourire amusé passa sur ses lèvres, mais ne s’y attarda pas. Cet endroit n’était pas sa chambre à Rheinenberg et il avait mieux à faire que de s’attendrir sur ses souvenirs.
Le nom de Tibère de Strasbourg lui était inconnu, il en était presque certain. Mais entre les enfants illégitimes et les cousins éloignés, il était loin de connaître toute la généalogie de son seigneur. Où peut-être que ce Tibère était un homme d’église. Gestin avait-il dit « monseigneur » ? La famille de Strasbourg ne manquait pas d’évêques et d’abbés. Il se pouvait également qu’un ami proche du Duc habite le château à titre gracieux pour en assurer l’intendance. Bartholomé se demanda si son Duc viendrait vraiment où si ce Tibère, quels que soient son nom et ses titres, était celui qu’il devait véritablement rencontrer.
Le garde-chasse revint, le visage fermé, accompagné par un homme richement vêtu d’une fraise empesée et d’une veste aux couleurs des Strasbourg, de gueules et d’argent, la moustache blonde et les yeux froids. Il tendit à Bartholomé une main fine et ferme comme un étau :
« Messire de Rheinenberg, bienvenue à Castelvoyant. Pardonnez notre accueil sommaire, je n’ai pas été informé de votre arrivée. Je me nomme Tibère et je serai votre hôte. »
* Ce qui, d’après la langue chantante du pays de l’Ill, pourrait être traduit par « Nom d’un couvercle, c’est une forteresse ! »
** Amateurs et amatrices de bonne chère, connaissez-vous les manele ? Ces brioches en forme de bonhomme jovial ont donné en alsacien un doux surnom aux gens aimables.
*** Voici une façon typiquement bretonne de dire bonjour.
J'ai ton histoire dans ma PAL depuis une éternité et je prends enfin le temps de la lire! Je n'avais rien à commenter dans le 1er chapitre, donc je commence ici par te dire que j'aime beaucoup ta plume, très soignée et précise (j'ai même découvert de nouveaux mots!), et qui convient parfaitement à l'univers; j'aime beaucoup tes descriptions et tes métaphores, je me représente vraiment bien ce que tu présentes!
L'univers m'intrigue beaucoup, notamment parce que ce n'est pas tout à fait l'histoire, donc j'ai hâte de voir ce que ça va devenir, d'autant plus que le commentaire de Tibère qui dit qu'il ne s'attendait pas à la venue de Bartholomé renforce le mystère et que l'histoire de la poussière qui danse met un peu la puce à l'oreille (sans que j'arrive à émettre des hypothèses haha ^^)
J'ai relevé une petite maladresse je crois:
- « Là encore les proportions réduites et les ornements abondaient » → il manque un verbe, « étaient réduites » (et peut-être terminer avec « et les ornements abondants » ?)
Je me lance dans la suite!
A très bientôt !
De très belles descriptions dans ce chapitre. J'ai beaucoup aimé l'arrivé au château. Le garde chasse et sa chienne ont tout de suite attiré ma sympathie. De petites curiosités commencent à se laisser entendre...
Je n'ai pas compris comment Nicolas s'est fait mal à la tête. Enfin, si, il s'est cogné contre le chambranle mais... On dirait que l'action se déroule avec un train de retard. Je ne sais si je suis claire ?
Sinon, tout roule sur des roulettes ! Je continue !
Les Manele c'est très bon et je suis heureuse que tu te régales de mes mots. Cela me rend heureuse d'en partager le goût avec vous.