Lorsqu’elle offre son cadeau à Baptiste, le lendemain matin, alors que la famille se retrouve en pyjama dans le salon, il sourit. Le regard perdu sur le néoprène qu’il caresse d’une main, il la remercie sans détourner les yeux de sa nouvelle combinaison.
Le cadeau lui plaît, Sofia en est sûre, mais pourtant, ce déballage a un goût amer. Il a le goût de celui qui a évité de vous parler depuis le matin, de celui qui a soigneusement détourné son regard chaque fois que vos yeux ont tenté de croiser les siens. Sofia aimerait lui parler, reprendre cette conversation qu’elle a laissé en plan en s’endormant sans crier gare la veille, mais elle est en terrain miné. Ils n’auront pas de temps à eux jusqu’à retourner à Bordeaux le lendemain, si ce n’est quelques minutes, et ce n’est pas en quelques minutes que l’on démine une bombe à retardement comme celle qu’elle a enclenchée hier.
En fin de journée, Sofia a rendez-vous chez les parents d’Ana avec la mère. Toutes les trois ont pris l’habitude de se retrouver après leurs repas de fêtes pour finir en beauté Noël. Cette année, Sofia leur a préparé des albums de leur dernier voyage à Prague l’année passée. Elle met les deux paquets dans son sac et enfile sa parka, mais Baptiste ne bouge pas du lit où il s’est allongé.
— On y va ? lance Sofia en remontant la hanse de son sac sur son épaule.
— Je pensais plutôt aller me promener.
Sofia pivote pour mieux lui faire face. Sa tête penche sur le côté, mais elle n’arrive nullement à en décoder davantage.
— Je vous laisse entre filles, élude Baptiste.
— T’es sûr ?
— J’ai besoin de digérer, un peu de repos et une bonne marche, ça ne me fera pas de mal.
Sofia se laisse tomber à quatre pattes sur le lit, où elle progresse à toute vitesse pour se rapprocher de Baptiste. Lui ne bouge pas. Il lui sourit, mais elle n’y croit pas.
Elle approche ses lèvres, et il consent à approcher sa tête de quelques centimètres.
C’est un baiser froid. Court. Glacial.
Quand Sofia referme la porte de la maison, elle lève les yeux au ciel et s’autorise une seconde de pensées. Si peu.
Demain. Demain et tous les autres jours, elle aura davantage le temps d’y penser. De ruminer à pourquoi, après quatre ans à cheminer ensemble, elle s’apprête à tout faire foirer. Mais aujourd’hui, elle est attendue. Elle doit retrouver Ana et la mère. Elle n’a pas revu cette dernière depuis que ses deux amies lui ont rendu visite à la maternité, et Sofia saisit soudain toute l’ironie de la retrouver à ce jour, après la discussion de la veille.
Sofia espère que la mère n’emmènera pas l’enfant, car elle ne veut pas à chaque seconde voir son amie tenir entre ses bras l’objet de la discorde au sein de son couple.
Pourtant, quand Ana lui ouvre la porte, Sofia comprend que son espoir était vain. Des rires aigus retentissent, tandis que la mère émet des gazouillis. Sofia affiche un rire crispé, et essaie de se détendre en souhaitant à son amie un joyeux Noël. Les parents d’Ana se lèvent du canapé pour lui adresser leurs meilleurs vœux et lui demander comment tout se passe.
— Parfaitement bien, élude-t-elle avant de demander au père d’Ana comment se passe sa récente retraite.
Puis les filles disparaissent dans la salle à manger attenante et Ana referme soigneusement la porte pour leur permettre de mieux parler à leurs aises.
La mère se détourne du maxi cosy pour embrasser Sofia avant de se rasseoir au niveau de sa fille.
Cela fait longtemps qu’elles ne se sont pas retrouvées entre filles. Car après tout, l’enfant en est bien une. Mais leurs moments à trois, seulement à elles, sont eux finis depuis bien longtemps. Sofia lui demande où est le père.
— C’est lui qui s’est réveillé cette nuit, et elle n’a pas redormi jusqu’à cinq heures. Il avait besoin d’un peu de repos. Et Baptiste ? Il n’était pas avec vous, cette année ?
— Il avait besoin de repos aussi, répond Sofia les lèvres étirées par un sourire factice.
Elle va devoir leur dire. Elle doit leur parler. Mais la mère est mère, et Ana rêve de l’être et vient de se faire larguer. Sofia ne veut pas entamer cette conversation comme un simple bonjour, un « au fait j’ai lâché une bombe hier et le séisme risque de détruire mon couple ». Pourtant, elles sont amies, se rappelle Sofia. Elle devrait pouvoir leur parler de tout, au nom de ce sacrosaint lien. Alors, elle attend le bon moment. Elle attend qu’elles se racontent ce qu’elles ont mangé, ce qu’elles ont eu, elle attend qu’elles s’offrent leurs cadeaux, qu’Ana ait fait une tisane, que la mère ait donné le sein, que l’heure passe et qu’il soit bientôt temps de rentrer. Elle attend tout ce temps puis elle lâche enfin :
— Il y a un problème avec Baptiste.
Et voilà que la confrérie des amies s’unit contre l’adversité et se mobilise, contre vents et marées, pour ne pas perdre la moindre miette de ce que Sofia a à leur raconter.
— C’est pour ça qu’il n’est pas venu, j’imagine, souffle la mère.
— Officiellement, il voulait nous laisser du temps entre filles. Il m’a parlé de digérer, mais je ne suis pas sûre qu’il parlait du repas.
Sofia en sourit d’ironie. Ce premier Noël en famille était une catastrophe. Si ça se trouve, l’année suivante, elle ne sera pas dans celle de Baptiste mais bien avec la sienne, toute seule, comme une vieille fille qui sera là chaque année car elle aura préféré rester à vie l’enfant de ses parents sans jamais devenir parent du sien.
— Et tu le penses vraiment ? Pour l’enfant, je veux dire, demande la mère.
Sofia regarde en biais. Sur ses genoux, ses mains se crispent. La mère est mère, comment ose-t-elle dire ce qu’elle s’apprête à dire ?
— Je ne pense pas que je serai capable un jour d’aimer mon enfant.
La cuillère dans la tasse d’Ana teinte contre la porcelaine.
— Je suis désolée, dit Sofia à la mère.
— Tu n’as pas à t’excuser. Ce n’est pas parce que je viens de pondre un gosse que le monde est rose, tu sais ?
— Tu ne trouves pas ce que je viens de dire… Horrible ?
— C’est sûr qu’il y a des mères qui tombent amoureuses de leur enfant dès le premier regard. La première échographie, voire avant même que le petit spermatozoïde n’ait trouvé l’ovule ! Mais bon, ce n’est pas la majorité. D’ailleurs, je trouve ça un peu incroyable, ces récits de femmes qui ont un amour inconditionnel dès qu’on leur met leur gamin dans les bras. Tu passes neuf mois à vivre dans l’inconfort le plus absolu, tu souffres le martyre quand t’accouches et pof, un coup d’œil, ça suffit à tout oublier ? Non, ce n’est pas vrai. Parfois, il faut du temps. Tu tiens à ton enfant, mais l’amour, il vient petit à petit. Comme dans un couple en fait. Le coup de foudre, ça ne marche pas pour tout le monde, et ce n’est pas pour autant qu’on aime moins.
La mère détache l’enfant du maxi cosy et le prend dans ses bras. La petite pose sa main sur sa poitrine et gigote.
— Elle cherche le sein, souffle la mère. Ce n’est pas l’heure ! adresse-t-elle à l’enfant d’une voix fluette.
Sofia a du mal à assimiler ce que la mère vient de lui dire. A-t-elle vraiment appris à aimer son enfant ? Car elle n’a jamais eu l’impression qu’il en était autrement. Elle se souvient de son regard amoureux mais épuisé, à la maternité.
Pourrait-elle, elle aussi, apprendre à en aimer un, un jour ?
À cette pensée, une petite main enserre son cœur et le tort. Elle suffoque.
Il se pourrait très bien qu’elle n’en aime jamais. Et on ne peut pas faire un enfant dans ces conditions-là.
— Le problème dans tout ça, ce n’est pas toi, c’est Baptiste, murmure Ana.
— Je n’irai pas jusqu’à le qualifier de problème, je parlerais plutôt de divergences de points de vue.
— Tu peux prendre la décision que tu veux sur ce sujet, continue sa meilleure amie, mais tu ne peux pas la lui imposer. C’est injuste. Si tu ne veux pas d’enfants, tu dois libérer Baptiste.
— Libérer Baptiste ? répète Sofia, incrédule.
— Tu ne peux pas être égoïste sur ce sujet. Si tu te fais passer en premier, il vaut mieux que tu ailles jusqu’au bout des choses.
Sofia la dévisage un instant, les yeux écarquillés. Où est passée cette Ana à fleur de peau que son amie avait peur de casser en morceaux ces derniers mois ?
— Et pour toi, imposer un enfant à quelqu’un qui n’en veut pas, ce n’est pas égoïste peut-être ? répond Sofia. Demander à quelqu’un de mettre sa vie entre parenthèses pendant vingt ans, parfois même plus, pour quelque chose qu’il ne veut pas, ce n’est pas égoïste ?
— Si tu es sûre de ne pas en vouloir, si tu aimes Baptiste, tu ne devrais pas le priver de ça.
Sofia se lève d’un bond. Elle se dirige vers l’évier et remplit un verre, qu’elle boit sans bouger, dos à ses amies, avant de s’en servir un second.
— Tu dois surtout reparler avec Baptiste, conclut la mère. Ne le laisse pas trop mariner dans sa tête sans mettre les choses au clair avec lui. Quelle que soit l’issue de cette histoire, il faut que vous continuiez de réfléchir à deux. Pas chacun de votre côté.
— Dès qu’on rentre, demain… Et dire que c’est notre dernière journée avant qu’il reprenne le boulot.
— Tu ne peux pas repousser cette discussion, continue la mère.
Cette fois, Sofia lève les mains en l’air en signe de reddition.
Ils parleront. Mais d’ici là, elle doit être certaine des mots qu’elle est prête à avancer.
Et, comme si l’affaire était close, elles se remettent à parler de tout et de rien. De cet ancien professeur de philo du lycée que la mère a croisé en faisant ses dernières courses de Noël, des chaleurs qui allaient battre des records pour le réveillon du Nouvel An et de la reconversion récente d’Ana aux applications de rencontre. Mais quand Ana parle, Sofia n’écoute que d’une oreille distraite. Elle n'en revient toujours pas de comment sa meilleure amie lui a parlé. Elle pense que si elle est malheureuse de ne plus être avec Samuel, ce que la principale intéressée fait tout pour passer sous le tapis le plus vite possible, ce n’est pas une raison pour souhaiter le malheur des autres. Encore moins de ceux qu’on aime. Aussi, quand Ana a fini de déblatérer sur l’homme parfait au chino beige qu’elle rencontrera la semaine prochaine, Sofia en profite pour annoncer son départ.