Chapitre 10

Paralysé à l’idée que sa sœur eût déjà consommé de la poussière de rêves pour tromper sa solitude, Azem perdit momentanément le fil de son interrogatoire. Danny Lafferty venait d’établir pour lui le lien entre Alice Dodgson et la poussière de rêves. Elle appartenait à ces libertaires les plus désespérés, les autres n’en consommant pas à cause de sa dangerosité. Azem pouvait aussi dire – toujours grâce à Lafferty – que Darell Kirby trempait dans le trafic de poussière de rêves non coupée. Kirby lui avait donc menti, l’autre jour, et c’était sûrement pour ses propres fesses qu’il craignait. Les autres narcotrafiquants devaient lui en vouloir parce qu’il se taillait la part du lion, dans cette histoire : moins de produits à revendre, donc plus de rareté ; les prix flambaient vite, dans ces cas-là.

Azem aurait adoré garder Lafferty en cellule pour lui poser de nouvelles questions dès qu’elles se poseraient, mais il n’avait pas affiné son faux numéro de flic décontracté et accommodant sur des promesses en l’air. Il signa un ordre de libération immédiate et fit faire suivre Lafferty par un agent qui se tournait les pouces. Lafferty se trouverait sans doute une chambre minable à louer dans un taudis, avant de préparer sa future arnaque amoureuse. Le trafic de drogue, ce n’était pas son genre ; Azem l’avait senti frileux sur le sujet.

Comme l’avait annoncé Lafferty, Dominique et les autres agents ne trouvèrent aucune trace de poussière de rêves à la chapelle du Corbeau, dans les vieux quartiers d’Ervicje. D’ailleurs, ils n’en ramenèrent qu’une poignée de libertaires, plutôt ivres que drogués jusqu’à l’os. Azem félicita Dominique.

— Vous les interrogerez dès qu’ils auront dessoulé.

Lui avait à faire. Fouiller l’appartement de Nasrim de fond en comble, par exemple. La perspective de mettre le nez dans son intimité ne lui plaisait pas, mais, si elle consommait de la poussière de rêves, il devait le découvrir. L’hypothèse ne le convainquait cependant pas. Stephen ne prenait pas de cette drogue et, pourtant, il faisait ce rêve, encore et encore. Par ailleurs, Nasrim ne rêvait pas de l’Arluuvie. Rien n’avait de sens dans cette histoire.

Madame Victor détient les réponses.

L’idée faisait son chemin. Azem n’avait pas pu s’entretenir avec la médium, mais son instinct lui indiquait qu’elle pourrait l’aider dans son enquête. En plus, madame Victor constituait sa meilleure piste dans l’affaire Pinkerton – Martha Pinkerton avait clairement parlé d’elle, de même que Mary Hobbes. Enfin, Azem souhaitait comprendre ce que voulait dire Fanny par « Madame Victor représente un espoir dans le monde actuel ». Pourquoi Ervicje serait-elle en ruine sans cette femme ?

 

Le reste de la nuit passa, pour Fanny, entre les barreaux glacés d’une cellule qu’elle partageait avec d’autres libertaires. Ils se réunissaient à la chapelle du Corbeau une fois par semaine pour débattre de la direction catastrophique qu’empruntait le gouvernement. Hier soir, ils avaient prévu de parler de la disparition toute récente de la Vesnivie, mais un cordon d’agents s’était refermé sur eux. Impossible de filer, ni par le spatioport, qui grouillait de bobbies, ni par la vallée, encombrée de roulottes et de gens issus du monde du spectacle. De toute façon, à quoi bon fuir, se demandait Fanny. Son père la mettait constamment en garde. Il lui fallait veiller à ne pas rire trop fort, à rester discrète, courtoise et attentive à ce qui l’entourait. Les hommes et les pauvres envahissaient l’espace. Les rues d’Ervicje n’étaient qu’une succession d’étals dressés à la va-vite devant les fermes et de conversations de gentlemen selon que vous fréquentiez les quartiers près de la vallée ou ceux qui jouxtaient l’université. Avec les autres libertaires, ils préféraient s’isoler là où l’on ne venait pas les enquiquiner. Ce soir faisait exception ; sans doute qu’un petit malin avait vendu la mèche.

Fanny appréciait particulièrement ces réunions. Là-bas, les hommes l’y traitaient en égale. Pauvres et enfants de riches s’y mêlaient avec la même ardeur. On n’y distinguait pas la petite monnaie dans les bourses accrochées à la ceinture. Chacun était pareil à son voisin : inquiet de la situation. Bien sûr, certains étudiants injectaient des sommes d’argent dans le mouvement. Celui-ci nécessitait qu’on l’encadrât, qu’on lui donnât du prestige, même, pourquoi pas ; puisque tout devait en passer par là pour obtenir de l’importance. Au cours de ces réunions, Fanny ne prêtait donc plus la moindre attention à sa posture, à ses rires. Elle n’y rasait pas les murs de peur qu’on la remarquât, elle, grande jeune femme dont la tête atteignait le haut-de-forme de bien des messieurs. Elle se sentait membre à part entière de l’espace dans lequel elle évoluait ; mieux, dans lequel elle participait.

La chapelle du Corbeau appartenait aux plus vieilles constructions que comptait Ervicje – laquelle s’étendait autrefois jusqu’aux limites de la bordure, puis il avait fallu bâtir des remparts. Fréquemment inondée avant que l’hiver s’installât pour de bon, elle appartenait à un riche propriétaire terrien dont le domaine s’étirait jusqu’à l’actuel spatioport. Elle se situait aujourd’hui en contrebas de ce même spatioport, bâti en hauteur à cause des crues de la Vahn Siran.

— Amenez-moi à la chapelle du Corbeau, demanda Azem à travers les barreaux.

Assise sur la paillasse dure, au fond de la cellule, Fanny se fraya un chemin parmi ses semblables.

— Pour quoi faire ?

— J’ai besoin de me rendre compte par moi-même, répondit le flic en baissant la voix. Ce n’était pas dans mes plans, mais puisque vous êtes là… Amenez-moi à la chapelle du Corbeau, et je vous libère sur-le-champ.

Il adressait des regards suspicieux aux autres. Fanny l’imita en chuchotant presque.

— Qu’est-ce qui vous dit que je n’en profiterai pas pour filer ?

— Je sais où vous trouver. Du moins, je sais où chercher. Et puis je vous fais confiance.

Fanny sourit.

— La confiance fait partie des signes, vous savez ?

L’homme sourit à son tour. Une lueur de tristesse perçait dans ses yeux.

— C’est ce que dit madame Victor ? demanda-t-il.

— Non, les livres.

Fanny accepta l’offre de le conduire jusqu’à la chapelle du Corbeau. Elle ignorait ce qu’il y cherchait et de quoi il souhaitait se rendre compte, mais elle lui rendrait ce service. Peut-être essayait-il de se raccrocher aux signes, justement ? Cet abattement dans ses yeux indiquait un grand désarroi intérieur, et Fanny ne doutait pas que l’affaire sur laquelle il enquêtait le touchait de très près. Elle n’y fit cependant pas allusion et se contenta de le mener sur l’ancienne voie pavée, celle marquée de pierres noires pour baliser le chemin.

Au loin, devant, se découpait la forme massive du bâtiment de réception des marchandises. Les aéronefs du spatioport transportaient aussi bien des passagers que des caisses de vivres, d’objets destinés à la vente et des matériaux de construction. Une bonne partie de la ville restait à rebâtir. Au-delà de la vallée et du spatioport, d’anciennes habitations gisaient dans les vieilles mines, plaies béantes du sous-sol. C’était un autre monde par là-bas. Ravagée par les obus, la terre était retournée, les pierres et les briques la jonchaient, maculées de neige et de boue durcie par le gel. Le bois d’un petit pont qui enjambait la Vahn Siran avait éclaté. De gros chênes étaient maintenant couchés dans ce qui formait autrefois une vaste prairie.

— J’adorais venir ici quand j’étais petite, déclara Fanny pour rompre le silence pesant.

Ils marchaient depuis de longues minutes, et la nuit en ces lieux dégageait un elle ne savait quoi de lourd. Avec l’absence des lampadaires, l’obscurité y était plus dense, presque épaisse, telle une couette volumineuse emplie de plumes d’oie.

— Ma mère a grandi dans l’une de ces fermes.

Un nœud grossit dans la gorge de Fanny.

— Je ne reconnais plus rien.

Elle savait que la guerre avait relativement épargné la capitale. D’autres villes avaient presque disparu. Beaucoup de gens les avaient fuies pour s’installer dans la bordure d’Ervicje. Aujourd’hui, la surpopulation entre les remparts entraînait des maladies. Elles surchargeaient de travail les services sanitaires ; il fallait incinérer au plus vite pour ne pas attirer les charognards.

Ici, c’était l’après, le pire. Il y avait la reconstruction des bâtiments, mais, aussi, celle des esprits et des cœurs. Fanny n’avait perdu personne au cours de la guerre. Sa mère était déjà morte bien avant, et, avec son père, ils se cachaient dans la cave, sous le café, dès que les obus pleuvaient. Leur quartier n’avait pas subi beaucoup de pertes, matérielles ou humaines, mais ici, près de la chapelle du Corbeau, l’enfance de la mère de Fanny avait disparu à tout jamais, entraînée dans les profondeurs d’Ervicje.

— Il ne reste plus grand-chose de la chapelle, reprit Fanny en contenant ses larmes. Vous en verrez surtout le frontispice et l’autel, tout au fond. Avant, quand la nuit était claire, on pouvait remarquer les couleurs qui l’ornaient.

 

Toute passion pour la cause s’était envolée chez Fanny. Elle s’exprimait avec une mélancolie que trahissait sa voix. Elle marchait à deux pas d’Azem, devant lui, pour le guider, et il imaginait sans peine qu’elle ne désirait pas se montrer sous ce jour.

— Tout à l’heure, vous m’avez parlé de livres, changea-t-il de sujet.

Fanny ralentit l’allure. Azem marcha à son rythme.

— Ce sont de très vieux livres. Reliure en cuir, papier jauni et tout le tremblement, décrivit-elle brièvement.

— Mais de quoi parlent-ils ? J’en ai vu quelques-uns sur le marché...

— Pâles copies, mais, fondamentalement, ils racontent la même chose que les originaux. On n’est pas obligé de croire les recettes de potions magiques, bien sûr, mais les préceptes qui y sont enseignés apprennent à développer son libre arbitre.

— Woah !

Fanny eut un rire amusé.

— Quoi ?

— « Libre arbitre » n’est pas des mots que j’entends souvent, surtout dans la bouche d’une femme. Pas que je considère les femmes comme trop bêtes pour l’employer, mais Ervicje est assez spéciale à votre encontre.

Fanny acquiesça.

— Je pense que ces livres ont été interdits parce qu’ils permettaient au bas peuple de se faire leur propre opinion. Et pour ceux qui ne savaient ni lire ni écrire, il leur suffisait de tendre l’oreille pendant qu’on leur racontait une histoire. Le bas peuple est celui qui doit travailler. Pour produire les matières premières, pour acheminer les marchandises... Pour enrichir les riches. S’ils se mettent à réfléchir, c’est toute notre société qui s’effondre et, avec elle, les fortunes qui la régissent. Les libertaires veulent que ça change. Nous devons construire un nouveau modèle économique qui ne repose pas uniquement sur l’esclavage maquillé du bas peuple.

Fanny avait retrouvé de son emphase. Azem se doutait que le cœur de la jeune femme battait plus fort, qu’il battait de sa volonté à donner un bon coup de pied dans la fourmilière. Elle et ses copains étudiants ne demandaient que ça, mais, sous l’influence de l’alcool, certains faisaient n’importe quoi. Ils provoquaient les autorités et pendaient des préfets. Enfin, un, et Azem avait cru comprendre que Pinkerton ne l’avait pas volé, mais, à terme, où toutes ces exactions mèneraient-elles Ervicje et ses habitants ?

— Nous y voilà, annonça Fanny.

En effet, le haut frontispice constituait le plus gros de la chapelle. Des pierres alignées évoquaient vaguement le bas de murs, que le salpêtre maintenait davantage entre elles que le ciment. Azem reconnut néanmoins le soin apporté à la construction de l’édifice. Des moulures ornaient le frontispice, tout en haut, et, comme l’avait dit Fanny, Azem remarqua des éclats de peinture en s’approchant de l’autel. La statue d’un corbeau occupait une colonne à demi brisée, sur la droite, juste derrière. Azem supposa qu’une autre devait se trouver sur la gauche, formant ainsi une paire bienveillante.

— Si je vous laisse ici, saurez-vous retrouver le chemin pour rejoindre le centre ? demanda Fanny, déjà sur le départ.

— Restez ! s’exclama Azem un peu précipitamment.

Il abandonna sa contemplation de l’autel et rejoignit la jeune femme à l’entrée de l’édifice.

— Vous en avez encore tellement à m’apprendre sur cet endroit ! Sur le Corbeau qui donne son nom à cette chapelle. Sur les livres qui disent que la confiance fait partie des signes. Sur...

Une explosion lointaine interrompit Azem. Ervicje trembla tout autour.

— C’était quoi, ça ? s’exclama Fanny.

— Nasrim, murmura Azem, pétrifié.

L’explosion provenait du grand hôpital. En tout cas, vue d’ici, elle couvrait cette zone. Une autre suivit. Très vite. À l’autre bout de la ville, cette fois.

— Stephen !

Azem s’élança sur le chemin qui l’avait, plus tôt, mené à la chapelle du Corbeau. Il remonta le pont de l’Arluuvie. Juste en dessous, la vallée reprenait vie. Des lumières s’allumaient un peu partout dans la nuit. Des femmes rassemblaient leurs mômes. Des roulottes se mettaient sur le départ.

Tiens-t’en aux faits.

Azem avait le choix entre sa sœur qui ne quitterait peut-être jamais son long sommeil et Stephen qui, lui, n’était pas encore fichu. Toujours en courant, il traversa une partie d’Ervicje, le souffle court. Il passa devant l’ombre oblique de la bibliothèque de l’université. Il coupa dans les rues qui accueillaient le marché deux fois par semaine, ses étals surchargés et ses livres reliés de cuir. Il contourna l’immeuble dans lequel Nasrim cohabitait avec sa solitude et ses bouquins. Enfin, il reconnut la forme massive de l’immeuble dans lequel il vivait. Les épais tuyaux de la chaufferie crachaient encore leur fumée blanche presque opaque.

Ça a l’air en bon état.

Azem enjamba les premières marches du colimaçon quatre à quatre.

Troisième explosion. Il tomba sur le premier palier. Derrière lui, qu’il n’avait pas vue, Fanny vint à sa rescousse. Il se releva et repartit de plus belle parmi les bris de verre. Il remarqua seulement que les vitres alentour avaient éclaté.

— Il faut partir ! s’écria-t-il en entrant dans l’appartement.

La porte cogna contre le mur, derrière.

— Stephen ? lança-t-il, essoufflé.

Il tendit l’oreille dans l’espoir de capter le souffle d’une respiration ou un bruissement de tissu, mais les cloches qu’agitaient les secours, en contrebas, l’en empêchèrent.

— Là-bas, lui indiqua Fanny.

Elle pointait le doigt en direction de la mezzanine.

Comment n’y ai-je pas pensé moi-même ? se reprocha Azem.

Il grimpa l’échelle. Stephen s’était roulé en boule contre la caisse de bois qui lui servait de table de chevet. Il tremblait de tous ses membres, son livre pressé contre sa poitrine. Il leva vers Azem des yeux hagards et humides.

— Ça a...

Il déglutit.

— Il y a eu une déflagration. Les lumières ont clignoté.

Azem lui prit la main.

— J’ai compté trois explosions, annonça-t-il d’une voix grave. On ne peut pas rester ici.

— Attentats ? hasarda Fanny depuis le bas de l’échelle.

Azem lui jeta un coup d’œil. Elle était pâle comme un linge malgré l’assurance dans son timbre.

— Probablement, répondit-il.

Il tira doucement Stephen vers lui.

— Il faut partir, le pressa-t-il.

— On ne peut pas tout laisser. Il y a...

Stephen tendit une main molle vers les livres rangés dans la table de chevet.

— On a toute notre vie, ici.

— Et on mourra si on y reste. Ce sont des attentats, Stephen ! Trois attentats, bordel ! C’est déjà la cohue, dehors. On n’arrivera jamais à attraper un aéronef à temps.

— À temps pour quoi ?

La peine que lut Azem dans les yeux de son petit ami lui déchira le cœur. Il avait bien conscience qu’ils s’apprêtaient à abandonner leur vie. Malgré tout, ils s’étaient construit un nid douillet, mais trois explosions, c’était trop pour courir le risque de rester.

— Fanny ! Allez vous occuper de votre père, il a sûrement bes...

— Il est déjà hors de danger.

Azem se recentra sur Stephen. Il parvint à le faire se lever, accroché à son livre. Il adressa à Fanny un regard interrogateur par-dessus l’échelle de la mezzanine.

— Les signes, lui répondit-elle seulement.

Il haussa les épaules et fit descendre Stephen.

— Veillez à ce qu’il ne tombe pas, prévint-il Fanny.

Elle hocha la tête.

— Je sais encore descendre une échelle, maugréa l’intéressé.

— Oui, chéri, mais tu tiens ton bouquin.

Cette seule phrase sembla rappeler à Stephen l’importance de ce qui se jouait en ce moment, et il serra de plus belle son ouvrage. Dès que ses pieds atteignirent le sol, Fanny le conduisit dans l’entrée.

— Enfile tes chaussures et emporte ton manteau le plus chaud, lui conseilla Azem.

Il descendit lui-même de la mezzanine et rejoignit les deux autres. Il remarqua comme Stephen surveillait son livre, posé juste à côté de lui, sur la table basse. Les souvenirs d’Azem affluèrent. Il se revit discuter autour d’un thé avec Nasrim à propos du rêve de Stephen. Bon sang, que ça lui parut lointain ! Il se remémora un tas d’autres moments, essentiellement avec Stephen, puis ses longues nuits d’insomnie, agitées pour son petit ami.

Stephen finit de boutonner son manteau, soigneusement jusqu’au col. Il enfila ses gants, rabattit sa capuche, puis récupéra son livre.

— Attends, dit-il à Azem juste avant de partir.

Il disparut dans un recoin de l’appartement, avant d’en ressortir avec un sac de cuir qu’il avait difficilement fermé.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’exclama Azem.

— Le strict nécessaire. Je l’avais préparé pour le cas où, on dirait que j’ai bien fait.

Un maigre sourire étira les lèvres de Stephen. Azem posa les mains de part et d’autre de son visage et l’embrassa sur le front.

Le départ fut donné. Stephen verrouilla la porte comme s’il escomptait revenir. Nouveau pincement au cœur pour Azem qui, lui, savait qu’ils ne remettraient jamais les pieds à Ervicje. Cette ville les avait trop fait souffrir, l’un comme l’autre. Azem n’admettait pas de devoir laisser Nasrim ici, mais elle était entre de bonnes mains. Si le grand hôpital avait effectivement subi une attaque, il ne doutait pas que le personnel se démenait en cet instant pour mettre les patients à l’abri. Il l’avait déjà fait pendant la guerre, il savait comment se débrouiller. La priorité d’Azem était maintenant Stephen. Tant pis pour son enquête sur les cas de sommeil long, bien qu’il en coûtât de se l’admettre. Il n’aurait pas le dernier mot sur cette histoire, et ce n’était peut-être pas plus mal étant donné la direction qu’elle empruntait.

 

Adwoa avait hurlé à la deuxième explosion, juste derrière chez elle. Les vitres de son appartement avaient volé en éclats. Le sol avait tremblé. C’était comme pendant la guerre.

Elle crut d’abord qu’un aéronef avait largué un obus dans le périmètre, mais, en vérifiant par la fenêtre, elle ne vit aucun appareil stationnaire. Il faisait exceptionnellement clair à cause de l’incendie. Les cloches des secours retentirent très vite dans la nuit. Les jets des lances à eau se dressèrent tout autour du bâtiment qui avait explosé : la préfecture. De ses colonnades et de son fronton au bas-relief fourni, de ses drapeaux figés par le gel et de la fontaine qui le précédait, il ne restait qu’un brasier incontrôlable.

Adwoa se demanda ce qu’elle devait faire. Une troisième explosion survint, plus éloignée. Cette fois, elle ne trouva pas le courage de vérifier dehors. Le monde était en train de s’écrouler. Enfin, Ervicje. Au-delà des remparts, elle ne savait pas.

Son instinct lui dictait de fuir. Réunir ce qu’elle pourrait transporter et quitter la ville. Juste au cas où. Même si elle avait tout, ici. Elle adorait son travail. La ville ne lui était pas trop insupportable, elle y bénéficiait d’un confort relatif. Ça lui paraissait tellement plus que ce qu’elle avait connu avant.

Tu ne te souviens même pas de ce qu’il y a eu avant, se reprocha-t-elle.

Mais ses sentiments ne pouvaient pas la tromper, si ?

Que te dicte ton instinct ?

De plier bagage pour ne jamais revenir, bien sûr. Ervicje prenait un mauvais tournant depuis quelques mois, et les libertaires mettaient de l’huile sur le feu. Ils s’en étaient pris à un préfet, tout de même. Adwoa aurait dû se méfier dès que ses étudiants avaient grossi les rangs des libertaires. Cette graine de coquins, enrichis à ne plus savoir qu’en faire, se sentait des libertés promptes à tout démolir. Adwoa aussi rêvait à une société plus équitable, mais elle ne ferait pas sauter la moitié de la capitale pour autant.

C’est ta peur qui parle. Ou ta position qui te fait accepter ce que tu n’accepterais pas autrement.

Amer constat, mais si réaliste. Sa vie ici reflétait ce qu’elle désirait le plus au monde : la stabilité de l’emploi, un logis bien à elle, aucune dépendance affective ni financière. Et elle s’apprêtait à renoncer à tout ceci parce que des petits cons entreprenaient le changement par la force.

Une larme roula sur sa joue. Elle renifla pour se redonner contenance, puis se leva pour préparer un maigre bagage. Qu’emporterait-elle de cette vie ? Il lui semblait qu’elle s’était attachée à du vent. Rien, dans cette pièce, ne méritait de la suivre. Aucun de ces objets n’emballait son cœur. Aucun ne la transportait dans des souvenirs profonds. Elle laissa tomber le sac à ses pieds. Vide. Elle embrassa une dernière fois du regard ces quatre murs si familiers. Elle les remercia pour la sécurité qu’ils lui apportèrent durant ces dernières années, mais, aujourd’hui, ils ne suffisaient plus.

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CM Deiana
Posté le 06/11/2021
Eh bien celle-là je ne m'y attendais pas !
Alors que l'enquête avançait bien hop ! Les personnages sont complètement arrachés à leurs situations. Ervicje va-t-elle disparaître aussi ?
Je t'avoue que j'attends le prochain chapitre de pied ferme.
Merci pour cette lecture.
Aude Réco
Posté le 21/11/2021
Contente de l'effet de surprise, tiens.
Et le prochain chapitre est (enfin !) en ligne.
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