10
William marchait à grands pas assurés à travers Azraald. La cité était construite sur des collines, d’où un réseau de rues grimpantes, très larges ou très étroites. Maintenant que les Agramiens étaient partis, tout le monde ressortait petit à petit. Je quittai Sehaliah menacé par l’Impératrice de Sombor et arrivée à Erydd, je me retrouvais de nouveau au milieu d’une guerre.
Les étalages avaient été détruits et quelques personnes pleuraient silencieusement. Les Agramiens avaient attaqué des familles et enlevé des habitants. J’essayai d’ignorer leurs larmes, boitant après William qui ne prenait pas la peine de s’assurer que je suivais, il ne lançait même pas un regard autour de lui. Soit il se fichait de ce qu’il se passait, soit il était habitué à ce genre de scène. J’optai pour la seconde possibilité.
— Ces Agramiens attaquent souvent ? demandai-je en arrivant à sa hauteur.
— Trop souvent à mon goût, répondit-il, son attention fixée devant lui.
— Mais, personne n’essaie de les arrêter ? continuai-je.
Il me lança un regard agacé.
— Dans quel genre de monde as-tu vécu jusqu’à présent ? Les armées se battent mais aucune d’elle n’arrive à prendre le dessus sur l’autre. Un armistice pourrait apaiser les tensions, mais les Agramiens nous ont volé quelque chose de bien trop précieux pour que l’on s’abaisse à une telle chose !
Je le fixai sans comprendre. J’allais lui demander quelle était cette « chose précieuse » mais son regard fut attiré par quelqu’un.
— Charlotte ! appela-t-il.
Il s’élança à travers la rue pour retrouver une jeune femme qui tenait un bébé qui pleurait dans ses bras. J’hésitai à le suivre. Ils avaient l’air de se connaître et du peu que j’entendis, il s’enquit après elle et sa famille. Elle tremblait toujours de l’attaque et gardait son enfant contre son cœur avec la tendresse et la fermeté que seule une mère pouvait procurer. Ce rêve d’une femme me portant contre sa poitrine me revint…
Avant que mes souvenirs, mes rêves, ne reviennent me hanter en plein jour, un gémissement attira mon attention. Une femme rampait sur le sol, sortant d’une rue sombre et si étriquée que je ne l’avais pas remarquée. Je m’élançai vers elle et l’aidai à se redresser mais un cri lui échappa. Je remarquai le sang qui s’échappait d’une hideuse blessure. Je déchirai un bout de ma robe et pressai le tissu contre la plaie mais cela ne fit que lui inspirer une nouvelle vague de douleur.
— Je suis désolée ! Je… à… À l’aide ! Au secours !
Mais ma voix n’était qu’un souffle qui peina à s’échapper de ma gorge. Personne n’entendit mon appel à l’aide, tout le monde était bien trop préoccupé à porter secours à d’autres blessés.
Je me tournai vers William, à l’autre bout de la rue, mais il était en train d’aider un vieil homme à se relever.
— William… ! appelai-je mais ma voix me faillit.
Il n’entendit pas. J’avais quelques notions en médecine, mais pas suffisamment. Cette blessure ne cessait de saigner. La pâleur du visage de la dame était suffisante pour que je sache que… que…
Sa respiration était saccadée et difficile. Mes mains étaient gluantes de son sang chaud mais j’étais frigorifiée.
— Ces… ces Agramiens… ces monstres… murmura-t-elle avec des lèvres tremblantes et teintées de rouge.
— T-tout va bien se passer, mentis-je.
Je déglutis, tentant de trouver une solution. Calador m’avait tant appris, pour soigner des empoisonnements, des égratignures, pour soulager la douleur, mais pas pour faire fuir la mort.
Un autre gémissement lui déchira la gorge.
— Pasu melor ass, Amän kasä ídd palär. Enaidi kasä ídd paläri. Ili kasä ídd bogalesor ŵth amoreth Berth Ilmeth…
Elle leva son regard gris, rempli de larmes et embrumé par le chemin qu’elle entrevoyait.
Une main se posa lourdement sur mon épaule et je sursautai. William s’agenouilla près de moi et pinça les lèvres lorsque, comme moi, il réalisa qu’il n’y avait plus rien à faire.
— Que les Enaidi vous guident vers la paix, murmura-t-il.
Mais la femme était focalisée sur moi. Elle me fixa avec un sourire perdu.
— Lilween… chuchota-t-elle.
— Ek Amän kasä ídd pa-palär… chevrotai-je misérablement en elfique. E-Enai…
Son regard s’éteint.
— E-ek Enaidi kasä ídd… bogalöri… continuai-je.
Chaque mot était plus faible jusqu’à ce ma voix ne soit qu’un souffle inaudible. William entoura mes mains des siennes et les écarta de la blessure qui avait enfin cessé de couler.
— Elle est partie, dit-il sombrement.
Il agrippa plus fortement mes mains et me força à m’éloigner du corps sans vie. Il attrapa mes épaules et me releva. Je tremblai comme une feuille et me laissai guider sans réaliser ce qui m’entourait.
J’avais vu la guerre et ce qu’elle répandait, j’avais vu ce que la mort accomplissait. Mais je n’avais pas encore tenu le corps de quelqu’un pour sentir ses derniers battements de cœur, je n’avais pas senti le flot de vie cesser entre mes mains… Même ma mère et Calador, je n’avais pas été là pour eux.
Le sang n’avait toujours pas cessé de couler. Baissant les yeux, je vis que ce qui coulait contre mes mains était de l’eau fraîche et apaisante. William me nettoyait la peau comme il le pouvait, il avait rassemblé dans un sceau abandonné l’eau d’une fontaine. Autour de nous, tout était calme et les oiseaux chantaient, comme si la guerre et la mort n’avaient jamais atteint cette toute petite place apaisée. L’eau teintée de rouge me prouva le contraire et me ramena à la réalité.
— Je m’excuse, dit-il brusquement.
— Quoi ?
William garda le visage baissé, grave et tourmenté par tout ce auquel il avait assisté. La colère brûlait dans ses yeux, nourrie par l’habitude et l’impuissance.
— J’aurais dû attendre avant de t’entraîner dans Azraald, ou prendre un autre chemin qui t’aurait épargné de telles scènes d’horreur.
— Non, soufflai-je.
Il me regarda, surpris. Moi-même je ne comprenais pas pourquoi je disais une telle chose. Je voulais effacer de ma mémoire ce moment qui me hantera jusqu’à mon dernier instant.
— Je… j’ai vu pire… murmurai-je en baissant la tête.
Les images se succédèrent : ma mère entourée de flammes, le pont couvert de corps sans vie, Calador transpercé par une épée de fumée maléfique…
William me serra les mains, ce qui me ramena dans le présent.
— Si tu te sens de marcher… Myrddin vit en haut de cette colline. Les Agramiens ne sont pas arrivés jusqu’ici donc il… il n’y aura plus de sang.
J’hochai la tête et on reprit le chemin, le silence pesant. Je ne pouvais pas dire s’il voulait m’épargner la vue de plus d’horreurs ou s’il voulait les éviter lui-même. Les rues jusqu’au sommet de la colline étaient si calmes et charmantes que c’en était encore plus déroutant que la vue du sang et de la souffrance.
William s’arrêta brusquement devant une petite maison en bois. Je faillis lui rentrer dedans et il tapa à la porte en bois. Me retournant, je réalisai qu’on pouvait voir tout Azraald depuis cet endroit.
La cité était bien plus grande que ce que j’avais pensé, et plus belle vue d’ici. Les maisons et les bâtiments, aux structures en bois brun et aux murs de chaux blancs, s’étendaient presque à perte de vue. L’île de la cité était impressionnante avec son immense place de marché et un vieux château-fort qui se tenait fièrement. La ville était protégée de remparts, avec l’addition à l’est, où je me trouvais, de hautes collines et la forêt. À l’ouest et au nord se trouvaient des immenses champs et pâturages. Des tours de garde s’élevaient le long de la fortification. De la fumée s’élevait de plusieurs endroits à l’entrée nord, où les batailles contre les Agramiens avaient eu lieu. Sur ma gauche, cependant, le palais blanc et doré, surmonté de toits aux tuiles bleu sombre, luisait de mille éclats, comme une couronne protectrice sur la cité d’Azraald. Au loin, l’océan brillait sous le soleil couchant qui englobait tout le paysage d’une lueur chaude.
J’en avais le souffle coupé.
William continua de taper à la porte. Elle s’ouvrit en grinçant.
— Ah ! William ! s’écria une vieille voix.
— Myrddin, je suis venu dès que j’ai appris que vous étiez de retour, dit-il.
— Je me suis précipité ici en apprenant que les Agramiens avaient à nouveau attaqué la ville, j’avais peur qu’ils n’aient volé quelque chose mais ils n’ont pas eu le temps d’arriver jusqu’ici avant que les soldats n’interviennent. Je vois que tu as de la compagnie ! s’écria Myrddin en me lançant un regard.
Il me sourit et William s’écarta pour me présenter :
— Myrddin, voici–
— Prudence, c’est un plaisir de te rencontrer ! lança-t-il en inclinant la tête.
Mon cœur rata un battement.
William me fixa longuement. L’indignité flamboya dans ses yeux lorsqu’il réalisa que j’avais menti sur mon identité mais déjà, Myrddin continuait :
— Où sont mes manières ? Entrez, entrez ! Et installez-vous ! Oh, et pardonnez la poussière qui s’est accumulée un peu partout ces derniers mois !
William me passa devant et me lança un regard lourd de sens. Je le suivis avec hésitation.
Myrddin avait de longs cheveux et une longue barbe blanche emmêlés. Il gardait un grand sourire éclairé par des yeux bleus pétillants. Il s’appuyait sur un grand bâton de bois tortueux. Sa démarche était boiteuse et il avait le dos courbé, ce qui lui donnait une démarche de canard. Il nous suivit et une fois dans la pièce sombre, Myrddin nous désigna de vieux fauteuils recouverts d’une fine couche de poussière.
— Allez-y, asseyez-vous ! lança-t-il, passant dans une autre pièce.
On obéit tous les deux. Je restai immobile et silencieuse. On entendit Myrddin trifouiller quelque chose dans l’autre pièce. William finit par parler, sans pour autant me regarder :
— Alors, Prudence, hein ? fit-il d’une voix accusatrice.
Je rougis de honte sans répondre. Myrddin revint dans la pièce avec son sourire et sa démarche boiteuse :
— Dites-moi, qu’est-ce qui vous amène voir un vieil homme comme moi de façon si pressante ? demanda-t-il en s’asseyant maladroitement.
William ouvrit la bouche pour parler mais je l’en empêchai :
— Un instant, comment connaissez-vous mon nom ? m’enquis-je curieusement.
Le mage se tourna vers moi et sourit malicieusement.
— Je suis juste bon en devinette, voilà tout. De plus, en arrivant au palais plus tôt, on m’a annoncée qu’une jeune fille appelée Prudence Bunker avait été trouvée au pied du chêne. Elle avait réussi à échapper à la vigilance de Durand ce qui, en soit, est une prouesse. Tu aurais pu être un peu plus tendre avec ce pauvre garde, tu sais !
Il se mit à rigoler et se positionna plus confortablement sur son fauteuil. Une nouvelle fois, William me lança un regard, presque admiratif cette fois.
— Alors, William, que se passe-t-il pour que tu sois aussi pressé ? demanda Myrddin en se tournant vers lui.
Visiblement soulagé de pouvoir enfin parler sans être interrompu, il s’empressa de répondre :
— Je viens vous voir parce que, comme vous le savez, ma mère est gravement malade. Le médecin nous a dit que vous aviez la fleur dont on a besoin pour le remède.
— De quelle fleur as-tu besoin ?
— Un bourgeon de fleur de lune, répondit le jeune homme.
Myrddin soupira en s’enfonçant dans son siège puis il dit en fermant les yeux :
— Ah, manäwen, évidemment… Malheureusement, je n’ai plus de ces bourgeons… Je suis désolé. Mais les dernières de ces fleurs sont auprès de la sorcière Lelawala.
— Lelawala ? La sorcière exilée ? Où puis-je la trouver ? demanda précipitamment William.
— Doucement, doucement, jeune homme. Aaaah… La jeunesse. Si je vous dis que vos destins sont liés ? Me croiriez-vous ?
Il nous lança un regard malicieux avec un grand sourire. Un profond soupir m’échappa, tandis que William fronça un peu plus les sourcils. Apparemment cette idée ne lui plaisait pas plus qu’à moi. Mais avant que le mage ne puisse ajouter quoi que ce soit, un sifflement nous interrompit et il se leva pour passer dans l’autre pièce.
— Je vais finir ce thé, je reviens vite, grommela-t-il.
Une fois qu’il fût parti, alors qu’il se battait avec ses tasses et la théière brûlante, je me tournai vers William.
— Je ne savais pas pour ta mère, dis-je à voix basse.
— Tu ne sais rien de moi, répondit-il sans me regarder.
— Je suis désolée, murmurai-je à mi-voix.
— Je n’ai pas besoin de ta pitié, maugréa-t-il d’un air encore plus grognon si c’était possible.
— Non, pour t’avoir menti sur mon prénom, expliquai-je.
Curieux et méfiant, il se tourna vers moi. Je continuai :
— Enfin, non pas que je ne sois pas désolée pour ta mère mais… je sais ce que cela fait de...
Ma voix se brisa et je baissai le regard, secouant les mains nerveusement. Je ne pouvais pas penser au sort qu’avait subi ma mère, dans l’auberge en feu, à Sehaliah. Un autre monde qui semblait si éloigné, non pas simplement par la distance, mais aussi la réalité. Plus je passais du temps à Erydd, plus mes souvenirs de Sehaliah s’embrumaient et devenaient vagues, comme un rêve.
— J-je sais qu’être désolé ne change absolument rien… chuchotai-je, luttant contre les larmes qui avaient envahi mes yeux.
Il continua de m’observer puis il reporta son attention sur Myrddin lorsque ce dernier entra en portant un plateau, son bâton calé sous son bras. William se leva pour l’aider mais le mage l’ignora et posa le plateau en s’effondrant dans son fauteuil. Pour un vieux sorcier boiteux, il était drôlement agile… Il posa son grand bâton contre un mur et versa le thé dans les tasses mais ni William, ni moi ne nous servîmes. Myrddin commença à souffler sur le breuvage chaud d’un air pensif.
— Où en étions-nous ? Ah oui ! Les destins liés ! s’exclama-t-il. Donc, Prudence, que comptes-tu faire ?
— Co… comment ça ? Je veux juste rentrer chez moi !
— Chez toi, hein ? Mais voyons, tu es chez toi… fit-il avec un regard désolé.
Un frisson me parcourut le dos, c’était exactement ce que m’avait dit Dara.
— Je veux rentrer chez moi, à Sehaliah, et retrouver ma vie d’avant ! Ma mère, ma famille… je dois les aider !
Tous deux m’observèrent, surpris par mon ton déterminé. Je baissai mon regard vers mes mains qui s’accrochaient désespéramment à ma robe.
Doucement, Myrddin posa la tasse sur la table, et plongea son regard dans le mien. Je manquai de défaillir – ces yeux… ils étaient si vieux, ils avaient vu tant de choses, je craignis qu’ils ne me submergent et me rendent folle. Il était vraiment le Myrddin des légendes, l’un des Inedor qui protégeaient les mondes de Dareia.
— C’est vous… soufflai-je.
— Moi ? répéta-t-il.
— Vous êtes… vous êtes le Myrddin des légendes. Vous êtes l’un des cinq Inedor envoyés à Dareia pour guider ses contrées.
Ses lèvres tremblèrent. La mélancolie et la tristesse qui envahirent ses yeux manquèrent de m’étouffer.
— Sehaliah se souvient donc de moi après tous ces siècles… Sehaliah… existe donc bel et bien… après tous ces siècles…
Sa voix était épuisée, rendue tremblante par les cycles de vie qu’il avait vécus.
— Dis-moi, Prudence, que s’est-il passé à Sehaliah après la rupture des mondes ? Quel Inedor a pris la charge de guider et protéger cette contrée ? Je doute que ce soit Cuàn. Blodwen ou Cinàed peut-être ? s’enquit-il, frémissant d’émotions que je ne pouvais pas placer.
— Quoi… ? Non, il n’y… il n’y a pas d’Inedor à Sehaliah… ce ne sont que des légendes… répondis-je en secouant la tête. Ou… c’est ce que je pensais jusqu’à ce que j’arrive ici.
Cela voulait-il dire que Myrddin était le dernier Inedor ? Que les autres avaient disparu après la « rupture » ? S’agissait-il du moment où les continents avaient été séparés dans différents mondes, des siècles auparavant ?
Profondément troublé, désappointé, Myrddin se laissa de nouveau tomber au fond de son fauteuil. Avant que je ne puisse lui poser la moindre question, son regard fut attiré par mon arc et mon carquois.
— Ce sont de belles armes, de manufacture elfique, n’est-ce pas ?
— O-oui, mon mantë était un elfe de Lómáwen, répondis-je.
— Un quoi ? murmura William, ne comprenant rien à notre conversation.
— Lómáwen… Les elfes ont donc survécu à Sehaliah. Lómáwen… je n’aurais jamais pensé entendre à nouveau ce nom. Idd as webodelavë miyŵdann ? Y falanemë ?
Je marquai une pause en entendant de l’elfique. Émue plus profondément que ce que j’aurais pensé, j’hochai vivement la tête.
— Il m’a appris tout ce qu’il a pu en six ans. M’exprimer en elfique reste parfois difficile.
— Je suppose qu’en plus de quinze siècles, les elfes de Lómáwen ont dû changer mais dans mon souvenir, ils ne prenaient que très rarement des disciples… Surtout, parmi les humains. Tu dois être quelqu’un de très spécial, ma chère Prudence.
Il me fixa longuement, une lumière nouvelle allumée dans ses yeux. La façon dont il avait dit ces mots me donnait l’impression qu’il savait quelque chose qu’il ne partageait pas avec nous.
Pendant notre fuite, Calador m’avait dit que j’avais été trouvée bébé au pied du Bilderŵ. Les elfes avaient été si effrayés de ne pas comprendre ce que j’étais, d’où je venais, qu’ils avaient voulu m’assassiner. Calador et quelques elfes m’avaient permis de m’échapper et ma mère, Catherine Bunker, m’avait élevée en secret, comme sa propre fille.
— Ma mère est morte, déclarai-je.
— Que sais-tu sur ta mère ? me demanda Myrddin d’un air troublé.
— Elle a été attaquée par des orcs et des envoyés de l’Impératrice de Sombor qui cherchaient à me capturer. Mon mantë m’a sauvée et m’a permis d’atteindre le Bilderŵ qui m’a envoyée ici, à Erydd. Savez-vous pourquoi ma mère a été tuée pour moi ?
Ma voix trembla, j’avais peur de poser la véritable question qui me hantait. Qui étais-je vraiment ? Mais poser cette question à Myrddin, un mage qui devait connaître la vérité, serait accepter que tout ce que je pensais savoir était faux. Ce serait accepter que mon identité fût un mensonge.
Myrddin m’observa longuement. Le crépitement du feu dans la cheminée était le seul son que l’on pouvait entendre, excepté mon cœur qui résonnait dans mon corps entier.
— Je souhaiterai avoir une réponse à te donner, Prudence, mais ce n’est pas possible, répondit-il calmement.
— Excusez-moi, intervint William, je ne voudrais pas interrompre votre discussion qui a l’air fort intéressante – mais que se passe-t-il au juste ? Qui est-elle, d’où vient-elle ? Elfes, Sombor, le Bidule ? Que se passe-t-il, Myrddin ?
J’avais oublié William. À la tête que fit Myrddin, je n’étais pas la seule.
— Ah. William. Oui. Bien sûr, tu souhaites comprendre. Prudence ici, vient du continent de Sehaliah que l’on pensait disparu, mais qui est en réalité devenu un monde indépendant d’Erydd. Si les siècles d’histoire ont oublié nos anciens alliés, tels que les elfes ou le Royaume de Sombor, ils font partie de la vie que notre chère Prudence a mené jusqu’à présent. Quant au Bilderŵ, je suppose que c’est ce que tu cherchais à dire, il s’agit du véritable nom de notre chêne magique, qui est un portail entre les mondes de Dareia.
William fixa le mage, sourcils froncés par la concentration. Puis il se tourna vers moi. Une lueur effrayée passa vivement dans ses prunelles. Il avait sans doute voulu croire que j’étais folle jusqu’à ce que Myrddin confirme mes propos. La réalité, et ce qu’elle signifiait, était terrifiante.
— Et ce… portail… est-ce que… d’autres personnes pourraient l’utiliser et envahir le Royaume de Melahel ? demanda William.
Je n’avais pas pensé à cette possibilité. Si Lómáwen était tombé sous l’emprise de l’Empire de Sombor, qu’adviendra-t-il de l’Ilygad et du Bilderŵ ?
— Ne t’en fais pas, William, répondit Myrddin d’un air rassurant. Le Bilderŵ est puissant mais requiert trop d’énergie pour fonctionner. Et même si un sorcier ou un être doté de magie réussissait à atteindre le chêne, le portail est gardé par les fées les plus puissantes de tout Dareia. Si le passage est refusé par les fées, le Bilderŵ ne s’ouvrira pas.
— Comment est-elle arrivée ici, dans ce cas ? continua-t-il en pointant vers moi.
— Elle a un prénom, et je me trouve juste à côté de toi, je te ferai remarquer.
— Je suppose que Prudence a été jugée suffisamment pure pour pouvoir venir jusqu’ici.
— Je doute qu’elle soit « pure », remarqua-t-il en me lançant un sourire narquois.
— Excuse-moi ?! m’écriai-je.
— Bien que ce serait amusant, je doute que tu sois capable de l’égratigner, Prudence, intervint Myrddin en repoussant mon arc et mon carquois du bout de son bâton (sans doute pour éviter de nettoyer le sang plus tard). William est l’un des meilleurs guerriers de Melahel, et a été entrainé par les plus expérimentés.
— Je croyais que tu n’étais qu’un forgeron ?
William soupira, mais cela le ramena sur la terre-ferme.
— Ma mère a besoin du bourgeon de lune. Myrddin, vous dites que cette fleur se trouve chez Lelawala, n’est-ce pas ?
— Oh, je viens de me souvenir où notre conversation s’était arrêtée avant que l’on ne parle de Sehaliah ! Vos destins sont liés ! Laissez-moi reprendre le fil de mes idées !
— Un instant... je veux rentrer à Sehaliah et retrouver ma vie d’avant ! m’écriai-je.
Myrddin marqua une pause, et me fixa d’un air compatissant.
— Retrouver ta vie d’avant ? Penses-tu vraiment qu’ouvrir le Bilderŵ serait aussi facile ? Penses-tu vraiment que je t’enverrai aux mains d’ennemis qui cherchent à te capturer, d’après ce que j’ai compris ? Sais-tu seulement pourquoi ils en ont après toi ?
— Vous êtes un Inedor, le sorcier le plus puissant qui existe dans tout Dareia, tous les mondes de Dareia ! Vous devez avoir la magie nécessaire pour m’y renvoyer, non ?!
— Malheureusement, non… Vois-tu, il y a plus de quinze siècles, lors de l’évènement que l’on appelle le Schisme, lorsque les continents de Dareia sont devenus des mondes séparés les uns des autres, j’ai perdu ma magie. Je peux toujours faire des petits sorts, aider comme je le peux ceux qui en ont besoin, mais… ma puissance a disparu. Même si je le voulais, je ne pourrais pas te renvoyer à Sehaliah.
J’essayai de garder un visage ferme mais mes lèvres tremblotèrent et je finis par baisser le regard. Je sentis ceux, si lourds, de Myrddin et William sur moi.
— Ne t’en fais pas, je suis de ton côté, reprit Myrddin, s’il y a une solution, je la trouverai. Seulement, le passage que tu as emprunté ne s’ouvre qu’en de très rares occasions, ou grâce à une énorme quantité de magie à laquelle nous n’avons pas accès. Le Bilderŵ a dû utiliser une immense magie pour t’envoyer ici, il aura besoin de temps pour pouvoir se remettre d’un tel évènement, au moins quelques décennies.
— Des décennies ?! m’écriai-je. Ça veut dire...
— Cela veut dire que tu es coincée ici… conclut-il en perdant son sourire