Un monstre de supprimé était une victoire en plus pour les Hommes, et aujourd’hui, Isaïe avait honoré sa mission.
Après être descendu du cadavre, la pression s’écroula qu’il se laissa tomber sur le sol. Sa jambe le fit tordre de douleur, mais aucune plainte ne sortit de sa gorge.
Quelque minutes plus tard, Jacob réussit à sortir de sa cachette. Il s’avança d’un pas lent vers son supérieur puis s’exclama.
- Bravo Isaïe ! Une fois de plus c’est vous qui nous avez sauvé le cul !
Isaïe nettoya les vitres de ses lunettes. Lorsqu’il les remit, il cligna des yeux plusieurs fois puis soupira. Il allait devoir envoyer une énième facture au quartier général pour pouvoir avoir une nouvelle paire.
Isaïe s’essuya la bouche puis nettoya la lame du couteau qu’il tenait avec le pan de son manteau couleur écarlate. Une fois terminé, il se tourna vers Jacob qui s’était agenouillé près de lui.
- C’était imprudent de ta part, rétorqua-t-il avec fermeté comme si il était entrain de faire la morale. Tu aurais pu te faire tuer.
A peine qu'il eut prononcé, un sourire se dessina sur ses lèvres. Isaïe mit une tape sur l’épaule de Jacob.
- Excuse-moi, je te dois la vie, tu t’en es bien sorti, ajouta-t-il en lui tendant sa dague. Désolé, je sais que tu y tiens, mais je me suis permis de t’emprunter ceci.
- Ce n’est pas grave, je suis content que Thanatos vous ait aidé à vaincre cette saleté, répondit Jacob en récupérant son arme.
Un léger sentiment d’embarras monta dans le fort intérieur de Isaïe. Thanatos était le nom que Jacob avait donné à l’un de ses couteaux, mais qui faisait ça en temps réel à part les héros de films d’actions ? Néanmoins, elles étaient aussi précieuses que la prunelle de ses yeux.
- Et j’allais certainement pas vous laisser mourir entre les griffes de ce clebs ! Continua Jacob. On a encore besoin de vous !
Besoin de lui ? Qu’insinuait Jacob ? Est-ce que lui et le Corps Central de la Paix nécessitaient Isaïe en personne ?
- Ma vie n’est pas au dessus de celles de nos camarades.
Lorsqu’il termina sa phrase, Isaïe se tourna vers ce qui semblait être le reste de leur escouade. Les deux hommes repérèrent plusieurs points rouges dans les décombres, certains poussèrent de légères plaintes, d’autres s'était figés pour toujours.
De loin, on aurait dit que des coquelicots s’étaient mis à pousser au milieu des débris. Mais un sentiment d'injustice prit possession de Isaïe. Le monstre avait été anéanti, mais à quel prix ?
Un nouveau groupe d’hommes et des femmes en uniforme kakis débarquèrent, puis se disposèrent sur les lieux. Ils étaient suivi d’un escadron de personnes vêtues en blanc. Tout de suite, Isaïe et Jacob relevèrent leurs têtes, soulagés. Les premiers secours étaient enfin là.
Les vêtements de la nouvelle patrouille ainsi que des médecins étaient décorés de la colombe au-dessus d’un globe terrestre, la même qui était brodée sur les uniformes rouges des deux militaires.
Ils étaient restés dans les alentours du combat, et avaient commencé leur travail durant celui-ci. Quelques survivants se mettaient à gémir. L’un d’entre eux délirait, se débattait, et appelait sa mère lorsque deux médecins durent le retenir pendant qu’un troisième lui plantait une aiguille dans le bras.
Quant aux autres, des infirmiers les avaient extirpés des décombres puis leur avaient posé des draps blancs par-dessus. Jacob serra les poings. Quant à Isaïe, sa bile était montée jusqu’à dans la bouche.
Quelques minutes plus tard, des ambulances et des véhicules de transports militaires arrivèrent. Un nouveau corps d’armée de soldats aux manteaux rouges fit irruption.
Ils avaient balisé la Rue de la Victoire pendant que les médecins rédigeaient leurs autopsies. Les troupes étaient organisées, les officiers donnaient les ordres et les soldats obéissaient. L’un d’entre eux s’approcha de Jacob et de Isaïe en même temps qu’une équipe médicale.
L’officier était un trentenaire avec un regard bleu acier, il avait quelques cicatrices sur son visage, et il était très grand. Il se posta devant les deux hommes puis les salua.
- Commandant Eighbeten. Soldat Smith. Je suis le lieutenant Delecroix. Je vous félicite pour votre mission. Grâce à vous, nous avons stoppé la menace de Châteaubriant. Nous, peuples du monde, nous sommes résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre.
Isaïe et Jacob lui rendirent son salut, puis l’officier se redirigea vers son escouade.
Les médecins vinrent leur procurer les premiers soins. Ils donnèrent de la morphine à Isaïe pour qu’il puisse endurer la douleur de sa jambe qui avait été écrasée durant l’affrontement. Sans elle, le transport jusqu’au quartier général auquel ils étaient rattachés allait être insupportable.
Lorsqu’il vit qu’on ne lui en donnait pas, Jacob leva la voix.
- Eh, moi aussi je douille.
- Nous devons économiser la morphine, lui répondit un des médecins sur un ton sévère. Les médicaments n’abondent pas. De plus, vous êtes jeune. Vous pouvez supporter ce genre d'égratignures.
Exaspéré, Jacob grogna. C’était en effet un jeune adulte de vingt et un an, grand, ainsi qu’au regard dur. Il possédait des cheveux aussi noirs que le jais, ainsi que des yeux sombres.
En contraste, Isaïe avait les cheveux poivre et sel, ainsi qu’un regard bleu azur. Bien qu’il était proche de la trentaine, son apparence lui donnait l’air d’être plus vieux.
Le médecin s’éloigna, il avait du pain sur la planche.
-Tu pourras en prendre une fois que nous serons revenus à Nantes, le rassura Isaïe pendant qu’on lui tendit une béquille pour qu’il puisse marcher.
- Tss … C’est pas une fois mort qu’il faudrait nous la donner, termina Jacob avec une pointe d’agacement dans la voix.
Isaïe voulut apaiser les nerfs de Jacob, mais les choses étaient comme elles étaient. Puis il fallait se rendre à l’évidence : le jeune homme était robuste, et ses blessures étaient superficielles. Il supporterait la douleur sur le chemin du retour.
Les médecins établirent le bilan suivant : Ils avaient relevé une quinzaine de morts, dont quatre soldats.
On ne pu identifier certains d’entre eux au premier coup d’œil, car leurs crânes avaient explosé sous l’impact des infrastructures et il ne restait que de la bouillie de cervelle pour certains. Ou alors, d'autres avaient les visages découpés. Il leur manquait des orbites ou leur mâchoire inférieure.
Tout ça pour un seul monstre, se lamenta Isaïe. Quel meneur je fais.
Pendant plusieurs semaines, son escouade l’avait cherché, traqué, puis avait élaboré un plan pour lui tendre un piège dans le but de minimiser les dégâts.
Après avoir murmuré une prière pour leurs camarades, des flammes se mirent à brûler dans ses entrailles.
Isaïe fut prit de vertiges comme si on lui avait éclaté un rocher contre le crâne. L’envie de vomir lui transperça tout le haut de son corps. Il tâta à toute vitesse les poches de son manteau jusqu’à poser les doigts sur ce qu’il cherchait.
Dieu soit loué, pensa-t-il, elle est intacte.
Il sorti une flasque noire puis il se mit immédiatement à la boire. Un raclement de gorge attira son attention.
Isaïe aperçu du coin de l’œil une femme à la blouse blanche qui tenait une tablette dans laquelle elle devait rentrer des données. Ses sourcils étaient froncés. Isaïe retira sa flasque puis la rangea comme s'il avait été un voleur pris en flagrant délit.
Un silence gênant s’installa pendant quelques secondes jusqu’à ce que la médecin décida de l’interrompre.
- Il nous faut la confirmation de l’identité des morts pour les renvoyer aux familles messieurs, continua-t-elle en fixant d’un air suspicieux Isaïe. Je sais que vous êtes épuisé et que vous êtes blessé, mais nous avons encore besoin de votre coopération.
- Il n’y a aucun problème, répondit Isaïe avec calme. L’humanité a besoin de se souvenir de ceux qui se sont sacrifiés pour eux.
Il prit quelques instants pour remplir sa tâche. L’officer donna un à un les noms de ses hommes qui avaient péri durant le combat. Un sentiment de colère se mit à l’envahir, mais Isaïe garda son sang froid. Il fut extirpé de ses pensées lorsque la médecine reprit la parole.
- Ah, j’en profite également. Vous êtes bien Isaïe Eighbeten ?
- Oui c’est bien cela.
- Vous êtes donc le fils de Lord Eighbeten ?
Le ton de la femme était devenue plus timide. L’expression d'Isaïe resta douce et bienveillante face à elle, mais une vague d’exaspération l’ébranla.
- Oui en effet, répondit-il sur un ton perplexe.
- Tant que nous y sommes, j’aimerais lui faire part de ceci, dit-elle en sortant de la poche de sa blouse une lettre dont les coins étaient abîmés. Le Lord est souvent en déplacement d’après ce que j’entends. Mais après tout, c’est normal vu sa position. Donc je me demandais si l’un de ses enfants pouvait la lui transmettre.
- Oui, bien sûr.
- Je suis également protestante, continua-t-elle en posant sa main sur son buste. Nous allons au temple à Nantes, nous espérons vous apercevoir là-bas à nouveau.
- Bien évidemment, mais nous sommes plusieurs pasteurs au temple, nous nous relayons.
Isaïe prit la lettre avec sa main libre, lit le recto puis le verso. Sur le papier, il y avait une belle écriture avec les mots suivants :
« Lord Georges Eighbeten. »
Pendant ce temps-là, Jacob était resté silencieux et en retrait. Bien qu’il avait été une grande gueule face au loup, il était de nature discrète lorsque tout redevenait calme. Lorsque tous les corps furent identifiés puis ramenés dans les fourgons, une voiture et son chauffeur se présentèrent aux deux hommes.
Au moment d’embarquer, l’officier Delecroix qui avait salué Isaïe et Jacob plus tôt les rattrapa.
- Commandant Eighbeten, dit-il avec une voix grave. Nous avons trouvé plusieurs monstres cachés dans des caves. Nous les avons regroupés mais il y a trop de prisonniers. Que faisons-nous ?
Les yeux de Isaïe s’écarquillèrent.
- Où sont-ils ?
Delecroix leva son bras pour désigner plus loin une petite maison aux murs gris. Elle était en retrait, dissimulée par plusieurs buissons et lauriers. Isaïe lui fit un signe de tête puis ils se mirent à marcher dans cette direction. Jacob les suivit de près.
Lorsqu’ils arrivèrent à l’endroit désigné par Delecroix, des frissons frappèrent de plein fouet Isaïe et Jacob.
Au pied de la maison, une longue rangée de Monstres mis à genoux s’étendait sur une quinzaine de mètres. Isaïe les observa dans un mutisme complet.
Il y avait toutes sortes d’individus. Parmi eux se trouvait une famille de harpies. Les créatures étaient sales et faisaient peine à voir. De la suie s'était mélangée à du sang et à leur transpiration sur leurs peaux.
Elles avaient toutes la tête baissée, certaines avaient des expressions figées, d’autres devinrent blêmes ou s’étaient mises à sangloter. On aurait dit qu’elles avaient été jetées dans la boue.
Or c’était dans leur propre sang qu’elles baignaient. Toutes leurs ailes avaient été arrachées ou tranchées. Leurs plumes qui, autrefois devaient luire à la lumière du soleil, baignaient dans le liquide rouge qui s'écoulait de leurs blessures.
A côté des harpies, un sphinx avait les pattes et le ventre criblées de balles. Il essaya de se tenir droit, mais la douleur fut telle qu’il étouffa des grognements. Les omoplates de son dos se mirent à se distordre.
A la suite de la rangée, il y avait des chimères, ainsi que d’autres monstres qui s’apparentaient à des vampires puis à des sirènes.
Toutes ces créatures étaient à la merci du Corps Central de la Paix. Les soldats les enclavaient et les menaçaient avec leurs armes. Lorsque l’un des Monstres osait prononcer quelques mots, un officier se mit à lui hurler dessus, puis les sanglots repartirent de plus belle.
Isaïe continua sa lente observation jusqu’à ce que son expression devint glaciale.
Certains des Monstres avaient gardé leurs formes humaines.
Ils s’apparentaient à de simples et misérables hommes et femmes à genoux. Gardaient-ils cette apparence pour susciter la pitié chez les Hommes ? Isaïe l’ignorait. A vrai dire, après tant d’années à être un pion au sein de la guerre, il avait arrêté de méditer sur ce sujet.
- Seigneur, murmura-t-il. Ayez pitié de leurs âmes.
Les pleurs d’une femme retentissaient plus fort dans la rangée. On n’avait aucune idée à quel espèce de Monstre elle appartenait, mais peu importe. Elle était l'une des leurs. Sa respiration était irrégulière puis saccadée, ponctuée de hoquets ainsi que de plaintes.
- Je vous en supplie …
- Arrête de chialer connasse !
Dans un geste violent, un officier gifla la pauvre femme. La malheureuse fut projetée sur le sol puis elle demeura immobile. Les bruits de ses pleurs cessèrent mais elle continua à trembler.
Delecroix interrogea à nouveau Isaïe
- Que faisons-nous des prisonniers ?
Isaïe demeura silencieux. Son regard bleu azur continua à scruter chacun des prisonniers. Certains Monstres continuèrent à garder la tête baissée, mais les plus courageux la relevèrent pour porter de toutes leurs forces leurs regards sur Isaïe.
Un mot. Il ne suffisait que d’un seul mot.
- Alors Commandant ? Demanda à nouveau Delecroix. Que faisons-nous ?
- Fusillez-les.
Dès l’instant où Isaïe eut prononcé ces mots, des cris et des pleurs éclatèrent. L'officier tourna les talons, Jacob le suivit sans se retourner.
Des Monstres tentèrent de se relever, mais les soldats réagirent plus vite et frappèrent leurs tempes avec la crosse de leurs fusils. Un vieil homme tomba inerte sur le sol. Une femme hurla, elle tenait un bébé qui hurlait entre ses bras et implora qu’on le lui rende. Le soldat qui lui avait pris son enfant demanda à l’un de ses camarades s’il voulait s’entraîner au tir au pigeon. Ce dernier accepta sur un ton d’excitation. D’autres soldats plaquèrent la mère.
Et quant à Jacob et Isaïe, ils suivirent le chemin vers la voiture qui allait les ramener chez eux.
Lorsqu’ils arrivèrent devant leur transport, Isaïe s’arrêta. Il tenait toujours la lettre qui était destinée à son père. Il la regarda à nouveau pendant plusieurs secondes, puis dans un soupir, il la jeta dans une poubelle juste à côté de lui.
- Mais qu’est-ce que vous faîtes ?! s'écria Jacob.
- J’enlève une épine du pied à mon père. C’est un mal pour un bien.
- Mais peut-être avait-elle une requête !
- Crois-moi Jacob. Mon père n’aurait plus besoin de payer le bois pour son feu de cheminée s'il daignait faire attention à ce genre de courrier.
Un silence s’installa entre les deux hommes. Le visage de Jacob devint hésitant, mais il hocha la tête. Après avoir regardé la poubelle pendant quelques instants, Isaïe rentra dans le véhicule qui les attendait. Jacob le suivit, une boule s’était formée dans sa gorge, et sa mâchoire s’était engourdie.
Finalement, il prit son courage à deux mains pour interrompre le silence.
- Rentrons, au moins nous sommes en vie.
Jacob fit un signe au chauffeur via le rétroviseur de la voiture. Ce dernier acquiesça. Au moment où le moteur démarra, les hurlements ainsi que les pleurs cessèrent.
- En effet, termina Isaïe. Nous sommes toujours en vie.