La rosée s’accrochait encore aux feuilles lunaires lorsque j’ai ouvert les yeux, le souffle coupé. Pas par un autre de mes nombreux rêves étranges et inexplicable, mais par le silence.
Pas celui qui apaise, ni celui des premières heures avant l’agitation des couloirs. Non… un silence épais, tendu, qui s’insinuait dans les os comme une main glacée. Comme si quelque chose, quelque part dans l’Institut était en train de se produire. J’avais cette sensation que quelqu’un m’appelait.
Ma chambre, perchée au sommet de l’aile est de l’Institut de Silnyr, baignait dans une lueur d’ivoire filtrée par les vitraux. Le matelas grinça doucement quand je me tournai sur le côté. Le froid du matin avait ce goût familier de mousse et de pierre, un mélange de nature et de magie ancienne qui s’infiltrait jusque sous les draps. Un froid qui ne mordait pas, mais qui vous rappelait doucement que vous étiez en vie.
Je restai là un moment, immobile, la joue contre le tissu rêche de la couverture tissée. Je le sentais. La magie était là. Plus proche que jamais.
Et elle me cherchait. J’aurais pu l’ignorer. J’aurais dû.
Je me redressai lentement. Mes cheveux, Blanc comme neige et fins comme de la lumière d’hiver, glissèrent contre ma nuque nue. Je passai les doigts dans la natte que j’avais défaite pendant la nuit. Une mèche retomba sur mes yeux. Je n’y prêtai pas attention.
Dehors, les tours de l’Institut se découpaient dans le ciel bleuté. Les arches d’obsidienne entrelacées de racines anciennes semblaient flotter au-dessus de la canopée. En bas, dans la cour intérieure, quelques élèves traversaient déjà la pierre humide, capes fermées, sacs battant contre leurs hanches.
J’aurais dû me lever tout de suite. J’avais un cours de dessin à donner avant le déjeuner, une pile de grimoires à trier pour la Vieille Mave… et pourtant, je restai là, la main posée contre la rambarde de bois vivant.
Quelque chose avait changé me donnant envie de faire exactement ce qu’il ne fallait pas: aller voir.
Je descendis finalement. Pieds nus sur les marches souples, je quittai ma chambre pour rejoindre la salle d’eau partagée au lieu de ma salle d’eau attenante, non pas que la mienne fût inutilisable, mais j’avais besoin de sentir si l’air, ailleurs, portait cette même étrangeté.
Le miroir au-dessus du lavabo refléta mon visage encore endormi. Mes yeux, d’un gris pâle presque translucide, semblaient à peine accrochés à leur propre reflet. Je ne me suis jamais trouvée laide. Mais souvent, je me suis sentie floue. Comme une esquisse que personne n’a jamais pris le temps de terminer.
Je me lavai le visage, nouai mes cheveux en une longue tresse lâche, et enfilai une robe simple de lin bleu nuit, serrée à la taille par une ceinture tressée. Je glissai une pierre d’ombre dans ma poche, pour apaiser mes maux de tête — précaution devenue instinct. Puis je descendis les couloirs, longeant les salles de classe encore fermées.
L’Institut de Silnyr vivait à son propre rythme. À mi-chemin entre une école, un sanctuaire et une forteresse oubliée, il abritait autant de secrets que d’élèves. Ses fondations étaient anciennes. Trop anciennes pour être datées. Certains disent qu’il fut bâti avant la Rupture.
Je ne sais pas ce qui est vrai.
Mais je sais que les murs murmurent la nuit.
Que certains escaliers se déplace comme pour guider ou égaré, ceux qui les empruntent.
Que certaines salles n’apparaissent que quand elles le souhaitent.
Ici, rien n’est jamais tout à fait immobile. Rien n’est jamais tout à fait réel.
On y enseigne bien plus que la lecture ou les chiffres. Les élèves apprennent l’art des glyphes et des runes, capables d’ouvrir ou de sceller une porte à jamais. Ils étudient la cartographie des rêves, la mémoire des étoiles, et la maîtrise des illusions, héritage du royaume d’Énthera. On leur enseigne à lire le flux magique dans la pierre et dans la chair, à écouter le langage des ombres, à négocier avec les échos d’un lieu ancien. Certains suivent des leçons de combat éthéré, où l’on affronte autant ses propres peurs que l’adversaire devant soi. D’autres s’initient aux soins lunaires, un art qui guérit le corps tout en apaisant l’âme.
Ici, le savoir est une arme, et chaque cours une clé, parfois vers la vérité, parfois vers quelque chose qu’il vaudrait mieux ne jamais réveiller. C’est pourquoi certains professeurs assistent régulièrement à certains cours, ou passent des heures à étudier, encore et encore, certains registres de la bibliothèque.
Quant à moi, j’enseigne l’art de capturer l’invisible. Par le dessin, la peinture et l’encre stellaire, j’apprends aux élèves à figer ce que l’œil ne voit pas : les filaments de magie qui flottent dans l’air, les contours fugaces d’un rêve, la trace d’un souvenir qui s’efface. Car certaines vérités ne se disent pas. Elles se dessinent, pour ne jamais disparaître.
La salle de dessin se trouvait dans la serre sud, là où la lumière filtrait à travers les feuilles dorées du ginko lunaire. Une vingtaine de pupitres y étaient disposés en cercle, autour d’un bassin d’eau enchantée.
Mes élèves étaient déjà là, croquant en silence des fragments de mémoire.
— Aujourd’hui, dessinez ce que vous rêvez, dis-je doucement. Mais ne le faites pas joli. Faites-le vrai.
Quelques regards surpris. Quelques sourires en coin. Mais tous s’exécutèrent. C’est ce que j’aimais avec les jeunes fae : ils comprenaient la différence entre le beau et le vrai.
Moi, je ne dessinais pas.
Pas aujourd’hui.
Car mes mains tremblaient encore.
Un élève leva la main, hésitant. Lioren. Les cheveux sombres, les yeux trop calmes.
— Professeur… si on ne rêve pas ?
— Alors dessine le vide qu’il laisse, répondis-je. La place que prend son absence.
Ses doigts glissèrent sur le papier. Je passai derrière lui. Il avait tracé trois spirales brisées qui se rejoignaient, presque le même motif que celui qui marquait ma clavicule.
— Qui t’a montré ça ?
— Personne, murmura-t-il. Ça revient.
Je retins ma question suivante. Mais au fond, l’inquiétude se nouait. Comment connaissait-il ce signe ? Avait-il vu ma marque pourtant dissimulée? personne à part mes amis proches et ma famille n’en savait rien. Et même eux… ils ne l’ avaient jamais dessiné.
Après le cours, je traversai les galeries suspendues pour rejoindre la bibliothèque centrale. Les arches grises formaient un long couloir aux vitraux colorés. Sur mon passage, les flammes des lanternes se recroquevillaient, comme si ma simple présence les faisait frissonner.
Quand j’arrivai au seuil, la Vieille Mave m’attendait déjà. Ses mains noueuses tenaient un registre ancien, et ses yeux brillants me fixaient par-dessus ses lunettes en écaille d’obsidienne.
— Aeris. Le grimoire de l’aile interdite s’est réveillé.
— Encore ?
— Il a vibré cette nuit. Faiblement. Comme un soupir.
— Tu veux que j’y aille ?
Elle ne répondit pas tout de suite. Puis hocha la tête.
— Mais pas seule. Emmène Lioren.
Lioren. Mon élève le plus silencieux. Celui qui voyait des choses qu’il ne devrait pas voir. Celui qui, parfois, dessinait des symboles identiques aux miens, sans m’avoir jamais observée, enfin du moins je l’espère. Super!
J’acceptai sans discuter. Il fallait parfois laisser le hasard choisir ses messagers.
Nous traversâmes l’aile nord en silence. Lioren marchait à petits pas, comme s’il craignait de déranger quelque chose. Moi, je connaissais chaque fissure des murs, chaque gravure des portes. Mais ce matin-là, je sentais un frisson étrange remonter le long de mes bras.
Lorsque nous franchîmes la dernière porte, une bouffée d’air froid nous enveloppa.
La salle était vide. Mais pas vide de poussière ou de désordre. Vide d’autre chose.
De présence.
De logique.
Et au centre, posé sur un piédestal de pierre : le grimoire noir.
Je l’avais déjà vu. Une fois. Il ne s’était jamais ouvert.
Mais aujourd’hui…
Il respirait.
Lioren s’approcha. Son regard était fixe. Il murmura :
— Il t’attend.
Je ne compris pas tout de suite. Puis, mes doigts effleurèrent la couverture, et une décharge parcourut mon bras.
La spirale sous ma clavicule se mit à luire faiblement, même à travers le tissu, chauffant ma peau comme un fer rouge. Un bourdonnement grave envahit mes oreilles, pulsant au rythme de mon cœur. Puis le grimoire s’ouvrit d’un seul coup, projetant un souffle d’air glacé qui fit vaciller les flammes des lanternes, comme si toute la pièce avait retenu sa respiration… et venait de l’expulser d’un seul coup.
Et sur la page blanche apparut un seul mot, écrit dans une encre qui n’en était pas une.
Zevryn.
Je reculai d’un pas. Le cœur battant. Lioren me regardait, sans comprendre.
Moi non plus.
Mais ce nom vibrait dans ma poitrine comme s’il y avait toujours été.
Je passai l’après-midi à ranger la bibliothèque en silence. Mave ne me parla pas du grimoire. Elle savait. Elle avait vu. Mais elle ne disait jamais rien sans y être obligée.
Je crois que c’est pour ça que je l’aime bien.
Je ne retournai pas directement dans ma chambre.
Je restai longtemps à errer dans les couloirs de l’aile interdite, même après que Lioren m’eut quittée. Mes pas résonnaient faiblement contre les dalles anciennes. Chaque porte semblait me regarder. Chaque couloir, respirer.
Le prénom, inscrit dans le grimoire, palpitait encore sous ma peau.
Zevryn.
Un nom qui ne m’appartenait pas. Et qui pourtant vibrait en moi comme un souvenir interdit.
Quand je revins enfin dans l’aile des professeurs, le soleil avait tourné, et la lumière était devenue plus dorée, plus basse, comme si le jour voulait s’éclipser sans bruit.
J’ouvris la porte de ma chambre. L’air y était tiède. Calme.
Je posai ma besace, retirai ma robe lentement, comme si le tissu avait peur de me quitter, puis enfilai une tenue plus simple: un pantalon souple de coton, une tunique légère, une veste de cuir souple. Mes bottes de course étaient posées sous le lit, pleines de poussière. Je ne les avais pas portées depuis des semaines.
Avant de partir, je me regardai un instant dans le miroir ovale accroché à la cloison.
Mon reflet me semblait presque humain.
Mais je n’étais pas sûre que ce soit une bonne chose.
Je choisis le chemin le plus long pour sortir de l’Institut.
Celui qui passe par les arches effondrées, là où les fleurs de brume poussent entre les pierres fendues. Je saluai d’un signe de tête les deux sentinelles postées à l’entrée du Bois-limite. L’une d’elles, un fae aux cheveux couleur mousse, me rendit mon salut sans un mot. Il savait que je sortais souvent.
Le sentier descendait à travers la forêt, bordé de champignons de lune et de racines en spirale. L’air y était chargé de souvenirs. Je courus. Plus vite. Encore. Mes pieds frappaient la terre. Mes pensées s’effilochaient. La forêt était dense, bruissante. Mais ce soir-là, elle était surtout étrange.
Le vent n’avait pas sa direction habituelle. Il tournait, spiralait, effleurait mes bras comme des doigts invisibles.
Je courus.
Non pour fuir mais pour sentir.
Mes pieds heurtaient le sol avec régularité. Les branches s’ouvraient, les feuilles frémissaient. Je connaissais ce sentier depuis des années. Mais cette fois, chaque pas me donnait l’impression de marcher dans quelque chose d’ancien, de vivant.
Une odeur de sève noire. Des chants d’oiseaux que je ne connaissais pas.
Et toujours ce mot, ce nom, ce souffle qui revenait comme une vague :
Zevryn.
Je ralentis, haletante. Le souffle court, la peau trempée, le cœur battant à mes tempes.
Je me penchai contre un arbre. Ses racines pulsaient doucement sous mes doigts.
Un papillon noir s’envola à ma gauche. Puis un deuxième.
Je suivis leur trajectoire du regard… et vis un éclat de lumière violette s’éteindre entre deux troncs.
Je clignai des yeux. Il n’y avait plus rien.
Je mis un temps infini à redescendre. Mes jambes étaient lourdes, ma gorge sèche. Mais au lieu de rentrer directement à l’Institut, je bifurquai vers le sentier sud.
Quelques dizaines de mètres plus loin, la lumière changea de teinte.
L’air devint plus familier.
Et là, nichée entre les collines et les fougères, la maison des Varenn apparut.
Le toit de chaume, les volets délavés, les fleurs de glycine en cascade.
Un endroit simple. Vrai. Humain.
Je frappai à la porte sans réfléchir. Et avant même qu’elle ne s’ouvre, j’entendis une voix familière :
— Aeris ?
La porte s’ouvrit. Thalen me fixa, les sourcils levés, une cuillère de soupe encore à la main.
— Tu… t’as couru jusque chez nous ?
Je haussai les épaules, un sourire un peu essoufflé aux lèvres.
— Je passais par là.
Il éclata de rire. Ce son, grave et franc, me réchauffa instantanément.
— Maman ! Aeris est là !
Des pas. Des exclamations. Puis Saria, ma mère adoptive, surgit du coin de la cuisine, essuyant ses mains sur un torchon.
— Ma chérie ! Tu manges avec nous ?
Je n’avais pas prévu de rester. Mais je hochai la tête. Je ne savais pas dire non à leur tendresse.
Le repas fut simple et chaud : soupe aux herbes, pain croustillant, fromage affiné, nectar de prune. J’écoutai Thalen parler de ses travaux dans les serres de l’Institut, Saria de son nouveau savon au lys. Ils ne me posèrent pas de questions. Ils savaient que quand je voulais parler, je le faisais. Et sinon… ils attendaient.
— Tu restes dormir ? proposa Thalen en me tendant une tasse de thé.
Je souris. Ce garçon, de deux ans mon aîné, avait été mon roc toute mon enfance. Il m’appelait "Ombre" quand on était petits. Parce que parfois, il me cherchait dans la maison alors que j’étais assise juste là.
Je refusai doucement.
— Non. J’ai cours demain matin. Et des registres à finir.
Il haussa les épaules.
— Comme tu veux. Mais si tu veux qu’on parle… tu sais où me trouver.
Je hochai la tête.
Et dans ses yeux, je vis qu’il savait que quelque chose avait changé.
Je rentrai tard à l’Institut. Les couloirs étaient sombres. La lune haute.
Quand j’ouvris la porte de ma chambre, la spirale sous ma clavicule pulsa, douce mais insistante.
Je retirai mes vêtements, restai un instant nue, face au miroir pour regarder cette cicatrice, cette marque qui semblée ne plus s’éteindre.
Et je sus que quelque chose avait été réveillé aujourd’hui.
Quelque chose que je n’étais pas censée toucher.
Pas encore.
J’enfilai ma tenue du soir et m’assis en tailleur sur le sol. Sortis mon carnet de croquis.
Mes doigts hésitèrent. Puis dessinèrent encore et encore.
Des tours noires. Des racines tordues. Une spirale inversée.
Des yeux d’ombre. Et au centre…
Un visage que je ne connaissais pas.
Mais dont la présence me brûlait déjà la peau.
Et pour la première fois de ma vie, j’écrivis son nom de mon plein gré :
Zevryn.
Je vois que je suis le premier à te laisser un commentaire. Bienvenue parmi nous !
J’ai bien aimé tes deux chapitres. Ton travail est fluide, agréable à lire. J’ai eu l’impression de déceler des phrases très poétiques. C’est toujours sympa.
L’histoire cache une multitude de mystères. Les marques dissimulées, un passé qui semble oublié, des parents adoptifs, que de possibilités intéressantes.
Bonne continuation à toi et à ton précieux projet !
Zao
Merci infiniment pour ton message si bienveillant. C’est toujours un moment particulier de recevoir un premier retour, et le tien m’a vraiment touchée.
Je suis ravie que tu aies ressenti la fluidité et la poésie dans ces premiers chapitres. J’essaie justement de tisser une atmosphère un peu suspendue, entre mystère et émotion, alors savoir que cela passe entre les lignes me donne le sourire.
Et tu as vu juste… Les marques, les silences, les mémoires perdues… tout cela cache bien des secrets. J’espère que la suite saura te surprendre autant que t’emporter.
Merci encore pour ton soutien et tes mots doux 💫
Marine