La magie n'est pas née d'incantations,
mais de machines oubliées par le temps.
Les écritures sont claires sur ce point et
ne laissent pas de place au doute.
Autrefois, nos ancêtres n’avaient pas
accès aux pouvoirs occultes.
C’est leur connaissance de la matière,
qui avait atteint un niveau que
nous ne pouvons ne serait-ce qu’imaginer,
qui leur permit de créer
des machines capables de briser
ces chaînes qui les emprisonnaient.
Ce fut grâce à ces créations qu’ils purent réaliser
ce qu’ils nommèrent des Miracles.
Le Grand Art que nous connaissons
n’est que l’héritage de cette science perdue.
Troisième séminaire d’Abramelin le Sage,
Université de l’Intangible de Baronnie
Rien de bon ne peut advenir un jeudi
Proverbe populaire
*****
Ce jour-là, c’était un jeudi, et bien sûr, il pleuvait.
Les histoires commencent souvent ainsi, dans l’humidité d’une bruine qui s’infiltre jusque sous les vêtements les plus épais, détrempant sans distinction les corps et les âmes qui les habitent.
Les histoires commencent souvent ainsi, par un jeudi grisailleux ; un de ces moments où l’être humain sent bien que sa place n’est pas dehors mais au coin d’un âtre chaud, à l’abris, lorgnant un monde déprimant s’étirer sous un ciel menaçant au travers de vitres froides.
Les histoires commencent souvent ainsi, et il y a à cela une raison qui transcende les âges : le jeudi est un jour particulier.
Est-ce sa position médiane au sein de la semaine qui lui confère cette aura sombre, presque maléfique ? Nul n’a la réponse à cette question. Toujours est-il que si une catastrophe doit arriver, la probabilité pour qu’elle survienne un jeudi est presque deux fois supérieur à celle d’un dimanche, par exemple. Il dépasserait même - de peu, certes, mais tout de même - le mardi dont le pouvoir de nuisance n’est également plus à prouver.
Des écrits sans âge détaillent d’ailleurs que le jeudi, dans les temps oubliés, était celui des embouteillages. Les Dieux seuls savent ce que peuvent bien être des embouteillages. Une chose est cependant acquise : ils étaient évoqués comme une malédiction particulièrement désagréable.
Ultime preuve : ce fut un jeudi que l’Ancien Monde prit fin. [1]
Il y avait des règles à respecter, ne serait-ce que pour ne pas contrarier les statistiques. Nous étions donc jeudi lorsque Silas Picsapin, fossoyeur de son état et détrempé comme de juste, dut braver les caprices climatiques. Il progressait lentement dans les allées de son cimetière. À l’instar d’une machine à vapeur qui relâche la pression à intervalle régulier, sa marche était ponctuée de maugréements s’échappant de sa bouche dans un souffle embué par le froid.
Ses bottes crottées s’engluaient dans la boue des parterres, soulevant des bruits de sussions désagréables. L’odeur de terre humide envahissait ses narines, ajoutant à son inconfort.
Il s’arrêta un instant. Le cuir de son chapeau sans forme crépitait sous les gouttes de pluie. L’eau s’agrégeait en de minces ruisseaux qui dégoulinaient sur ses épaules et le long de son dos. Protégé de sa lourde cape, il ignora ce détail. Ses yeux scrutèrent le décor planté de pierres tombales qui l’entourait. Face à lui, une longue grille forgée de métal sombre s’étirait, séparant du reste du monde le quartier des caveaux.
Il hocha la tête. Il était presque arrivé.
Silas n’était pas homme à rechigner au labeur, quelles que fussent les conditions. Cependant, il n’était pas dehors par plaisir. Sa sortie humide avait un objectif, à la fois simple et complexe : une riche famille locale venait de perdre un enfant. Les parents éplorés avaient exigé du fossoyeur une sépulture à la hauteur de leur affliction. S’il parvenait à les satisfaire, Silas s’en verrait récompensé. Ses clients lui avaient promis une rondelette somme de Barons en échange de son bon et loyal service.
Cependant, l’homme n’était pas dupe et son expérience de professionnel aguerris lui intimait la prudence. Il côtoyait quotidiennement les morts et, pour son plus grand désagrément, les vivants qui les accompagnaient.
Silas savait pertinemment qu’il serait très difficile de satisfaire Dame Guenièvre tout autant que son époux, Sir Edward.
Car les vivants étaient ainsi : lorsqu’ils venaient à perdre un être cher, qui plus est lorsqu’il s’agissait de la chair de leur chair, ils en éprouvaient du chagrin, et même une peine immense. Cela allait de soi, mais ce n’était pas tout. Au milieu de leurs larmes, se mêlaient bien souvent autre chose. L’injustice de cette situation contre-nature engendrait de la colère et du ressentiment.
Aussi, mus par une insupportable douleur, éprouvaient-ils le besoin de retourner leurs tourments sur lui, Silas le fossoyeur. Rien n’était jamais assez bien ! Ni le cercueil, ni le lieu de sépulture, ni la cérémonie. Rien. Comme s’il était responsable de tout.
Tout cela, Silas Picsapin le savait et il l’acceptait, cela faisait partie du métier. Un métier où, du moins en partie et moyennant contrepartie, l’objectif était de satisfaire les clients. C’était bien la tâche dont il allait s’acquitter une fois de plus. Peut-être aurait-il droit à quelques Barons dans son escarcelle ? Allez savoir ! Parfois on avait quelques bonnes surprises.
Les cieux ne semblaient pas vouloir tarir d’eau en ce jour. Bien au contraire, les gouttes se faisaient plus nombreuses, plus grosses aussi. Les nuages qui campaient au-dessus de sa tête étiraient le même gris foncé dans toutes les directions. Un grondement lointain attira son attention. Il paraissait que ce jeudi n’avait pas encore livré toute la panoplie de sa malfaisance. Silas comprit que la pluie n’était qu’un préambule, qu’un orage se rapprochait. Il enjamba une petite rivière qui s’était spontanément formée au beau milieu de l’allée. Il jeta un coup d’œil mauvais au liquide sombre qui ruisselait entre les herbes et les tombes et qui charriait de la terre et des feuilles mortes. Il poussa le portillon du quartier des caveaux. De l’autre côté se dressaient les dernières demeures de ceux qui avaient les moyens de se les offrir.
Silas n’en doutait pas, il se trouvait au bon endroit. Comme pour lui souhaiter bienvenue, la pluie se fit plus forte.
Un bon caveau, voilà qui ne déplairait assurément pas à Sir Edward, n’est-ce pas ? Un beau, vaste et très onéreux caveau, ce serait certainement parfait. Ce fut en méditant aux liens étranges qui continuaient d’unir les morts et leur argent jusque dans leur tombe qu’il remontait l’allée principale. Autour de lui s’étendait ce village aux allures étranges, empli de maisons n’abritant que des dépouilles parfois oubliées.
Un éclair illumina les lieux d’une lumière crue, dessinant les formes effrayantes des gargouilles décorant les toitures des basses constructions. Les monstres de pierres, immobiles et froids, étaient censés protéger les morts des créatures immatérielles qui venaient troubler leur repos éternel. Silas était insensible à leurs présences. Il savait qu’il s’agissait là d’une coutume dont les origines remontaient à des temps qui n’étaient plus que légendes. Des temps dont plus personne ne se rappelait vraiment, bien avant que la fin de l’Ancien Monde n’ait lieu.
La lumière de l’éclair s’éteignit, suivi de peu par un nouveau grondement. L’orage se rapprochait. Silas comprit qu’il devait faire vite. Sans quoi, ce serait une éponge gorgée d’eau qui irait tout à l’heure se réchauffer près de l’âtre. Il était aux alentours de midi et pourtant les lieux étaient plongés dans un clair-obscur déprimant. Pas un temps à se trouver dehors, même pour un fossoyeur. La silhouette du croque-mort continuait d’avancer, ombre solitaire, seule vie à oser s’aventurer dans la nécropole déserte. Elle était recroquevillée sur elle-même, comme si cette position courbe pouvait offrir la moindre protection face à la pluie battante.
Silas n’était pas grand. Son corps trapu et musculeux s’était peu à peu adapté à sa profession. La peau noircie et séchée par les rudesses du climat, il présentait un visage dur, aux traits saillants. Ses cheveux noirs, coupés courts, se prolongeaient en une barbe de même longueur qui venait presque faire disparaitre sa bouche aux lèvres fines. Son nez, aussi long qu’il était étroit, était entouré par des yeux en amandes, aux pupilles noisette, cerclés de rides. Des sourcils broussailleux surplombaient ces deux fentes qu’on pouvait croire continuellement closes. Ses mains, enfin, étaient à l’image de son métier. Ses paumes étaient larges et caleuses. Ses doigts étaient longs et puissants, à la peau épaisse. Des mains de travailleurs de la terre.
L’ombre du croque mort serpentait sur le sentier pavé lorsque, tout à coup, elle se figea.
Qu’était-ce donc que ce bruit ?
[1] L’on notera que des tentatives ont été faites pour se débarrasser du jeudi. Ainsi, en des temps perdus, émergea l’idée d’un « calendrier révolutionnaire ». Bien sûr, les raisons officielles avancées n’étaient pas de faire disparaître ce jour-là en particulier. Cependant l’inconscient collectif d’une époque aussi trouble ne pouvait se satisfaire de la persistance de cette nuisance. Aussi, l’on proclama la semaine de dix jours. La tentative fut vaine et ne dura pas. Le jeudi ancestral laissa sa place au « Quintidi » qui ne demanda pas son reste pour lui emboiter le pas. En vérité, peu importe comment ce jour se nomme, ni sa place dans le calendrier. Le jeudi pluvieux est un concept, une métaphore inaltérable des « journées de merde ».
J'ai beaucoup aimé ce chapitre et je trouve sur ta plume a beaucoup de personnalité ! La "malédiction du jeudi" je trouve ça hilarant. Dans une certaine mesure, ça me fait penser aux Sanderson qui ont Hoid comme narrateur, ou des H2G2. Bref, je pense lire la suite avec plaisir !
Je te remercie beaucoup pour ton commentaire qui me fait fort plaisir :o)
Je ne connais pas Sanderson ! J'ai jeté un coup d'oeil et ça a l'air chouette. Mes prochains livres de chevets ? Ca tombe bien je cherchais un truc chouette à me mettre sous la dent :)
J'ai vu que tu écrivais toi aussi, je vais aller regarder ça de ce pas
A plouss !
Et bien, j'ai adoré ce premier chapitre ! Les situations cocasses et l'humour m'ont rappelé feu T. Pratchett !
Je rejoins totalement ce cher Silas Picsapin sur ce qu'ils pensent des vivants (Moins sur son aversion des jeudis pluvieux et maudits, car ce sont les plus stimulants – il faut bien le dire – pour l'imaginaire !).
D'habitude, je n'aime pas les répétitions, mais là, je trouve qu'elles donnent du rythme et collent bien au ton du récit. Le temps d'un café, et je m'en vais de ce pas lire la suite des aventures de ce fossoyeur !
Merci beaucoup pour ton passage !
Je suis ravi que ce chapitre t'ait plu !
Héhé, ouai, j'ai une dent contre les jeudi (et encore plus les pluvieux ! ) C'est un truc qui doit dater de l'époque de mon collège où ça devait être le jour de la dictée, ou quelque chose comme ça de traumatique :-P C'est une sorte d'hommage, en quelque sorte
Les répétitions, c'est vrai que c'est dangereux. Tant mieux si ça ne t'a pas gêné
A bientôt pour la suite !
(Le fait que tu cites M. Pratchett, ça me fait rudement plaisir, je suis un grand fan)
Je rejoins les autres commentaires, le ton humoristique est vraiment plaisant, j'ai souri pas mal de fois tout au long de ma lecture. Il y a notamment quelques phrases au début qui m'ont bien plu, par exemple : "Il côtoyait les morts quotidiennement, et pour son plus grand désagrément, les vivants qui les accompagnaient", j'ai adoré !
Autre point fort selon moi, ce sont les descriptions. Il y a des tas de petits détails (la mention des noms des morts sur les tombes par exemple) qui rendent le récit riche et vivant. Je me suis vraiment sentie dans l'ambiance.
J'ai bien accroché au personnage de Silas, son "dialogue" avec le bébé lui donne un côté attachant. On sent le personnage qui se donne des airs bourrus mais qui au fond ne dirait pas non à un peu de compagnie :p
Les extraits du début et les événements avec la femme et les cavaliers permettent une bonne entrée en matière dans l'univers. L'intrigue est déjà posée, on sent qu'il se trame quelque chose et personnellement j'ai bien envie de le découvrir !
Bonne écriture à toi, à bientôt ! :)
merci beaucoup pour ton commentaire !!
Je met un peu d'humour de ci, de là, c'est vrai :) Mais heureusement, il n'y a pas que ça ;)
Tu as bien cerné Silas... effectivement, ce bon vieux fossoyeur est peut être bien un de ces misanthropes de façade que l'on rencontre, parfois
Ça me fait plaisir, ton commentaire sur les descriptions ! ça me fait plaisir car, généralement, j'ai un peu du mal avec ça (aussi bien en écriture qu'en lecture d'ailleurs) C'est plutôt en réécriture que j'essaye de m'y attarder davantage.
À bientôt et merci encore pour ton passage :)
Ca faisait longtemps, content de revenir te lire !
Ca m'a fait grand plaisir de retrouver ton humour. Le chapitre commence fort avec la malédiction du jeudi qui est un super bon passage pour commencer l'histoire.
Le trope de l'enfant abandonné est un classique donc on a des attentes en voyant la mère au dessus du berceau. Je m'attendais à ce qu'elle s'enfuie en abandonnant son enfant à l'arrivée du fossoyeur. C'est peu dire que le rituel avec la dague m'a surpris ! Excellente idée pour prendre le lecteur de court. Ca vient poser plein de questions et on devine que ça va directement être en lien avec la suite...
Très marrante la phrase de chute qui résume bien la personnalité de MacPhilis, je sens que ce personnage va encore bien nous divertir dans les prochains chapitres (=
Petite remarque :
"Comme s’il fut responsable de tout." ->comme s'il était
Un plaisir,
A bientôt !
Moi aussi je suis content d'être revenu et de te lire à nouveau! D'ailleurs, j'ai vu que tu avais apporté pas mal de modifs à ton histoire! Je vais aller voir cela très bientôt!
Je suis content que ce premier chapitre t'ait plu :) j'espere qu'il en sera de même pour les autres!
Et merci pour ta remarque, je vais m'empresser de corriger cela! Ah... la concordance des temps... tout un programme
À bientôt!
J'ai hâte de découvrir la suite !
C'est un bon premier chapitre, rien à redire sur votre écriture, c'est limpide. Je ne savais pas pour ma part, que le jeudi était un jour maudit, mais aussi apparemment le mardi "dont le pouvoir de nuisance n'est plus à prouver", ça m'a bien fait sourire. Ajoutons à cela le lundi et le dimanche qui sont déprimants, plus le mercredi, l'horrible jour des activités des enfants, il ne reste plus beaucoup de jours à sauver...
En tout cas, j'ai beaucoup apprécié l'humour de ce chapitre. Je vais continuer la lecture pour voir si vraiment, "une fille ça ne creuse pas bien" ahah
Merci beaucoup pour votre commentaire !
C'est vrai que finalement, y a pas tant de jour de la semaine qui valent le coup. Peut être le vendredi si on ne considère que la partie située après 17h ;-)
J'essaye de distiller un peu d'humour de ci de là, dès que j'en ai l'occasion, je suis content que cela vous plaise :)
Allez, j'ai vu que vous avez laissé d'autre commentaire, je vais m'empresser d'aller les regarder
A bientôt, donc !
J'aurai juste une petite remarque à faire concernant l'enchaînement des évènements entre Pousse qui dort et la découverte de cette dernière par le fossoyeur : c'est un peu mal amené, l'enchaînement ne se fait pas forcément très bien.
Sinon j'aime déjà beaucoup MacPhilis XD
Tout d'abord, je te remercie pour ton commentaire qui m'a fait plaisir
J'ai pas tout à fait compris de quel passage tu parles exactement, mais c'est pas grave, je vais trouver! Je prend tout. Pour la réécriture, c'est important! Je suis d'accord sur le fait qu'il faut reprendre, de toute façon. Mais bon après la vieille experience de "page blanche" que je viens de franchir, je me dis que c'est déjà pas mal :)
J'essaye de semer un peu d'humour de temps en temps oui, mais y a pas que ça ;)
J'ai vu que tu écrivais, toi aussi ! Je vais aller jeter un coup d'oeil !!
A bientôt
En fait, au début du chapitre, on est focus sur Pousse, puis ensuite on passe sur MacPhilis pour, à la toute fin, être sur un focus plus général. C'est cet enchaînement-là que je trouve un peu maladroit (à préciser que je suis une lectrice particulièrement tatillon qui trouve des choses à redire dans les livres ayant gagnés des prix littéraires XD)
Je viens de finir j'ai vraiment aimé l'ambiance et le ton, le style général. j'ai aussi trouvé l'histoire du jeudi amusante ^^
Et ça donne envie de continuer.
Voilàvoilà
Bonne soirée
Merci beaucoup pour ton commentaire !
Content que ça te donne envie de continuer :)
Bonne journée à toi