Chapitre 10

Le silence régnait dans le fond de la faille au cœur de la forêt maudite. Les protagonistes se faisaient face. Ils se jaugeaient les uns les autres. Tournant légèrement la tête tout en restant sur leurs gardes, Martagon et Izen se concertèrent du regard. Ils s’accordèrent muettement pour se plier dans un premier temps à la volonté de Manx et Tiana. Ils avaient besoin d’évaluer les pouvoirs magiques des deux sorciers et de réfléchir avant de les contre-attaquer.

 

Izen s’approcha de sa monture. Il prit la princesse Shu inanimée dans ses bras et la fit glisser vers le sol. Il la maintint contre lui pour qu’elle ne s’affaisse pas par terre. Memnon à leurs pieds, les trois voyageurs se tinrent debout, muets devant les deux magiciens qui s’approchèrent. Martagon et Izen ne savaient toujours pas à qui ils avaient affaire.

 

– Ne vous avisez pas de nous toucher, avertit Tiana. Vous seriez sur le champ empoisonnés. 

– Nous avons dû trouver des subterfuges pour survivre ici, ajouta Manx d’une voix sardonique. Il faut se protéger contre toutes sortes de dangers.

– Vous êtes dans un endroit proche de l’enfer, reprit Tiana. Il faut s’accoutumer à son atmosphère délétère et à sa population très spéciale pour y rester.

 

A peine avait-elle prononcé ces mots, que deux longs serpents cobra translucides rampèrent sur le sol autour d’eux. Ils passèrent sous les pattes du cheval. Bien qu’aveuglé et assourdi par le manteau d’Izen jeté sur sa tête, la monture perçut instinctivement la présence des reptiles. L’animal hennit, se cabra, et arrachant sa longe à la main d’Izen s’enfuit au galop. 

 

– De la pure esbroufe, songea Martagon avec amertume. Qui va coûter la vie à un cheval.

– Il n’ira pas loin, ricana Manx.

 

En effet. A peine Manx eut-il prononcé ces paroles qu’un choc sourd retentit et le bruit des sabots du cheval s’arrêta brusquement.

 

– Voilà ce qui arrive à ceux qui ne peuvent pas ou ne veulent pas s’adapter aux conditions de vie dans la faille, ironisa Tiana. 

– Nous devons sortir d’ici, ne put s’empêcher de maugréer Martagon entre ses dents. 

– C’est pratiquement impossible, répondit Tiana. Nous-mêmes avons essayé pendant plusieurs années avant de renoncer. 

– Vous ne voulez pas quitter la faille ? s’étonna Izen. Mais qu’attendez-vous de bon à rester ici ? 

– Rien. Nous avons été bannis par Jahangir, expliqua Manx. Nous faisions partie de l’élite de la sorcellerie qui œuvrait autour de lui. Il est le plus puissant des magiciens. Il trouvait que nous n’étions pas suffisamment disciplinés et imaginait que nous allions porter allégeance à un autre maître que lui. Nous ne lui étions pas soumis et il ne l’a pas supporté. 

– Mais ce lieu, balbutia Martagon qui se souvenait des racontars sur Jahangir à l’école de magie. Ce lieu est inhabitable … ce n’est pas un endroit où envoyer les gens, même les plus mauvais.

– Nous n’étions pas coupables, plaida Tiana. Et pas mauvais non plus, ne vous déplaise. Nous avons été diffamés par un sorcier félon à la solde de Jahangir. L’âme de Jahangir est dure comme l’airain. Il ne pardonne rien. Le moindre faux-pas est aussitôt sanctionné. Il a agi beaucoup trop vite envers nous, sans vérifier si nous l’avions vraiment trahi.

– Mais que vous reprochait-il vraiment ? demanda Martagon sans avouer qu’il avait entendu parler de la cruauté de Jahangir à Phaïssans.

 

La réponse des deux sorciers fut si alambiquée que Martagon ne crut pas un instant à leurs arguments. Tout comme Jahangir, ces magiciens étaient l’incarnation du mal. A eux deux, ils devaient être très puissants. Ils représentaient une menace sérieuse pour l’atteinte de l’ultime objectif que Jahangir s’était fixé, devenir le maître de l’univers. Mais Jahangir était le plus fort. Il s’était probablement débarrassé d’eux pour couper court à leurs ambitions. Il les avait téléportés sans scrupules dans le lieu le plus atroce de l’univers, les portes de l’enfer. Et c’était malheureusement là que Martagon et Izen avaient échoué à leur tour.

 

Martagon frissonna. Que faisait-il lui-même dans cet endroit perdu pour les hommes et les sorciers ? Il eut un moment de doute quant à sa capacité à sortir de la faille. Et puis un sentiment bien plus fort s’insinua dans ses pensées. Ce combat serait peut-être le sien contre Jahangir, ses séides et toutes les abominables créatures de l’enfer, mais il n’en sortirait pas détruit. Il avait lui-même un objectif bien plus grand que celui du magicien, sauver sa famille. La force que lui donnait cette motivation l’aiderait à vaincre le mal.

 

– Qu’allez-vous faire de nous ? s’enquit Izen.

 

Martagon observait les deux sorciers, aigris par des décennies de vie souterraine. Ils estimaient qu’ils ne méritaient pas de finir dans la poussière et la décomposition des choses et des êtres. Ils voulaient la gloire et la puissance, et ils étaient réduits à la laideur et à la désolation. Leur bicoque était loin de ressembler au palais dont ils avaient dû rêver. Leurs cœurs avaient perdu toute sensibilité. Eux-mêmes se détestaient. Confrontés au pire des environnements, ils avaient lutté pour leur survie. Ils semblaient à peine réussir à maintenir un équilibre fragile autour d’eux. Cependant, bien qu’ils prétendent le contraire, ils cherchaient encore à reconquérir leur suprématie.

 

– Vous serez des cobayes, répondit Manx. Nous tentons des expériences. Nous mettons au point de nouveaux sorts, de nouvelles formules que nous testons. Nous avons un laboratoire dans le sous-sol de cette maison. Malgré les échecs, nous ne voulons pas moisir ici.  Trouver une solution pour sortir de la faille, détruire ce lieu, pénétrer dans le feu de l’enfer, peu nous importe. Le désir de vengeance nous pousse à agir. Prouver à Jahangir qu’il n’est pas celui qu’il croit être, et que nous ne sommes pas ce qu’il croit, c’est notre motivation de tous les instants. Bien sûr, nous avons des moments de découragement. Mais quand nous voyons arriver trois belles proies comme vous, nous sommes récompensés de nos attentes. Nous avons de la matière pour poursuivre nos recherches.

– Mais qui peut venir jusque là et tomber dans vos griffes ? demanda Martagon, intrigué par les propos du sorcier.

– Des aventuriers, des victimes de Jahangir qu’il envoie ici, comme il l’a fait pour nous. Et nous attirons aussi des bêtes sauvages jusqu’à nous. 

– Des chevaux ? s’exclama Izen.

– Chevaux, serpents, scorpions, nous acceptons toutes les espèces, fit Tiana. Des créatures vivantes dont nous extrayons les substances utiles à nos besoins. Nous savons instiller la mort insidieuse, celle qui se glisse dans le corps et l’empoisonne petit à petit jusqu’à la mort. C’est une gangrène très puissante. La victime n’y échappe pas. Elle finit par ne plus pouvoir respirer et meurt asphyxiée. C’est le sort que nous préparons pour Jahangir, pour le jour de notre vengeance ultime. Et maintenant, nous avons assez parlé. Vous allez nous suivre gentiment dans vos geôles. C’est là que vous végéterez en attendant que nous décidions quel sort vous subirez. Nous n’avons pas encore eu le temps de réfléchir, vous le comprenez bien. 

 

Izen hissa la princesse Shu inanimée sur son épaule et suivit Martagon. Memnon trottait à côté de son maître. Tiana se plaça derrière eux et Manx montra le chemin. Ils montèrent les marches du porche et pénétrèrent dans l’infâme masure. Ils longèrent un large couloir qui desservait des pièces aux portes closes. Puis ils traversèrent une salle où des fauteuils aux pieds cassés et un lit éventré se faisaient face. Une vaste cheminée de pierre où les cendres et la suie n’avaient pas été nettoyées occupait le mur du fond. Tous les meubles étaient couverts d’une couche poudreuse. Des toiles d’araignées pendaient du plafond et du lustre à bougies comme de longs voiles. Sur les tables et les consoles, des vases dégoulinaient de fleurs mortes et de branchages desséchés. Ils avoisinaient des lanternes renversées et des coulures de chandelles. Au mur, les tapisseries et les miroirs pendaient de guingois. Des étagères abritaient des rangées de grimoires poussiéreux et des bibelots ternis ou cassés. Des tentures de velours bleu délavé entouraient les fenêtres dont certains vitraux étaient cassés. Les fissures laissaient passer des courants d’air qui soulevait les grains de poussière et les faisait tournoyer. Dans un angle, un gros buffet sculpté reposait, silencieux et imposant. Il était couvert de feuilles jaunies et d’esquisses noircies. Martagon et Izen se posèrent la même question en se faufilant dans ce capharnaüm inhabité. Où vivaient donc les deux sorciers ? 

 

Manx ne s’arrêta pas. A sa suite, ils se dirigèrent vers un vaste escalier qui menait à l’étage. Ils le contournèrent jusqu’à une arche taillée dans la pierre. Au-delà, des marches s'enfonçaient dans le sol rocheux vers lesquelles Manx s’avança. Il incanta un sort de lumière pour éclairer le boyau. Contrairement à l'extérieur poussiéreux de la masure, les caves étaient humides et nauséabondes. L’escalier tournait comme une hélice conique, en se rétrécissant. Les prisonniers eurent l’impression qu’ils descendaient pendant un temps infini. Mais peut-être avaient-ils perdu le sens de l'écoulement du temps. 

 

Ils finirent par arriver au pied des marches. Un large couloir séparait la prison du laboratoire. A gauche, une enfilade de geôles disjointes étaient séparées les unes des autres par des grilles aux épais barreaux métalliques. A droite, une haute et large voûte menait à un laboratoire. En passant devant l’ouverture, Martagon eut le temps d’apercevoir des fours reliés à des citernes par des tuyaux, de la fumée qui s’échappait de tubes, des meubles à tiroirs couverts d’ustensiles, de pots, de manuels et de parchemins.

 

– Comment ont-ils fait pour installer ce laboratoire ?  se demanda Martagon. Où se sont-ils procuré tout ce matériel ?

 

Manx poursuivait son chemin. Il s’arrêta brusquement devant une cellule.

 

– Toi, dit-il à Martagon, entre ici. Laisse tes affaires dehors, tu n’en auras plus besoin.

 

Martagon ne chercha pas à lutter contre le puissant sorcier. Il avait besoin de temps et de calme pour réfléchir. Il pénétra dans la cage de fer. Manx repoussa la lourde grille et tourna une grosse clé dans la serrure. 

 

– Te voici logé pour un moment, ricana le sorcier. On continue.

 

Izen, qui portait toujours la princesse Shu, emboîta le pas à Manx. Martagon les suivit du regard. Memnon les suivait. Izen déposa la jeune femme endormie dans une geôle où elle resta seule. Manx finit son tour en enfermant Izen dans une cellule distante de celles de Shu et de Martagon. Memnon se faufila dans la geôle d’Izen et se cacha derrière lui. Martagon éprouva un léger pincement au cœur quand il vit que son chien avait préféré rester avec Izen. Puis il se dit qu’il y avait sûrement une bonne raison pour que l’animal ait choisi de suivre Izen plutôt que lui. Son chien était d’une intelligence supérieure.

 

Ils étaient si loin les uns des autres qu’il leur était impossible de communiquer discrètement entre eux. Tout ce qu’ils pourraient se dire résonnerait sous la voûte de pierre et pourrait être entendu par Manx et Tiana. Ou leurs espions s’ils en avaient.

 

Manx repassa devant la geôle de Martagon. Il portait sur ses épaules les armes d’Izen. Il ramassa par terre la besace de Martagon qui contenait les potions et les grimoires. Martagon avait encore quelques fioles cachées dans ses manches. Mais il ne disposait plus désormais de l’accès aux formules magiques. S’il voulait en utiliser, il devrait faire appel à sa mémoire, avec tous les inconvénients que cela présentait.

 

Les sorciers s’éloignèrent vers l’escalier, emportant avec eux la lumière. Il fit soudain noir comme dans un four dans les caves. Seule une lueur rougeâtre émanait du laboratoire. Elle provenait de feux infernaux qui brûlaient sous des chaudrons. Il y bouillonnait des mixtures puantes dont les odeurs saturaient l’atmosphère. Les gargouillis des matières en fusion parvenaient étouffés aux oreilles des prisonniers. Ils produisaient un ronronnement désagréable. A tout moment, des étincelles jaillissaient des liquides brûlants en crissant, ou des bulles éclataient en claquant. Ce fond sonore à l’intensité variable attisait la nervosité des détenus.

 

Au début, Martagon protégea son nez contre les émanations avec la manche de son manteau. Puis, petit à petit, il réalisa que ces exhalaisons ne contaminaient pas l’air mais au contraire le purifiaient. Il se mit à respirer profondément. Il avait besoin de diminuer son rythme cardiaque pour trouver le calme et méditer. Comment allaient-ils pouvoir se sortir de ce piège où ils étaient tombés la tête la première. Ils s’étaient pourtant bien juré de ne pas se faire avoir une nouvelle fois après la mésaventure du cirque. Mais il fallait croire qu’ils étaient soit sous le coup d’une malédiction, soit vraiment malchanceux.  

 

Izen écumait de colère dans sa cellule. Énervé comme un fauve en cage, il arpentait le petit espace de long en large et donnait des coups de pieds dans les barreaux. L’obscurité autour de lui le rendait fou. Quand il pensait à la princesse Shu, abandonnée et malade dans sa geôle glaciale, il avait envie de rugir comme un tigre. Si par hasard elle sortait de son sommeil artificiel, elle éprouverait une terrible angoisse. Il aurait voulu la protéger mais il en était désormais incapable. Il avait failli à la mission qu’il s’était fixée.

 

Martagon ne pouvait compter que sur sa mémoire. Il devait chercher au plus profond de celle-ci comment s’enfuir de cette prison. S’il trouvait une solution mais qu’il n’avait pas de formule magique pour la mettre en œuvre, il finirait sa vie au fond de ce trou perdu. Il n’oubliait pas que Manx et Tiana n’avaient pas l’intention de le laisser réfléchir. Il devait faire vite. Très vite.

 

Dans le noir, il n’apercevait pas Izen qui devait se morfondre. Néanmoins, il n’était pas seul, Memnon était avec lui. Ils n’avaient pas échappé à toutes les épreuves qu’ils avaient subies depuis leur rencontre pour moisir longtemps enfermés. Martagon s’étendit sur le sol de terre dure. Il se laissa emporter par ses pensées pour méditer. Il posa ses longs bras le long de son corps et allongea les jambes. Il gardait les yeux ouverts malgré l’obscurité, tous ses sens aux aguets. Les battements de son cœur ralentirent. Son souffle s’approfondit. Entre deux respirations, il prolongeait les périodes où ses poumons étaient pleins ou vides. Une paix profonde descendit sur lui. Il entra dans un état second. Ses mains crispées commencèrent à s’enfoncer dans le sol , comme s’il prenait racine. Puis ses bras y pénétrèrent à leur tour sans qu’il ressente une quelconque douleur. Petit à petit, tout son corps se fondit dans la terre. Après quelques instants, il disparut complètement dans l’épaisseur du plancher. 

 

Ses membres continuèrent à se propager sous la surface comme des rhizomes. Il s’étalait de plus en plus, passait sous les grilles qui limitaient les cellules. Bientôt, il fut si ramifié sous la terre qu’il se trouva presque partout dans la salle. Il était comme un gigantesque réseau qui pouvait capter les moindres mouvements alentour. Ses sens continuaient de le guider. Son esprit, comme s’il était détaché de son corps, s’éleva jusqu’à la voûte. Il surplombait l’immense salle. Il voyait tout autour de lui bien qu’il fit très sombre. Il entendait les sons mieux que lorsqu’il était dans la cellule. Il vint tout près de Shu et vérifia qu’elle dormait toujours paisiblement. Puis il s’approcha d’Izen et tenta de lui parler. 

 

Le soldat s’était calmé. Lui aussi s’était étendu sur le sol et gardait les yeux grands ouverts. Sa main caressait doucement les poils du chien allongé contre lui. Il perçut un souffle près de son oreille. Sans comprendre un mot, il eut l’intuition qu’il s’agissait d’un message de son ami. Il trouverait un moyen de les sortir de là. Il avait une confiance absolue en Martagon. Cette sensation l’apaisa et il s’endormit. 

 

Pendant ce temps, l’esprit aérien de Martagon visitait les lieux. Il cherchait toujours une idée pour quitter cet endroit infernal. Il ne partirait pas sans Izen et Shu. Ce serait compliqué. Il avait déjà progressé dans l’initialisation d’une solution. Le laboratoire ne lui serait d’aucune utilité. il lui était impossible de lire un manuscrit. Il ne pouvait pas tourner les pages sans doigts. De même, il ne pouvait pas préparer de potions car il n’avait pas de mains. Il lui manquait une partie de son corps physique, essentielle pour fabriquer, pour toucher.

 

– Je dois chercher autre chose, pensait-il. Ce n’est pas suffisant.

 

A cet instant, un nouveau bruit se fit entendre. Quelqu’un descendait l’escalier sans discrétion. Une lumière brutale inonda le sous-sol et Manx apparut, suivi par Tiana. Ils se dirigèrent vers la geôle de Martagon.

 

– Vide ! hurla Manx. Quelle est cette diablerie ? Comment a-t-il pu sortir de la cellule ?

– Il n’est pas sorti, répondit Tiana, la serrure n’a pas été ouverte.

– Il doit connaître une formule d’invisibilité, répliqua Manx d’un ton méprisant. Il a dû penser qu’il allait nous leurrer par un si mauvais subterfuge en disparaissant. C’est un sorcier de petit niveau, tu peux annuler son sort.

 

Tiana incanta un contre-sort mais rien ne se produisit. Alors la colère de Manx éclata. 

 

– Il est maigre, mais pas suffisamment pour passer à travers les barreaux. Puisqu’il joue au plus malin, son ami va payer pour lui, s’écria-t-il en se précipitant vers la cellule d’Izen.

 

La lumière et les cris avaient tiré celui-ci de son sommeil et il s’était levé. Martagon incanta aussitôt une bulle de protection pour envelopper la geôle du soldat d'une couche invisible et infranchissable.

 

– Où est-il ? rugit Manx en se cognant contre la surface transparente. Une bulle de protection ! Ce Martagon n’est donc pas le premier venu. Il est capable de se défendre contre nous. Tiana, occupe-toi de la fille.

 

La vilaine sorcière s’était approchée de la cellule de Shu avant que Martagon n’ait eu le temps de réagir. Tiana avait ouvert la grille et tiré le corps inanimé de la princesse vers elle.

 

– Réveille-la, dit Manx. Nous allons voir ce qu’elle va dire.

 

Tiana secoua Shu comme un prunier en psalmodiant une formule. La princesse sortit de son sommeil artificiel. Le premier visage qu’elle vit penché sur elle fut celui de Tiana. Il était si laid et si effrayant qu’elle devint hystérique. Elle se mit à pousser des cris suraigus en s’agitant dans tous les sens. Tiana ne réussissait pas à la calmer. Elle fut obligée de l’endormir à nouveau. Pendant ce temps, Martagon réfléchissait.

 

– Ils nous ont menti, pensait-il. Ils ne sont pas couverts de poison, sinon Shu aurait été contaminée quand Tiana l’a touchée. Ils sont plus vulnérables qu’ils veulent bien le faire croire.

 

Une partie de son esprit retourna dans le laboratoire. Avec la vive lumière qui venait du couloir, Martagon réalisa qu’il s’agissait d’une mise en scène. Tout était illusion dans cette salle. Il n’y avait pas de profondeur. Les chaudrons bouillonnants étaient de simples images animées. Les bruits provenaient d’une petite machine qui chauffait sur un brasero et qui crachait des bulles et des étincelles. Les pensées se bousculaient dans l’esprit de Martagon en ébullition.

 

– Manx et Tiana veulent impressionner leurs proies. En fait, ils n’ont rien emporté ni amené de là où ils venaient. Ils utilisent ce qu’ils ont trouvé en arrivant. Tout n’est qu’apparences trompeuses. Jahangir les a expédiés dans la faille et ils sont incapables d’en sortir. Ils n’ont aucun moyen pour le faire. Ils n’ont même pas essayé de monter le long du chemin par lequel nous sommes descendus pour quitter leur  désert. Ils utilisent juste quelques formules magiques pour faire illusion. Ici l’air n’est pas plus impur qu’ailleurs. Mais qu’attendent-ils de nous ? C’était la première question à laquelle Martagon devait répondre pour comprendre. 

 

Les deux sorciers étaient décontenancés. Ils devaient réfléchir à ce qui se passait et préparer leur réaction. Il vit Tiana repousser Shu brutalement dans sa cellule. Déséquilibrée, la princesse tomba par terre et se cogna la tête. Tiana verrouilla la lourde grille à double tour. Manx et elle repartirent en direction de l’escalier. Ils étaient furieux et donnaient des coups de pied de rage dans le sol. La lumière s’éteignit. Le calme descendit à nouveau sur la prison. 

 

Martagon continuait à approfondir sa réflexion. Plus il méditait, plus son corps étendu s’enfonçait dans les profondeurs de la terre. Comme s’il coulait dans un fluide épais mais traversable. Il ne tombait pas, il glissait lentement vers le bas. La chaleur du sol augmentait progressivement. Son esprit, resté quelque temps à la surface rejoignit ses multiples ramifications. Martagon se demandait s’il s’agissait de la mort. Allait-il vers son destin en abandonnant Guillemine, ses enfants, Filoche, Izen et Shu ?

 

Puis la terre se déroba sous lui et soudain toutes les ramifications de son corps terrestre se rassemblèrent. Il redevint lui-même, entier et inchangé. Il tomba plus bas lourdement,  sur un sol rocailleux. L’élan le fit rouler puis il s’arrêta. Il comprit enfin pourquoi le fond de la faille était appelé les portes de l’enfer. Il se trouvait au bord d’un gouffre au fond duquel brûlait du magma en fusion. D’énormes bulles se formaient et éclataient en faisant jaillir des étincelles et des flammes. Le fluide en feu s’écoulait comme un fleuve tempétueux entre des falaises sombres de granit. 

 

– Je suis mort, constata Martagon avec amertume. Et me voici arrivé au seuil de l’enfer. Ce fleuve de feu est le Nyxe, celui dont on parle dans les légendes les plus noires. 

 

Encore sous le choc de sa chute, Martagon vit dans une sorte de brouillard venir à lui des créatures féminines. Elles étaient drapées de longs voiles qui voletaient autour d’elles. Elles s’approchèrent et le toisèrent de toute leur hauteur. Couché à leurs pieds en position de faiblesse absolue, Martagon était certain que cette fois il devait se soumettre à leur volonté.

 

– Martagon, dit l’une d’elle.

 

Elle avait une voix délicate. Martagon leva les yeux, étonné qu’elle connaisse son nom. Les femmes se ressemblaient beaucoup. Certains détails différaient, mais elles paraissaient toutes être identiques. Soudain, sans qu’il puisse se l’expliquer, Martagon pensa à Esmine. L’image de sa fille s’imposa à lui en force. Et si ces femmes n’en étaient qu’une seule, comme Esmine, capable de se multiplier ? Deviendrait-elle en grandissant une belle jeune femme comme ces harpies de l’enfer ? Martagon ne voulait pas qu’elle soit une créature maudite déguisée en une divinité souterraine. Ces femmes avaient les cheveux longs, clairs et fins, des yeux bleus transparents. Leurs peaux étaient blanches, presque diaphanes. Et leurs lèvres sublimes psalmodiaient des chants à peine audibles. Mais Martagon n’était pas dupe de leur charme factice. Elles étaient en train de l’ensorceler.

 

– Martagon, répéta la voix, lève toi. Tu es le bienvenu ici.

 

Martagon obéit. Il redressa son buste et se mit debout en dépliant ses longues jambes maigres et ses bras tentaculaires. Lui qui était si grand se trouva minuscule à côté des créatures infernales. Il avait peur d’être envoûté irrémédiablement par ces femmes trompeuses. Elles allaient l’hypnotiser avec leurs regards délavés. Mais il sentit une fois encore monter en lui une vague qui le transporta au-delà de lui-même, c’était la volonté de gagner. Il ne voulait toujours pas céder à l’adversité et renoncer à son but. Il reverrait Guillemine un jour, il en était certain. Il était capable de surmonter cette nouvelle épreuve. L’une des femmes lui tendit la main. Il s’en saisit et suivit le groupe au bord du fleuve en ébullition. 

 

Ils marchaient le long d’une paroi verticale, sur un étroit sentier. A gauche, la roche plongeait vertigineusement vers le fleuve en furie. Martagon n’avait pas peur de tomber. Pourtant, s’il avait dérapé sur les pierres glissantes, il aurait chuté dans la lave. Ils longèrent le mur sombre. La pente descendait désormais légèrement. La surface du magma se rapprochait dangereusement mais Martagon était résolu à ne pas la regarder. Le chant des femmes était hypnotisant. Il mettait tout le pouvoir de sa volonté à ignorer leurs voix qui cherchaient à l’ensorceler.

 

– Ma force, songeait-il avec stupéfaction, c’est ma capacité à m’isoler comme dans la bulle magique de protection. Ainsi, le mal ne m’atteint pas. Mais je suis si loin d’Izen et de Shu maintenant. Comment ferai-je pour les délivrer ? Je ne sais même pas si je suis vivant ou mort, ni où je suis, ni où je vais.

 

Ils étaient presque arrivés au niveau du fleuve de feu. A cet endroit, si près de la lave incandescente, l’explosion d’une bulle aurait pu désintégrer Martagon s’il avait été atteint par l’éparpillement de ses éclats. Les berges devant eux tombaient à pic dans les flots bouillonnants. Allaient-ils plonger dans l’enfer en poursuivant ce chemin ? Pris de panique, Martagon songea qu’alors il disparaîtrait à jamais dans le néant. Mais ils descendaient, ils descendaient toujours sur la pente douce, et soudain, il y eut un virage. Ils bifurquèrent vers la droite. Une arche voutée s’ouvrait dans la roche. Une galerie sombre, simplement pénétrée par la clarté émise par le magma, s’enfonçait dans les profondeurs. Les robes blanches des femmes avaient des lueurs fantomatiques dans la pénombre. 

 

Le tunnel remontait légèrement vers un halo de lumière. Martagon pensa ressusciter. Le pessimisme qui l’avait rongé à l’idée d’être happé par le fleuve s’évapora instantanément. Il avait à nouveau envie de lutter. Son cœur battait vivement dans sa poitrine, son cerveau était en pleine effervescence. Il sentit le sang bouillonner dans ses veines. Il retrouvait son énergie qui s’était étiolée, mais il ne réussissait toujours pas à croire qu’il était vivant. Néanmoins, il suivit les créatures d’un pas plus léger.

 

Parvenus à l’extrémité de la galerie, ils pénétrèrent dans une grande salle creusée dans le roc noir. La grotte était richement décorée. De nombreuses ombres allaient et venaient autour d’un siège sculpté en or et argent rehaussé d’obsidienne. Elles semblaient glisser sur l’air et non pas marcher sur le sol. Sur le fauteuil, une sorte de divinité des enfers était assise. Quelques personnages s’affairaient autour d’elle. Deux gigantesques portes en airain se dressaient de part et d’autre du fauteuil. Munies de verrous et d’une large serrure ouvragée, elles étaient renforcées de pentures énormes en fer forgé. Leurs gonds étaient monstrueux. Martagon s’approcha du trône, à la suite des femmes qui l’avaient guidé depuis sa chute. Elles s’écartèrent et Martagon se trouva face à la créature des ténèbres. Ne sachant que faire, il esquissa un salut mais resta muet.

 

– Te voici enfin, Martagon, dit la divinité. Je suis Hallux et je suis chargée de m’occuper de toi, de te montrer le chemin … 

 

Un serpent noir était posé autour de ses épaules transparentes revêtues d’un voile. Le reptile cracha en voyant Martagon et coula lentement autour du buste de Hallux. Le visage de la créature était pâle et presque translucide. Elle avait des cheveux longs très fins, répandus partout autour d’elle, jusqu’à ses pieds.

 

– Suis-je mort ? demanda enfin Martagon.

– Tu n’es pas encore mort, répondit Hallux. Mais tu n’es pas très loin de partir pour ce grand voyage. Ici, c’est un lieu de passage, une transition vers l’infini. Il ne tient qu’à toi de ne pas t’en aller tout de suite. Car je sens que tu n’en as pas envie. Tu as d’autres missions à accomplir dans le monde des vivants.

– En effet, fit Martagon d’une voix tremblante.

 

Serait-il possible que ses vœux soient exaucés ? Qu’on le laisse partir pour retrouver Guillemine et ses enfants ? Serait-ce si facile ? 

 

– Tu as été pris dans les filets grossiers de deux sorciers stupides, poursuivit Hallux. Mais tu as su échapper à leur vigilance et à leur emprise pour descendre ici. Peu d’hommes ont pu réaliser cet exploit. Un certain Jahangir est venu il y a quelque temps. Il voulait visiter l’enfer. Mais on ne visite pas l’enfer. Quand on y entre, on n’en ressort plus. Moi-même je voudrais y aller pour mettre fin à ce rôle de gardienne de la porte qu’on m’a jadis imposé. Malheureusement c’est impossible. Je suis condamnée à rester ici, à attendre les passagers comme toi pour leur ouvrir la voie vers l’au-delà. Si je juge qu’ils sont aptes à entrer en enfer, je leur ouvre le portail. Cependant, je ne te trouve pas un bon candidat. En toute honnêteté, je ne peux pas te laisser pénétrer dans le pandémonium. Tu es bien trop loyal. Je pourrais te renvoyer dans le monde réel, si tu réussissais une épreuve pour moi. Sinon, tu erreras indéfiniment dans les couloirs du temps. Autant l’avouer tout de suite, j’ai proposé la même chose à ce Jahangir dont je te parlais. J’ai eu tort. Car il avait l’âme noire, il pouvait aller directement en enfer. 

– Jahangir est en enfer ? s’étonna Martagon.

– Non, ce vil serpent m’a faussé compagnie. Pour cela, il a été aidé. Évidemment, il n’a jamais été question pour lui de faire la quête que je lui soumettais. Il a réussi à soudoyer quelques créatures crédules qui erraient autour de moi. Avant son départ, elles lui ont enseigné la maîtrise du feu de l’enfer et l’art d’asservir des êtres maléfiques pour le servir. Il était habile à les flatter et à les embobiner avec ses beaux discours. Il leur a fait croire qu’il voulait mettre en œuvre ce qu’il avait appris avec elles dans le monde réel. Elles l’ont fait sortir d’ici en lui ouvrant directement la porte, sans lui faire passer d’épreuve. Après leur trahison et sa fuite, elles m’ont avoué que son ambition était de devenir le maître de l’univers, et qu’il reviendrait un jour ici pour conquérir les enfers. Elles ont mis du temps à comprendre qu’il s’était joué d’elles. Elles se mordent encore les doigts de s’être laissées corrompre par lui. 

 

Ce que disait Hallux stupéfiait Martagon. Rien n’arrêtait la soif de pouvoir et de domination de Jahangir. Il semblait toujours se trouver au cœur du mal pour en tirer davantage d’enseignements. Et il se sortait toujours des pires situations grâce à son intelligence et son aptitude à manipuler les êtres. Même des créatures diaboliques s’étaient laissées prendre à son jeu de dupes. 

 

– Si je réussis l’épreuve dont tu parles, demanda Martagon, pourras-tu enfin exaucer ton souhait et pénétrer en enfer ? 

– Oui, répondit Hallux. Cela lèvera le sort auquel je suis condamnée. Et celui ou celle qui me succédera, si toutefois tu parviens à accomplir ma demande, subira alors la même malédiction. Tu comprends, il faut qu’il y ait toujours un gardien de la porte présent pour les voyageurs en partance pour l’au-delà.

– Et que dois-je faire pour réaliser ta quête ?  

– Tu dois trouver un nouveau gardien qui consentira à prendre ma place, dit Hallux.

– Mais où trouverai-je un nouveau gardien ? s’enquit Martagon avec perplexité, en parcourant des yeux la salle autour de lui.

– Tu peux hanter les couloirs et chercher quelqu’un qui erre depuis des siècles dans ces galeries. Il sera trop heureux de pouvoir un jour prétendre à l’enfer en devenant gardien de la porte. C’est un privilège d’accéder à ce poste et un martyre d’y rester. Manx et Tiana sont aussi des candidats. Ils pourraient devenir une créature à deux têtes. Et ton ami Izen ou sa princesse seraient également les bienvenus. Mais tous les quatre sont si loin d’ici, et si difficiles à atteindre. La princesse Shu est promise à un destin royal, elle ne voudra jamais demeurer ici dans l’ombre de la honte. Et puis, si j’ose dire, tu n’as pas beaucoup de temps, le compte à rebours est déclenché depuis ta chute. Lors de tes pérégrinations, fais bien attention à ne jamais tomber dans le Nyxe et à ne pas succomber aux charmes des Tibules, ces créatures qui t’ont accompagné jusqu’à moi. A toi d’user de ton pouvoir de persuasion pour convaincre quelqu’un de te suivre.

 

Martagon regarda Hallux les yeux écarquillés. Il était épouvanté.

 

– Et je ne t’ai pas tout dit, Martagon, poursuivit Hallux. Si tu veux que quelqu’un te suive pour revenir ici, tu dois auparavant affronter trois colosses. Ils habitent dans des cavernes que tu découvriras en parcourant les galeries. Il y a un dragon, un basilic et un cobra. Tu dois les tuer dans cet ordre. Quand tu auras vaincu ces monstres, tu trouveras dans chacun de leurs antres un morceau de métal, en or, en argent et en platine. Tu me les apporteras tous les trois et je reconstituerai une clé. Ce sésame ouvrira une petite porte encastrée dans le portail sur ma droite, qui te fera quitter les portes de l’enfer. C’est celle qui a été ouverte pour Jahangir à mon insu. Sur la gauche, c’est le chemin qui mène droit au pandémonium. Bien sûr, tu devras revenir accompagné du futur gardien qui me remplacera. Sinon je ne fabriquerai pas la clé.

– Voici ma réponse, murmura Martagon. Je veux bien accomplir cette quête, mais Izen et Shu doivent m’accompagner.

– Impossible, répondit Hallux. Il faut qu’elle soit exécutée par une et une seule personne.

– Alors, je ne peux pas t’aider à quitter ce poste pour entrer en enfer, fit Martagon.

– Cela s’appelle du chantage, répliqua Hallux.

– J’ai besoin d’eux pour vaincre les colosses, rétorqua Martagon. Et nous serons ensemble une fois la quête effectuée et la clé fabriquée pour quitter ce lieu maudit. Avant d’agir, il faudra également récupérer nos armes et ma besace. Elles sont indispensables pour les combats.

– Laisse-moi réfléchir, dit Hallux qui se renfonça dans son siège inconfortable.

 

De longues minutes passèrent. Hallux semblait se concerter avec elle-même. A moins qu’elle ne dialogue en silence avec une autre créature invisible ou à distance, mais c’était peu probable. Martagon restait patient. Il avait compris que Hallux voulait absolument en finir avec son rôle de gardienne. Elle déciderait seule et mettrait tout en œuvre pour lui donner satisfaction. Elle céderait forcément à son exigence. Il se sentait plus fort, plus près du but. Bien que s’il eût réfléchi avec plus de discernement, il aurait été bien incapable de dire comment il allait tuer trois monstres.

 

– C’est d’accord, acquiesça enfin Hallux. 

– Où sont Izen et Shu ? demanda Martagon, je ne peux pas démarrer la quête sans eux.

– Ils arrivent, répondit Hallux. 

– De combien de temps disposons-nous encore, s’enquit Martagon. Tu as parlé d’un compte à rebours.

– Dans exactement trois jours, la proposition sera caduque. Vous serez condamnés à déambuler dans les galeries des portes d’enfer jusqu’à la fin des temps.

 

A cet instant, Martagon entendit du bruit derrière lui. Il se retourna et vit Izen et Shu émerger du couloir qui remontait depuis le fleuve Nyxe. Izen portrait son arc et ses flèches, ainsi que la besace de Martagon. Memnon marchait sur leurs talons.

 

– Martagon, mon ami, s’écria Izen d’une voix étranglée. Où sommes-nous ? 

– Tu as quitté les geôles de Manx et de Tiana pour venir ici, aux portes de l’enfer, expliqua Hallux. Je suis Hallux, gardienne de ces portes. Si tu veux sortir d’ici, tu dois suivre les instructions de Martagon. Il a accepté la quête que je lui ai demandé d’accomplir. Si vous réussissez cette mission, vous pourrez retourner dans la forêt maudite.

– Qu’est-ce que je fais ici, se lamentait la princesse Shu en tournant sur elle-même. Chacun de mes réveils est plus douloureux que le précédent. Je me retrouve avec ces deux menteurs incapables de faire quoi que ce soit d’intelligent et de sensé, et la situation s’aggrave sans cesse.

– Ne te plains pas, Shu, l’interrompit Hallux. Martagon est en train de te sauver la vie, tu devrais être reconnaissante.

– Jamais, murmura Shu. 

– Suis-nous, s’écria Martagon qui fit semblant de ne pas l’avoir entendue, nous avons du travail et peu de temps. Hallux, je te laisse la garde de mon chien. Je le reprendrai en repartant.

– Comme il te plaira Martagon, répondit Hallux. Viens par ici Memnon, faire connaissance avec mon ami le serpent.

 

Ignorant l’invitation de Hallux, Memnon se réfugia dans l’angle le plus sombre de la caverne où il se fit aussitôt oublier des créatures de l’enfer.

 

En chemin dans les galeries sombres, Martagon expliqua tout à Izen et à Shu. Izen à son tour raconta qu’une créature diaphane était venue ouvrir les portes des cellules et les avait emmené au travers d’un dédale obscur jusqu’à la salle aux portes d’airain. Elle n’avait pas prononcé une parole. Elle leur avait tendu les armes et le sac de Martagon. 

 

– Mais nous avons entendu les hurlements de Manx et de Tiana, dit Izen. Quand ils se sont aperçus que nous leur avions faussé compagnie, ils sont devenus fous. Ils criaient si fort que leurs vociférations résonnaient dans les galeries souterraines jusqu’à nos oreilles.

– Nous savions que d’une manière ou d’une autre, nous leur échapperions, murmura Martagon.

– Oui, répondit Izen. Et maintenant, comment nous y prenons-nous ?

– Trouvons le dragon d’abord, fit Martagon. Puis le basilic et enfin le cobra. Nous devons respecter cet ordre.

– Ce sont des histoires à dormir debout, s’écria Shu. Des dragons ! Ce sont des animaux magiques. Ils n’existent pas réellement. Vous êtes complètement fous. Malades ! Depuis que je vous connais, vous n’avez pas cessé d’inventer les contes les plus absurdes que j’ai jamais entendus.

 

A cet instant, un grondement se fit entendre à faible distance. Puis un jet de feu traversa la galerie et vint mourir contre la roche à deux pas d’eux. Shu tremblait comme une feuille. Aussitôt, Martagon lança le sort de la bulle de protection qui les enveloppa d’un voile transparent.

 

– Dans mon incantation, j’ai ajouté à la formule du sortilège le refroidissement du voile en continu. Ainsi nous ne serons pas brûlés par la fournaise du dragon, dit Martagon. Ce sort est devenu une nécessité pour notre progression. J’en ai étudié quelques extensions qui vont être bien utiles pour nos trois quêtes.

– Dès que nous verrons le monstre, dit Izen, je lui crèverai les yeux avec deux flèches bien placées. Et quand nous serons contre lui, je l'attaquerai au corps à corps. Il ne peut cracher le feu qu’à distance. Ainsi je pourrai percer son ventre.

– Vous êtes fous à lier, insistait Shu dont les nerfs mis à rude épreuve étaient en train de lâcher.

– Bois cette potion, dit Martagon en tendant une fiole à . Elle devrait calmer ta peur.

– Je ne veux pas de ta potion, répondit Shu qui devenait hystérique.

 

Elle fit mine de quitter la bulle et sortit le bras à l’extérieur. Elle se brûla la main contre la roche encore incandescente. Elle la rentra immédiatement et se mit à pleurer. Martagon lui tendit à nouveau la fiole qu’elle avala sans rien dire. Puis il lui donna un petit pot. Elle enduisit ses mains avec l’onguent apaisant qu’il contenait.

 

– Allons-y, dit Martagon. Nous avons perdu assez de temps.

– Humpf, soupira Shu qui s’entêtait à bouder, mais sentait que les choses n’évoluaient pas en sa faveur.

 

Ils s’avancèrent dans la galerie. L’enveloppe de protection émettait autour d’une d’elle une lueur qui éclairait le chemin devant eux. Après avoir suivi une étroite pente qui descendait entre deux murs de roche, ils parvinrent enfin à l’entrée de la tanière du dragon. L’animal fantastique les regardait de ses yeux étincelants. Il s’apprêtait à cracher du feu quand Izen qui avait bandé son arc lança coup sur coup deux flèches dans ses yeux. Grâce à l'habileté de l’archer, les pointes des traits pénétrèrent au cœur des pupilles verticales. Elles crevèrent la fragile membrane qui protégeait l’iris. Aveuglé, le dragon devint fou. Il tournait sur lui-même en battant le sol et les parois avec sa queue et en projetant du feu dans toutes les directions.   

 

– Il bouge trop, on ne peut pas l’approcher tout de suite, s’écria Martagon.

– Il va s’épuiser, fit Izen. En attendant, je vais décocher d’autres fléches pour l’affaiblir davantage. 

– Tuer un dragon est un crime, dit Shu. Vous serez punis et maudits pour le meurtre d’un animal sacré.

– Tu disais que les dragons n’existent pas, princesse Shu, ironisa Martagon. 

– Je ne sais plus ce que je dis, rétorqua Shu. Dans les légendes, le dragon est une bête fantastique vénérée pour sa puissance et sa sagesse. 

 

La potion de Martagon n’avait pas réussi à calmer tout à fait la peur de Shu. Tandis qu’elle parlait sans cesse pour se rassurer tant elle tremblait d’effroi, Izen lançait une myriade de flèches sur le dragon. La plupart du temps, il touchait les écailles sans percer la peau épaisse. Quelques traits atteignirent cependant le ventre. Bientôt l’animal se coucha sur le sol. Il ne crachait presque plus de feu. Ses yeux étaient vitreux. Martagon et Izen firent avancer la bulle vers l’animal qui agonisait. Shu les suivit bien malgré elle en maugréant. Quand ils furent contre le ventre du dragon, Izen sortit une dague dissimulée dans sa manche et porta l’estocade à la gorge. L’énorme reptile se tordit de douleur, agita ses pattes d’un tremblement nerveux et expira. A peine eut-il rendu son dernier souffle que son corps disparut. Une pépite d’or reposait là où le dragon s’était évaporé. Martagon tendit la main et ramassa l‘objet qu’il glissa dans la besace.

 

– Le basilic maintenant, dit-il. Nous allons rester dans la bulle de protection et cette fois, je vais lancer l’extension contre le poison.

 

Dès qu’ils se furent éloignés dans les couloirs, ils entendirent à nouveau les grondements du dragon.

 

– Il s’est régénéré ! s’exclama Izen. C’est un lieu diabolique. Nous sommes vraiment aux portes de l’enfer.

 

Ils marchèrent pendant des heures sans découvrir aucune trace du basilic. Comment le trouver ? il était nettement plus discret que le dragon.

 

– C’est un animal sournois, fit Shu. Il lui faut une proie sinon il ne viendra pas.

– C’est une bonne idée, mais nous n’avons pas de proie, protesta Martagon.

– Si, rétorqua Shu. Vous m’avez moi. 

– Jamais de la vie, s’écria Izen. Pas question de mettre ta vie en danger.

– Je vais sortir de la bulle, fit Shu, et vous me suivrez. Dès que nous aurons repéré le basilic, je rentrerai sous l’enveloppe.

– Tu ne pourras pas revenir sous le voile si tu le quittes, dit Martagon. Par contre, je pourrai lancer le sort pour créer une nouvelle bulle qui t’englobera. 

 

Martagon et Izen se regardaient sans mot dire. La princesse Shu coopérait enfin avec eux. Peu importait ce qui l’avait fait changer d’avis, ils devaient agir maintenant. Joignant le geste à la parole, Shu passa à travers le voile et se trouva sans protection. Peu rassurés, Martagon et Izen marchaient derrière elle, l’enveloppe collée contre elle. Ils étaient prêts à la défendre en cas de danger. Shu avait raison. Le basilic perçut ses mouvements et son odeur. Il rampa dans les galeries obscures et se dirigea vers elle. Il était presque trop tard quand ils le virent surgir de la pénombre. Ses yeux le trahirent au dernier moment. 

 

Martagon eut le réflexe de lancer le sort de la bulle de protection sur Shu avant que le poison ne l’atteigne. Cependant il manqua un peu de temps pour que la couche transparente la recouvre complètement. Shu fut préservée des vapeurs mortelles. Mais le basilic se glissa sous le voile protecteur et réussit à arracher brutalement la princesse. Il l’emmena aussitôt dans ses pattes griffues. Elle s’était évanouie. Martagon et Izen le suivirent. L’animal se déplaçait lentement. De temps à autre, il se retournait et crachait un jet de poison par les yeux. Le gaz mortel se liquéfiait et coulait sur la surface transparente de la bulle. Le basilic revint à sa caverne dont l’étroite entrée était subtilement dissimulée dans un pli de la roche. Il y pénétra avec sa proie en se dandinant dans le boyau. Il la déposa sur le sol à ses pieds et regarda Izen et Martagon dans leur abri en les narguant. S’ils essayaient de l’attaquer, ils blesseraient Shu. De temps à autre, il lançait ses vapeurs délétères. La situation semblait sans issue.

 

– Séparons-nous, dit Izen. 

– Je vais créer deux bulles, fit Martagon. Nous pourrons nous déplacer dans la tanière. Il ne saura pas qui attaquer. Je vais rendre mon enveloppe réfléchissante comme un miroir. Le gaz empoisonné ricochera sur la paroi et viendra en retour frapper le basilic. Je noircirai ton voile protecteur et tu pourras le pourfendre avec ta dague. Il ne te verra pas approcher.  Ainsi, Shu pourra être sauvée.

 

Martagon joignit le geste à la parole. Avant que le basilic n’ait eu l’esprit de réagir, les deux compagnons coururent autour de lui. Martagon se précipita vers Shu et relança le sort sur elle. Le basilic crachait des jets toxiques qui rebondissaient sur la bulle et rejaillissaient sur lui. Grâce à l’enveloppe protectrice, Shu ne risquait plus rien. Elle était toujours inanimée. L’animal commença à ressentir les effets de son propre poison et il flancha. Il ne vit pas venir Izen, invisible derrière son enveloppe sombre, qui le cribla de coups de dague au ventre et lui creva les yeux. Le basilic s’écroula lourdement sur le sol et, avec l’élan, roula vers le fond de la caverne. Son propre acide le brûla. Il eut quelques spasmes et succomba. Lorsqu’il se vaporisa comme l’avait fait le dragon, Martagon se précipita vers l’endroit où il était mort. Il ramassa le morceau d’argent qui apparut à la place du corps du monstre qu’il glissa dans sa besace.

 

– Et de deux, dit-il.

 

Martagon s’approcha de Shu. Il détruisit les voiles qui enveloppaient chacun d’eux et créa une nouvelle bulle pour les protéger tous les trois. Izen tenta en vain de réveiller la princesse. 

 

– J’ai ajouté l’extension contre le venin, fit Martagon. Et maintenant quittons la caverne avant que le basilic ne se régénère.

 

Izen hissa la princesse évanouie sur ses épaules et ils sortirent de la tanière du basilic en courant. Quand ils furent suffisamment éloignés, Martagon fit avaler quelques gouttes d’une potion régénératrice à Shu qui sortit enfin de son étourdissement.

 

– Nous avons le morceau d’argent, dit-il à Shu. Merci pour ton rôle dans cette quête, mais c’était très dangereux. 

– Maintenant c’est encore pire, répliqua-t-elle. Le cobra …

– Il doit lui aussi ramper dans les galeries, fit Izen.

– Nous devons nous dépêcher, nous n’avons que trois jours, ajouta Martagon. Et plus de deux jours ont passé depuis ma chute. Le temps court plus vite que nous. Et nous n’avons rencontré aucune créature errante qui voudrait bien devenir le gardien des portes à la place d’Hallux.

– Je dirais que c’est un peu normal, objecta Shu. Qui voudrait se trouver sans cesse nez à nez avec le dragon, le basilic ou le cobra ? Il faudra chercher le futur gardien ailleurs.

 

Ils continuèrent à explorer le labyrinthe. Grâce à quelques marquages qu’ils traçaient ici ou là lors de leurs passages, ils réussissaient à se repérer grossièrement. Ainsi, ils n’empruntaient pas les mêmes galeries plusieurs fois et ne tournaient pas en rond. Après de vaines recherches dans des couloirs inexplorés, ils finirent par trouver un tunnel avec une forte pente montante. Ils grimpèrent au milieu des blocs de rochers et parvinrent sur  une espèce de corniche qui surplombait le fleuve Nyxe. L’endroit était très dangereux, très glissant. Il ne fallait pas s’approcher du bord et risquer de tomber dans le magma. Devant eux, ils aperçurent la silhouette gigantesque du cobra. Le serpent avait des yeux incandescents. Il ondulait sans cesse, avançant sa tête triangulaire et montrant ses crochets venimeux. Il sifflait une sorte de mélopée très désagréable pour les oreilles. Et surtout, il semblait guetter la moindre erreur chez ses adversaires pour les frapper et inoculer son venin.

 

Shu, Martagon et Izen s’approchèrent. Ils restaient à l’intérieur de la bulle, le plus éloignés possible du bord de la falaise. Mais le serpent avait compris leur stratagème. Il s’avançait lui aussi le long de la paroi. Il les poussait à s’en écarter en les menaçant. Il voulait qu’lls se risquent sur le sol légèrement en pente. Ils ne dévièrent pas. Le monstre avança encore jusqu’à se trouver tout contre sa proie. Alors il dressa l’avant de son corps et gonfla son cou. Il devint énorme, redoutable. Il dominait son adversaire de sa haute taille. Sa tête abominable surplombait le dôme. Ses crochets tremblaient comme s’il était enragé. S’il avait pu ouvrir sa gueule davantage, il aurait avalé la bulle.  Il tentait de percer la surface à l’aide de ses crochets. Il s’agitait tant et tant pour arriver à ses fins qu’il se mit à glisser contre la bulle. Il l'entraîna avec lui sur le sol glissant en la faisant tournoyer. Les trois compagnons couraient en même temps sous leur abri pour ne pas être culbutés.

 

– Nous allons tomber dans le fleuve, s’écria Shu en voyant l’extrémité de la falaise se rapprocher dangereusement. Il s’en moque lui de mourir, il ressuscitera juste après. Mais moi je ne veux pas aller en enfer. 

– Que faire pour l’arrêter, gémit Izen prisonnier dans son abri protecteur. Il est devenu fou. 

– Quand le cobra sera du côté du Nyxe, nous sortirons de la bulle brusquement. Tu tireras des flèches dans ses yeux, dit Martagon.

 

Izen banda son arc et au signal de Martagon, ils traversèrent le voile transparent en courant. Ils remontèrent la légère pente vers la paroi. Avant que le cobra ne comprenne ce qui se passait, Izen s’était retourné et avait décoché ses flèches directement dans les yeux du monstre. Porté par son élan, le cobra avait beau essayer de cracher son venin, son poids et sa vitesse sur le sol glissant l’entraînèrent irrémédiablement vers le précipice. Il tomba dans le fleuve en se débattant. Au bord de la falaise, un morceau de platine brillait. 

 

– Comment attraper ce morceau sans tomber nous aussi dans le Nyxe ? demanda Izen.

– Regardez, dit Martagon. c’est très simple.

 

Stupéfaits, Shu et Izen virent Martagon tendre son long bras qui s’allongea jusqu’à atteindre le morceau de métal. Sa main de bois crochue ramassa la pépite de platine et la ramena directement dans sa besace.

 

– Et maintenant, fuyons, s’écria Shu.

 

Ils se mirent à courir, dévalèrent le boyau qu’ils avaient grimpé pour arriver sur le plateau et se dirigèrent grâce à leurs repères vers la salle où se trouvait Hallux.

 

– Il ne reste presque pas de délai, fit Izen. Nous ne pouvons pas chercher un nouveau gardien, sinon nous dépasserons la limite de temps fixée par Hallux.

 

Ils arrivèrent haletants dans la salle du trône où la créature infernale les attendait. Memnon surgit de la cachette sombre où il s’était dissimulé pendant toute la durée de la quête de son maître. Il s’approcha de Martagon pour réclamer une caresse qui lui fut donnée aussitôt.

 

– Vous voici ! s’exclama Hallux. Avez-vous réussi les trois épreuves ? Je ne vois personne à vos côtés. Vous n’avez pas trouvé mon successeur ? Alors tout est perdu, vous irez errer dans les galeries que vous venez de parcourir. Éternellement.

– Nous ramenons les morceaux de métal pour fabriquer la clé, expliqua Martagon. Mais nous n’avons pas eu le temps de chercher un gardien.

– Je suis désolée pour vous, mais la quête est incomplète, soupira Hallux.

 

A cet instant, l’une des Tibules qui s’affairait autour du trône s’approcha.

 

– Je veux bien prendre la place d’Hallux, dit-elle. Ainsi un jour peut-être, je pourrai moi aussi aller en enfer.

 

Hallux regarda la femme transparente qui venait de parler. Puis elle se mit à rire.

 

– Eh bien, c’est une belle surprise ! Pontonx, gardienne de la porte des enfers ! Je te cède volontiers ma place. Donnez-moi les morceaux de métal pour que je fasse la clé.

 

Elle prit les trois pépites dans ses mains qu’elle referma et incanta un sort. Quand elle écarta ses doigts, il n’y avait plus rien à l’intérieur. Elle éclata d’un rire sardonique en voyant les visages déçus des trois voyageurs. Elle replia ses paumes.

 

– Vous croyez que le sort n’a pas marché ? ricana-t-elle. Attendez un petit instant. 

 

Elle semblait s’amuser beaucoup de la situation. Elle rouvrit ses mains. Au creux de ses paumes se trouvait un bijou brillant composé de trois anneaux ciselés et entrelacés, de couleurs et d’éclats différents, en or, argent et platine. Elle glissa la bague de métaux précieux à l’un de ses doigts. Elle leva sa main en la tournant pour faire admirer la perfection du bijou.

 

– Observez la bague que je viens de fabriquer grâce à vous ! s’écria-t-elle. C’est mon sésame pour aller dans l’au-delà.

 

Les voyageurs se sentaient trahis. Elle avait abusé d’eux pour obtenir la clé nécessaire à son départ pour l’enfer. Qu’allait-il se passer maintenant ?

 

– Vous êtes scandalisés ? ajouta Hallux avec un petit rire de satisfaction. Mais regardez donc à droite.

 

A l’intérieur du lourd portail d’airain à droite, un petit battant s’était ouvert. Hallux ne les avait pas trompés. Ils allaient pouvoir s’évader de l’antichambre du pandémonium. Elle les regardait fixement, ses yeux étincelaient d’une joie indicible dans son visage si pâle. Les compagnons, sur leurs gardes, n’osaient pas encore bouger.

 

– Ne me remerciez pas, fit Hallux. Partez maintenant, et ne revenez jamais. 

 

Elle se leva de son siège et se dirigea vers la porte des enfers à gauche. L’énorme battant s’était légèrement entrouvert. Hallux se faufila dans l’espace sombre sans se retourner. Son vœu était accompli. Le portail se rabattit derrière elle en claquant. Pontonx n'attendit pas une seconde pour venir la remplacer sur le trône. Quant aux trois voyageurs, ils détalèrent précipitamment pour échapper à l’emprise des Tibules. Ils franchirent la petite porte avant qu’elle ne se referme, Memnon sur leurs talons, et commencèrent à monter en courant les nombreux escaliers qui se trouvaient devant eux. Ils durent reprendre leur souffle fréquemment. Ils étaient si pressés d’échapper à ces lieux démoniaques qu’ils ne voulaient pas perdre de temps à s’arrêter trop souvent. 

 

Quitter les portes de l’enfer requérait beaucoup de courage et d’énergie. La quantité de marches à escalader était phénoménale, car ils revenaient du centre de la terre, et la pente très raide. Les longues jambes de Martagon aspiraient plusieurs marches à la fois. Les petits pieds de Shu volaient littéralement sur la surface de pierre. Izen lourdement chargé par son armure et ses armes traînait à l’arrière. Après une durée qui leur parut une éternité, ils parvinrent enfin devant une porte verrouillée. Shu tira le loquet et ouvrit le battant. De l’autre côté se déployait la forêt maudite. Ils avaient subi tant d’épreuves en traversant ces bois qu’ils n’avaient pas peur d’y retourner. Ils savaient que c’était un passage obligé pour s’enfuir du monde mortifère où ils avaient séjourné. ils sortirent de l’antre du diable et refermèrent la porte. Celle-ci se dématérialisa aussitôt, comme si elle n’avait jamais existé. 

 

Martagon et Izen caressèrent leurs mentons. Ils avaient oublié qu’ils étaient devenus barbus et chevelus. Martagon avait gardé sa coiffe hirsute. Seule sa barbe modifiait son aspect habituel. Izen dénoua sa tresse en pagaille et la natta soigneusement. Elle lui arrivait désormais à la taille. Shu remonta ses cheveux qui avaient poussé et les enroula en un chignon rond sur le sommet de sa tête. Son visage et son corps portaient toujours les stigmates incurables dûs au poison instillé par Meiran. Les émotions qui l’avaient assaillies pendant le séjour aux portes de l’enfer avaient dynamisé son organisme. Mais il était possible que son état dégénère si elle n’était pas soignée rapidement. Il y avait toujours urgence à atteindre Skajja, même s’ils bénéficiaient d’un peu de répit.

 

Le temps avait passé, ils avaient vieilli. Mais après être sortis de l’enfer, leur détermination restait entière. Ils reprirent la route. Martagon sortit sa boussole de sa poche. Elle s’était cassée, probablement lors de sa chute près du Nyxe. La chaîne de montagnes s’étendait sur leur gauche, au-delà de la cime des arbres. Estimant que leur but se trouvait forcément devant eux, ils avancèrent tout droit. Cette fois Shu était bien réveillée et marchait avec eux d’un bon pas. Martagon et Izen étaient inquiets pour elle. Ils la surveillaient sans cesse du coin de l’oeil.

 

Après quelques heures de marche, ils sortirent de la forêt suintante. Devant eux, le ciel au-dessus d’une steppe interminable avait une couleur azur étincelante. Ils se retournèrent. Derrière eux, il n’y avait plus rien. La faille temporelle avait été comblée, l’abomination avait disparu. Il ne restait que des bosquets de bouleaux épars au milieu des herbes folles. Ils s’aperçurent qu’ils n’avaient ni mangé ni bu depuis des jours et des jours et qu’ils avaient grand faim.

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