CHAPITRE 1 Sipline Silverstar, un parfait inconnu

CHAPITRE 1

 

Sipline Silverstar, un parfait inconnu

 

 

Je détale à toute vitesse et bondit sur le seuil de la terrasse en pilotis. Le bois vermoulu craque et la double porte se referme bruyamment. Sans remords, je laisse derrière moi cette maison délabrée, rongée par les pluies, gangrenée par la haine.

Mon corps s'élance, il connaît d'instinct les routes boueuses et inondées des dernières pluies. Sur la route de Raceland, je bifurque et traverse le bayou Gauche. L'embarcation de fortune de Zam est posée là, sur la berge, et la tentation est trop forte. Son vieux rafiot craque de partout et sent autant le bois pourri que les relents d'Abita. Invitation irrésistible, j'embarque!

Je sais qu'une fois de plus, il va me tailler les oreilles en pointe mais encore faut-il qu'il m’attrape.

Zam est un franc gaillard qui propose des sorties dans la mangrove pour les touristes en mal d'aventures. Pour quelques dollars, ces visiteurs téméraires viennent taquiner l'alligator au détour des racines de cyprès. Frissons garantis !

 

A présent, je peux rejoindre le lac Des Allemands et me faire oublier pendant quelques jours de mon père. Rien de mieux que de traverser le fleuve, de parcourir le bayou à perdre haleine, de s'aventurer dans la forêt, de devenir une brindille portée par le vent.

 

Dans le bayou, je peux me fondre dans le décor, je suis chez moi. Au détour d'un chemin, tout devient permis, je change d'histoire si je veux. Je suis un vagabond, un voleur ou un roi, un Huckleberry Finn sans toit ni famille.

 

Dans les marais, je marche sur les traces des prêtresses vaudous qui venaient vénérer l'ombre des grandes Mambos de Louisiane. Sans peur, je pénètre dans ces lieux et ne crains pas d'y périr sur le champ ou de me réincarner dans une autre vie, pourvu que ce ne soit pas la mienne.

Autrefois, si quelqu'un disparaissait dans ces marais pullulants, le mystique l'emportait sur la raison et la vérité se drapait de magie. Les ombres s'évaporeraient en fumerolles et dansaient le soir à la tombée du jour quand les eaux marécageuses devenaient d'or. Les feux follets emportaient les derniers souvenirs des hommes, toute vie en ces lieux n'était que pure folie et il était difficile de rester sain d'esprit dans ces contrées lointaines et sauvages.

Les croyances d'hier sont devenues les légendes d'aujourd'hui. Tout le monde dans la région les connaît. Elles résonnent encore de Congo Square jusqu' à Bâton Rouge et s’égrènent le long du paresseux Mississippi.

C'est ici, au fin fond des eaux bouillonnantes qu'est née la légende de l'une des plus grandes reines vaudous. Ces histoires de bonnes femmes sont loin de m'effrayer, elles font partie du folklore local. Marie Laveau représentait la plus emblématique d'entre elles, il faut toujours un nom pour s'accrocher à l'histoire.

Elle était crainte et respectée, elle avait envoûté l'aristocratie et son nom résonnait encore dans les quartiers de NOLA. La magie noire au service de la noblesse blanche, une curieuse alchimie qui avait fait son renom et sa fortune par la même occasion. Quand je traverse le bayou, à travers les racines de cyprès qui s'accroche à ma barque, j'imagine cette femme de conte pour enfants, sillonner les herbes hautes comme une présence incertaine. Je crois voir son ombre, elle serait vêtue de longues robes sombres et pourpres et dissimulerait sous son corsage maintes fioles renfermant des breuvages médicinaux ou des potions de sorcellerie, incroyables chimères injectées dans le cœur fragile des hommes. J'invente son visage et parfois dans les eaux sombres du rivage, je vois encore les traits de ma mère, lointains et fugaces avant que tout ne s'évapore dans les vapeurs du soir et dans le mince filet de mes souvenirs.

Aujourd'hui, les hommes disent que l'ombre de Marie Laveau flotte toujours dans ses marécages, surtout la nuit quand les alligators veillent leur proie et que les aigrettes quittent les berges englouties.

 

La lumière décline vite à cette saison. La terre gorgée d'eau sent la mort car seules les plantes les plus résistantes et sauvages survivent et croissent à l'infini, envahissant les sols fertiles et humides, jonchant les moindres parcelles de terre, mordant sur le bitume fumant. La chaleur lourde et tombante s'abat sur les corps et c'est comme si le ciel et l'horizon n'existaient plus.

Je fais partie de ce tout, j'ai trouvé ma place dans ce quotidien où la vie est aussi violente que sauvagement belle. Chaque matin, je quitte mon père à l'aube pour distribuer le journal dans les lieux les plus isolés de la région de Thibodaux. J'aime ce moment car le temps n'a pas encore commencé sa course folle, le soleil existe toujours avant d'être englouti sous une chape de lourds nuages. La nature étire ses ombres dans un long bâillement et je connais ses secrets.

J'évite le district de Percy Brown road car les maisons délabrées posées sur des parpaings sont les lieux préférés des chiens sauvages et je tiens quand même un peu à mes mollets !

Et puis, au corner, je suis pressé de rejoindre Leighton Quarters Road, c'est là bas que vit Molly Witson et pour elle, pour seulement un sourire fugace de sa part, je serais prêt à affronter toute une horde de cerbères aux crocs acérés.

 

Molly, c'est pas vraiment ce qu'on pourrait appeler ma « girl friend », elle a l'air trop sage, trop lointaine pour moi. Moi, le rustre de service, toujours sur le départ avec des envies soudaines de prendre le large à chaque occasion. Elle vit avec ses deux parents. Son père, indissociable de son rocking-chair, laisse le temps s’écouler sous sa varangue. Sa mère, besogneuse, fait des ménages pour quelques broutilles dans les faubourgs environnants. De temps en temps, quand l'envie me prend d'aller en cours, je vois Molly, toujours rêveuse. Elle ne doit même pas savoir que j'existe. Parfois, quand j'ai de la chance, je l'aperçois le matin à l'aube étendre le linge, c'est pour ça que j'aime bien distribuer The Times-Picayune. C'est comme si l'enfance avait abandonné Molly. Son visage s'est figé depuis le jour où elle a perdu son frère dans des circonstances obscures. Pour les uns, il s'agissait d'un banal accident, il était tombé du bateau à aube lors d'une soirée sur le Natchez où il devait jouer du trombone pour la première fois. Pour d'autres, une rixe avait mal tourné et sa mort était un règlement de compte entre rivaux. Et pour ceux qui n'osaient le dire, la mort l'avait frappé mystérieusement et seule la magie noire était une réponse dans cette Louisiane superstitieuse...

 

Je me souviens que les journaux avaient fait leurs choux gras avec ce gros titre. Encore un quartier abandonné de la Nouvelle-Orléans où les règlements de compte vont bon train et où il est facile de dénoncer la misère du monde le temps d'un article. La police de NOLA n'a pas cherché longtemps, la débauche qui règne sur les bateaux lors des soirées est la seule explication envisagée : La noyade, une solution simple, un dossier vite archivé, pas de vague. La mère de Molly a tenté de saisir le tribunal mais elle n'a trouvé personne pour l'écouter. Ses paroles sont tombées dans un puits sans fond. Ses lettres à la police du district se sont accumulées mais elles sont restées muettes de toutes réponses juridiques. Bientôt, elle n'a plus eu de larmes. Son regard s'est éteint progressivement au fil du temps et des désillusions tandis que les factures ont continué de s'accumuler.

Aujourd'hui, elle se bat pour arracher quelques quarter dollars de plus mais les inscriptions sur les pauvres pièces ont bien peu de sens dans cette Amérique oubliée. "IN GOD WE TRUST", quatre mots qui depuis longtemps ne résonnent plus en elle.

 

Quant au père de Molly, c'est un musicien, presque un pléonasme dans ces recoins de la Louisiane où la musique semble innée, un don de naissance, un héritage de l'histoire. Il a réussi à vivre de sa passion et l'a transmise à son fils. Ensemble, ils jouaient au Preservation Hall sur St. Peter Sreet juste après Bourbon Street où bien encore dans le French Quarter de Dixie Land, ils mettaient le feu le samedi soir. Il m'arrivait de traîner de temps en temps dans le coin sans jamais avoir pu y entrer, les poches vides et le cœur en bandoulière.

 

De cachet en cachet, ils se sont faits une réputation. C'est pourquoi, la fierté du vieux Davy Witson n'a connu de commune mesure lorsque son fils s'est vu proposer de jouer avec le célèbre quartet de jazz qui navigue sur les eaux du Mississippi, de Natchez à Memphis. Il ne se doutait pas que ce soir là, son orgueil sombrerait dans les eaux profondes du vieux fleuve. Seule la douleur et la déchirure remonteraient à la surface pour ne plus jamais le quitter. Une blessure qui pourrit avec le temps et se décompose aussi lentement qu'un cadavre plongé dans les eaux boueuses et froides. Un corps qu'on ne retrouve jamais, qu'on ne pourra plus jamais serrer dans ses bras. Le long balancement du rocking-chair rythme à présent ses journées. Plus aucune note ne sort de son violon. Ses mains ne savent plus faire vibrer l'archet sur les cordes trop tendues.

 

Je sais qu'à sa façon Molly tente de trouver encore une place dans cette famille. Sa nature rêveuse est surtout une carapace, un moyen de fuir ce monde, de s'en détacher pour le supporter chaque jour un peu plus. Sa maison est comme celles des faubourgs de toutes les villes environnantes. Pneus, barques, cartons, batteries, lames de bois ou de plastique, bidons d'essence, s’amoncellent sur les cotés et servent presque de support à ces maisons « mobil-home » qui reposent sur des parpaings instables. Ce bric à broc est devenu une dépendance de sa maison. Je crois qu'elle y trouve son refuge. Je l'observe souvent, de loin, quand le jour se voile, je la vois fouiner dans ces recoins et je sais, qu'elle aussi, s'invente une autre histoire.

 

Voilà, si je commence à penser à Molly, je ne sais plus d'où je viens et où je vais. Je l'imagine au milieu de ce champ de ruines, dans cette maison qui semble en construction perpétuelle. C'est une bricoleuse tout terrain, une touche à tout bien solitaire qui passe ses journées à occuper ses mains pour vider son cerveau. C'est un peu comme le « principe des vases communicants », je me rappelle bien de cette phrase du prof de sciences. Mr Orleck expliquait la densité des liquides et leur équilibre comme une espèce de balance. Et bien, dans ma tête comme dans celle de Molly, c'est un peu comme «  les vases communicants ». Elle furète, bricole, bidouille, ponce, cloue... ça remplit son regard d'étincelles et ça vide sa tête du trop plein de larmes.

 

Je me souviens d'un matin silencieux où je m' étais aventuré dans le faubourg. Un matin qui sentait une fois de plus la nuit courte, une nuit rouge sang où mon père avait frappé plus fort qu'à son habitude. Mon nez avait pris la tangente et la douleur avait gonflé mon visage, chargé mon cœur d'amertume. La rage écumante aux bords des lèvres comme un clébard fou, je m'étais faufilé près de la maison de Molly. Il était si tôt que même les molosses du quartier pionçaient encore, la voie était libre .

Caché derrière les portes battantes de la vieille baraque qui servait d'atelier, j'avais pris le temps de l'observer. Elle s'était levée tôt, elle aussi devait espérer que l'aube gagne du terrain sur l'horizon pour ranger ses cauchemars dans le placard de la nuit. Je sais que je jouais un peu les voyeurs, c'était excitant, mieux que dans Detective Comics que Zam planquait chez lui et lisait en cachette. C'était comme si je suivais mon feuilleton préféré, je ne perdais pas une miette de ses gestes. A l'abri de son regard, je commentais la scène comme un marionnettiste anime ses personnages. Elle était mon héroïne !

 

Tout bas, les mots filaient. Je ne sais plus s'ils sortaient de ma tête jusqu'à mes lèvres mais il me semblait les marmonner « Qu'est-ce que tu fouines encore Molly Witson... T'es déjà en train de bouiner, les mains dans l'huile et droite dans tes bottes ! Tu ne me vois pas et heureusement... mon pif à la couleur de la Dodge General Lee après les cascades des cousins Duke... une déclinaison de rouge séché, de brun tuméfié et de vert de gris au coin des yeux. Mais toi non plus, t'as pas l'air d'avoir beaucoup dormi, t'as les yeux qui piquent et sous tes fossettes, je vois bien que la nuit a creusé son sillon.

T'as encore piqué les outils de ton vieux ! Heureusement, le tien, il ne te filera pas de torgnole et pour un peu, il ne remarquera rien... d'ailleurs, t'aimerais peut-être bien qu'il s'en aperçoive et qu'il te passe un savon et qu'après, il te file un coup de main... mais, tu sais qu'il ne dira plus rien maintenant.

Tu fais quoi avec tous ces fils électriques poussiéreux, on dirait bien que t'es en train de fabriquer un petit circuit, toi au moins t'écoute les cours de sciences ! Dis-moi, t'en connais un rayon dans la bricole... et dire que moi, j'suis à peine capable de faire craquer une allumette sous la gazinière du paternel sans risquer de foutre le feu à la baraque ! Et c'est quoi, ce boîtier carré... et maintenant, la soudure... tu m'épates Molly Witson ! »

 

J'avais tellement envie de lui parler que j'en inventais le dialogue. Je pouvais presque entendre aussi ses mots à elle, ceux qui ne franchissaient pas la barrière de ses lèvres.

Je l'observais longtemps. Ses tempes palpitaient, je voyais sa force irradier, une force brûlante et si douce à la fois. Quelle joie quand elle réussit à faire bondir l'engin qu'elle venait de fabriquer. Elle avait animé une boîte de conserve. Elle avait fabriqué un petit propulseur électrique qu'elle avait fixé à une boîte en ferraille et à l'aide d'une connexion qui produisit une étincelle le petit bolide se propulsa. Impossible de me détacher de son sourire ravageur qui illumina tout son visage. Je voyais déjà naître sa malice et les projets à venir !

 

Molly me tournait le dos et je ne parvenais plus à distinguer ce qu'elle faisait. Elle semblait à présent très attentive et ses gestes étaient lents et délicats. Toujours planqué derrière la taule de la cabane, je me tendais pour mieux l' observer et maladroitement, je me suis appuyé sur la poignée rouillée qui a grincé légèrement. Je l'ai vue, toujours aux aguets, elle s'est retournée immédiatement, s'est figée et a attendu clouée au sol, espérant voir une silhouette connue franchir le seuil de la porte. Moi, je me liquéfiais complètement, passant de la sueur froide à un coup de chaud comme une brûlure électrique qui me traversait tout le corps. Mais le silence s'imposa de nouveau et ni son père, ni son frère ne franchiraient cette porte pour lui dire de venir déjeuner avant de partir à l'école. De mon coté, je jugeais qu'il était temps de mettre les voiles, il ne fallait pas que Molly me prenne pour un vieux mateur.

 

A présent, les berges s'animent à l'approche de la nuit, l'horizon rougit, il y a du vent aujourd'hui. J'ai navigué tout l'après-midi, oubliant le temps et les coups. Le bayou a cette vertu, il noie mes blessures dans les eaux profondes et plus noires que mon âme.

 

Il faut que je laisse courir les jours et me mette en mode « invisible » genre Daniel Westin pendant quelques temps. Je dois faire profil bas pour rentrer au bercail, me faufiler, me fondre dans le décor pour éviter de croiser le regard de mon père. Quitte à faire le mort, autant « let the good times roll » et rester encore un peu sur les eaux du fleuve.

Sans m'en apercevoir, je me trouve maintenant sur les eaux charriées du lac Des Allemands. Un immense lac sans horizon, profond et poissonneux pour le bonheur des pécheurs qui viennent attraper des crabes aux pinces bleues ou des écrevisses.

 

Dire que j'ai bourlingué sur ce rafiot toute la journée sous un soleil blanc et cru et qu' à présent la lumière frissonnante de la fin de journée flirte enfin avec la nuit. Je ne me lasse pas de voir les eaux du lac s'enflammer mais il est temps de rentrer... où ? Chez moi ? Impossible... Chez Zam ? Pourquoi pas... mais, ce qui semble plutôt se profiler, c'est une nuit à la belle étoile.

Bon, je parcours une dernière fois les rives du lac, on ne sait jamais, une fuite possible, une alternative, un coup du sort qui me permettrait de prolonger un peu ce semblant de liberté. Rien, les eaux du lac sont comme de l'huile ce soir, au loin les oiseaux s'envolent pour se réfugier sur la cime des arbres et se protéger de la nuit.

Pourtant, à travers les racines de cyprès qui sortent des marais où foisonnent les tortues, les ratons laveurs et les hérons, sur une partie des terres détrempées, je crois bien apercevoir des flammes dansantes à travers la végétation. Quelqu'un doit faire un feu mais c'est bien imprudent car tous le gens d'ici savent qu'il est dangereux de camper la nuit dans le marécage. Coupons le moteur pour aller voir ça de plus près, surtout ne pas se faire remarquer. Où est ma pagaie ? je vais pouvoir pousser les racines et tenter de me frayer un chemin.

Le marécage est dense et des rondins de bois encombrent le passage.

 

Mmm, encore ces fichus castors, faudrait pas j'en croise un car il peut me faire confiance, il prendrait une sacrée dérouillée. La pagaie, c'est comme la batte de Base-ball, ça sert autant sur le terrain que dans les vestiaires ! Un bon coup de rame sur la binette et il s'rait pas près de se resservir de ses chicots.

Je vais essayer de m'approcher le plus près possible du point lumineux mais cette mélasse de brindilles, de racines et de mousse m'empêche de naviguer plus en avant. La frousse, aussi, n'y est peut-être pas pour rien !

 

Stop, quelle étrange sensation ! c'est quoi cette ferveur ? cette chaleur enveloppante qui me brûle les joues ? Le feu est bien réel mais j'hallucine, mon esprit sombre dans un délire qui doit être le résultat d'un peu trop de soleil sur ma caboche. Comme dans un songe, au milieu de la brume, une femme psalmodie des paroles incompréhensives et répétitives, agenouillées devant des flammes.

La fumée dessine des visages qui s'estompent dans les vapeurs de la nuit. Envoûté, je n'arrive pas à détacher mon regard de ce spectacle aussi effrayant qu'intrigant. La chaleur qui parcourt mes veines est autant celle du brasier que celle de ma peur. Cette brûlure se transforme vite en une moiteur glaciale quand l'inconnue se détourne et croise mon regard.

 

« ... Molly ! »

 

Est-ce possible ? Est-ce que c'est bien elle ? Je murmure son nom ou plutôt mes lèvres bougent sans ma volonté, Molly, Molly, Molly... c'est comme si elle était entrée dans ma tête et me brûlait les lèvres et les orbites. Son image sort de mes yeux, qui est cette créature ? Elle a les traits de Molly mais elle n'a pas l'innocence de l'enfance. C'est impossible !

Pas la peine de s'attarder davantage. Avec un effort surhumain, je parviens à sortir de la torpeur qui me fige, les deux pieds dans la boue, enlisé dans mon cauchemar. Je lâche la pagaie, rallume le moteur, me fraye un chemin difficile dans cette nature hostile que j'ai contrariée. Surtout, ne pas se retourner. Ne pas voir pour ne pas être vu, une sorte de défi qui ne parvient pas vraiment à me rassurer. Comment y suis-je parvenu ? je ne sais pas, mais à nouveau sur le lac, le silence règne. Les pécheurs ont quitté les lieux. Quelques lueurs se dispersent sur les rives, de-ci de-là mais ce n'est que des cabanes de fortune, celles des derniers pécheurs qui vivent encore avec l'eau comme seule compagne, froide et éternelle.

 

Je mets le moteur plein pot autant que le pauvre bateau de Zam peut me le permettre. Pas question de dormir dehors ce soir, direction la piaule de Zam. Je trouverai bien un p'tit coin où crécher dans son restaurant. Mais, j'ai intérêt à la jouer discrète, il ne va pas être content s'il s'aperçoit que je lui ai encore piqué sa barque.

 

J'aime la chaleur rassurante de sa bicoque et avec un peu de chance je pourrai dormir dans l'arrière cuisine, voire même dévorer un reste de gombo que Zam sait si bien cuisiner. J'en ai déjà l'eau à la bouche, ça m'aidera à oublier ce que je viens de voir !

Toutes les lumières sont éteintes, il ne me reste plus qu'à me faufiler et dormir, sans réfléchir, sans chercher à comprendre ce qui n'a pas d'explications rationnelles.

 

Après tout, j'ai certainement rêvé ou alors je suis encore plus mordu de Molly que je veux bien l'admettre et il va être grand temps que je me reprenne en main. Ça sert à quoi d'aimer, je ne me souviens que de la douleur qui terrasse et dont on reste marqué au fer rouge, sans jamais cicatriser. Peut-être que je souffre simplement de la folie des marais comme ces hommes qui n'ont jamais quitté leur terre et que la démence emporte, aspirés par ce monde amphibien, mi-eau mi-terre. Bon, je suis encore un peu jeune pour cela, quoique, ma vie en compte déjà plus d'une.

 

Maintenant, il s'agit de bien amarrer le bateau au taquet, faire un tour mort et deux demi-clés. A chaque fois que je m'accroche au ponton, j'ai l'impression d'entendre Zam me balancer ses mots avec une bonne soufflante. « Un tour mort, deux demi-clés et ton bateau sera bien amarré  comme un morpion aux poils de ton c...» Zam est un poète en plus d'être un solide cajun.

La salle de restaurant est déserte mais encore chaude du parfum des épices de cuisson. Dans l'arrière cuisine, plus de gombo mais un reste de jambalaya qui va tout aussi bien faire l'affaire. Comme j'aime ce goût épicé qui relève la vie. Où dormir ? Dans l'arrière cuisine ? Ce sera parfait. Quelques paillasses me suffiront mais mon destin ne m'appartient plus vraiment ce soir.

 

« SIPLINE SILVERSTAR ! »

 

Une voix rauque et abrupt vint interrompre cette nuit qui s'annonçait plus longue que prévue.

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Tac
Posté le 19/01/2024
Yo !
J'ai trouvé le prologue intrigant, moins dans son fond que dans sa forme, que j'ai trouvée bien rythmée. Ton style donne une densité agréable à l'action, je trouve.
Je suis un peu dubitatif sur le choix de mettre le début en prologue, si je comprends bien le début du chapitre 1 en est la suite directe ? Actuellement je ne trouve pas le choix de la présence d'un rpologue très pertinent, vu que c'est juste une ligne droite entre le prologue et le chapitre 1.
Même si j'aime beaucoup ta façon de raconter, je reste un peu perplexe par le côté "bavard" du narrateur, lequel a un avis sur tout et un côté très jugeant sur la vie et les impressions que lui font les gens, alors que le narrateur est censé être un ado de 14 ans, qui certes a sans doute grandi trop vite, mais de là à être aussi certain dans ses appréciations des gens, je le trouve un peu présomptueux.
Pour le reste, c'est très dynamique, alors qu'au final il ne se passe en termes d'action pure, que peu de choses, alors bravo pour cette impression-là ! Je crois que c'est ce qui a capté le plus mon attention à la lecture.
A bientôt !
Green_
Posté le 12/11/2023
♥♥♥♥♥ !

(...)"mon esprit sombre dans un délire qui doit être le résultat d'un peu trop de Sipline Silverstar sur ma caboche". Vivement le prochain.
Ombreline
Posté le 13/11/2023
Je t'emmène sur les berges du Mississipi mais cette fois, accroche toi, nous voilà à l'aube de l'histoire. Sur les pas des Reines du Vaudou, au berceau de l'aventure de Sipline et Molly.
Bon voyage et au plaisir de te retrouver !
Vous lisez