Guillemine avait mis tout son cœur et toute son énergie pour libérer Helmus. Même s’ils ne s’aimaient pas beaucoup, tous deux se respectaient. Malgré la pression que lui imposait Alix, le corbeau n’avait jamais trahi Guillemine. Il avait toujours eu une attitude ambiguë. Il s’autorisait des écarts peu apparents aux yeux de la vieille sorcière, tout en s’arrangeant pour garder la vie sauve. Guillemine lui en savait gré et n’avait pas pu l’abandonner lorsqu’il se trouva en difficulté. Grâce à un subterfuge de Filoche, elle l’avait sorti tout raide de la cage où Alix le retenait prisonnier, et emmené loin de la maison. Puis elle l’avait délivré du sort qui le paralysait, dans un bosquet, à l’abri des regards. Quand le corbeau libéré eut disparu dans l’azur, Guillemine se retrouva bien seule dans le petit bois.
Ne sachant où aller dans un premier temps, elle retourna vers la plage déserte. Regarder la mer dérouler ses vagues indéfiniment avait sur elle un effet bienfaisant. Elle s’assit sur le sable au milieu des coquillages vides et des morceaux de bois flotté. Elle laissa divaguer ses pensées, goûtant avec bonheur à sa liberté retrouvée. Dissimulée sous le voile d’invisibilité, elle n’existait pas aux yeux du monde. Elle resta quelques heures immobile, contemplant les flots et l’écume sans cesse renouvelés. Elle admirait la majesté reposante de cette étendue fluide, étincelante sous les rayons du soleil. La marée se retira, puis remonta. C’est alors que Guillemine aperçut devant elle des créatures émerger des profondeurs.
Elle reconnut des sirènes à leur longue chevelure mêlée de nacre et de flore sous-marine. Elles étaient merveilleusement belles. Elles s’approchèrent du rivage et vinrent s’échouer sur la grève. Bientôt d’autres les rejoignirent. Elles roulaient dans les vagues, tordaient leurs chevelures pleines de sable puis s’éloignaient d’un coup de queue. Guillemine les voyait nager à la surface quelques instants, surveiller la naissance des rouleaux puis se laisser porter sur la crête des vagues. Elles riaient de leurs plongeons, tournoyaient davantage et repartaient de plus belle.
Guillemine les enviait. Elles semblaient si heureuses et si bien adaptées à leur milieu. Elle-même se sentait une étrangère partout où elle était.
Certaines sirènes s’étendaient sur le sable chaud juste là où venaient mourir les vagues. Mais elles ne restaient qu’un instant. Les rayons du soleil devaient brûler leur peau fragile habituée aux fonds marins. Dès qu’un nouveau flot arrivait, elles s’élançaient dans l’onde bienfaisante qui les happaient à nouveau. D’autres cherchaient des coquillages extraordinaires pour tresser des colliers. Toutes riaient, se parlaient, échangeaient leurs impressions.
Les créatures marines vivaient un moment de jeux et de plaisir intense. Guillemine se morfondait sous son voile. Elle n’avait qu’une envie, les rejoindre et batifoler avec elles dans la douceur des vagues. Puis elle réalisa qu'elle ne pouvait pas s’amuser comme elles. Elle ne savait même pas nager. Comment aurait-elle pu avoir cette souplesse, cette énergie pour les accompagner dans leurs plongeons ? Elle frissonna. Elle se sentait toute petite et vulnérable. Dissimulée sous son voile, elle n’était qu’un être inutile à l’univers.
Tandis qu’elle levait les yeux vers l’horizon, elle vit s’avancer vers la grève une énorme conque tirée par des dauphins bondissants. Un géant barbu conduisait l’attelage qui s’arrêta au bord du rivage.
– Lamar ! s’écrièrent les sirènes en faisant de grands gestes de leurs bras gracieux.
– Assez joué ! Venez maintenant, répondit le colosse d’une voix tonitruante. Nous avons fort à faire au palais ! Une fête est en préparation !
Et Lamar riait aux larmes en voyant les efforts des sirènes pour se presser autour de sa conque. Guillemine s’étonnait d’entendre ce personnage hors du commun parler la langue universelle.
– C’est un roi, songea-t-elle. Et voici son peuple.
Épuisées par leurs folles activités, les sirènes nageaient autour du char en contemplant la créature marine qui les dominait de toute sa hauteur. Sa barbe frisée était nouée de coquillages et tressée de fleurs marines, à l’instar des cheveux des naïades. Ses yeux étincelaient comme ceux d’un rapace. Ses pupilles en mouvement scrutaient l’espace autour de lui, à la recherche d’un frémissement suspect. Guillemine se sentit transpercée par son regard puissant. Mais le voile d'invisibilité la masquait totalement et elle ne bougeait pas. Lamar ne la voyait pas, mais il sentait sa présence à proximité.
Le roi fit un signe aux sirènes. Ne sachant quoi penser de son impression et ignorant s’il y avait un réel danger, il préférait abandonner les lieux et regagner l’abri de la haute mer.
– Quittons cette plage, voulez-vous ? s’exclama-t-il.
Les naïades acquiescèrent. Aussitôt Lamar lança son char sur les flots et les créatures plongèrent autour de lui. Ils s’éloignèrent sur crêtes des vagues, petits points sombres sur l’horizon où le soleil couchant répandait ses couleurs de feu. Le soir tombait. La marée descendait à nouveau. Bientôt, il ferait nuit. Un vent froid se mit à souffler de la mer, soulevant d’énormes rouleaux qui venaient s’écraser violemment sur le rivage.
– La réponse de Lamar, pensa Guillemine en souriant. C’est un roi irascible, ou plutôt susceptible. Il est vexé de ne pas m’avoir vue.
Loin du bord où s’enroulait l’écume des vagues, Guillemine s’étendit sur le sable. Elle s’enveloppa dans le voile de transparence et médita en regardant le crépuscule. Elle avait la tête pleine des images qu’elle avait vues pendant l’après-midi. La mer, les sirènes et Lamar, le roi barbu dans sa conque de nacre, hantaient sa mémoire. Comme ces visions étaient extraordinaires ! Elles ouvraient des portes sur un monde nouveau, auquel Guillemine n’aurait jamais imaginé avoir accès. Petit à petit, l’obscurité noya la plage et les étoiles apparurent au firmament. Au souvenir de toutes les beautés qu’elle avait contemplées, Guillemine atteignit un état de béatitude extrême. Elle roula sur le côté et s’endormit.
Elle s’éveilla en pleine nuit, affolée. Elle était perdue. Où se trouvait-elle ? Puis elle entendit le ressac. Elle se souvint. Elle était sur la plage. Elle ferma puis rouvrit les yeux et se retourna sur le dos. Le ciel pur au-dessus de sa tête était constellé de points lumineux.
– Comme c’est beau ! murmura-t-elle en s’imaginant faire partie de l’infini.
Son esprit s’étirait en tous sens. Elle montait vers le firmament comme un oiseau, puis descendait brusquement vers le sol, tournoyait et repartait dans les airs, tombait à nouveau et s’abîmait dans les flots qui bouillonnaient au bord du rivage. Enfin elle sortait de l’eau, ruisselante mais soulagée. Debout dans sa conque de nacre, Lamar l’observait et se moquait d’elle et de ses maladresses. Elle rêvait.
Le petit jour la surprit. Les premières lueurs de l’aube apparurent à l’horizon et caressèrent ses paupières. Pendant ce moment entre l’obscurité et la clarté, le ciel nocturne perdit de sa nature sombre, les étoiles disparurent et la noirceur s’étiola. La voûte céleste pâlit avant que le soleil n’apparaisse. Bientôt l’astre du jour sortit de l’eau et monta dans le firmament. Il colorait l’espace autour de lui de teintes fulgurantes. Guillemine s’assit sur la grève pour contempler ce moment de splendeur absolue.
Quand le jour eut chassé la nuit, Guillemine se résolut à partir. Elle se leva enfin, brossa ses vêtements couverts de sable et secoua ses cheveux. Avant de s’éloigner, elle se baissa et ramassa des coquillages et des morceaux de bois flotté dont elle remplit ses poches. Puis elle reprit la route.
Ne voulant pas quitter tout de suite le bord de mer, elle marcha sur la route parallèle à la longue plage. Elle tournait souvent la tête pour admirer encore et encore le flux et le reflux des vagues et leurs petites crêtes blanches, le mouvement incessant de la houle parsemée d’éclats de lumière. Intérieurement, elle espérait assister à une nouvelle escapade des sirènes au bord de l’eau et à l’arrivée impromptue du char de Lamar.
Mais elle ne revit personne. Il vint un moment où elle se dit que ce désir était puéril. Le soleil dardait ses rayons brûlants et la chaleur devenait étouffante. Alors elle obliqua vers les terres. Elle s’enfonça aussitôt dans la fraîcheur d’une forêt. Partout autour d’elle la nature était exubérante. Les hautes fougères penchaient leurs hampes vers elle et caressaient ses bras de la pointe de leurs feuilles. Les buissons épineux s’écartaient pour la laisser passer. Elle cueillit quelques mûres ou autres baies et se régala de leur chair sucrée.
Malgré la plénitude qu’elle ressentait, une douleur lui broyait le cœur. Elle croyait apercevoir Martagon dans chacun des arbres qu’elle croisait. À tout moment, elle imaginait qu’elle le voyait soudain se détacher d’un tronc moussu et venir vers elle. Il levait ses longs bras tordus comme des rameaux pour l’accueillir. Elle pouvait s’y réfugier pour oublier tous les malheurs qu’ils avaient subis.
Mais elle était sans cesse déçue. Les arbres demeuraient immobiles et muets à son passage. Seuls leurs feuillages bruissaient au-dessus de sa tête sous le souffle du vent, et les oiseaux chantaient à tue-tête sur les branches les plus hautes.
Plus elle s’enfonçait dans les profondeurs de la forêt, plus elle se rendait compte que son voyage serait plus long qu’elle ne l’avait imaginé. Elle devait être patiente et supporter les blessures de son cœur. Elle ne pourrait pas trouver Martagon tout de suite. Il lui faudrait passer par des épreuves qui l’aideraient à grandir et à faire les bons choix. À cause de son impulsivité, elle s’était souvent fourvoyée par le passé. Tout en marchant, elle se remémorait son long parcours depuis qu’elle avait fui la maison prison d’Astarax la première fois, pour tenter de comprendre ses erreurs. Il lui semblait que c’était essentiel pour aller de l’avant.
Après avoir quitté la maison d’Alix, elle était dirigée vers Phaïssans par hasard, sans savoir où ses pas la menaient. Helmus et son chat l’avaient suivie à son départ, puis avaient pris de l’avance et l’avaient précédée dans la maison champignon. Comment avaient-ils su avant elle que c’était chez Martagon qu’elle devait s'installer ? Était-ce de l'instinct ? de la magie ? La magie de l’amour ? Ou bien les puissants sorts d’Alix avaient-ils orienté leurs foulées ? Quelle qu’en soit la raison, elle avait eu la chance incroyable de croiser la route de Martagon et d’aller vivre dans la maison champignon. Avec amertume, elle goûtait encore à ce bonheur qui lui avait été offert.
Mais les choses étaient probablement allées trop vite, elle avait tout de suite succombé au charme du sorcier et de son existence dans la forêt. Elle ne s’était même pas posé de questions. Elle était allée directement, précisément, instinctivement, à l’endroit où il se trouvait et cherchait sa plante rare. Elle, avec ses dons puissants si peu exploités depuis son enfance, avait immédiatement su où se cachait l’Orbulis noire. Cette fleur, vers laquelle leurs pensées convergeaient au même instant, était l’évidence de leur union parfaite. Elle avait aussitôt été subjuguée par cet homme si particulier qui ressemblait plus à un arbre qu’à un être humain. Lors de leur télescopage, elle avait menti à Martagon en lui disant que leur rencontre avait été intentionnelle. Dès qu’elle l’avait vu, elle n’avait pas cessé de lui raconter n’importe quoi pour l’impressionner. Elle regrettait aujourd’hui d’avoir été si stupide.
Dans son esprit confus, leur collision n’était pas fortuite. Mais n’avait-elle pas elle-même précipité les choses en bousculant Martagon ? Lorsque par la suite elle avait aperçu Helmus et le chat qui habitaient déjà la maison, elle avait pensé que tout avait été calculé par Alix. Celle-ci avait mandaté Helmus pour lui rapporter des informations sur ses pérégrinations. Mais en réalité, le chat et Helmus avaient agi par instinct. À leur manière, ils éprouvaient une sorte d’affection pour Guillemine et avaient prouvé leur loyauté. Le corbeau avait suivi le chat qui avait trouvé Martagon le premier. Helmus s’était installé à son tour dans la demeure du sorcier en attendant l’arrivée de Guillemine. Il n’avait communiqué que des renseignements incomplets à Alix pour protéger la fuite de la jeune sorcière. Il n’en faisait qu’à sa tête. Quant au chat, il ne s’occupait que de lui-même et n’avait plus été d’aucune utilité pour personne une fois arrivé dans la maison..
La suite s’était imposée comme une évidence. Guillemine devait passer sa vie avec Martagon, au milieu d’une nature riche et précieuse, et élever une famille d’enfants tous plus beaux et plus originaux les uns que les autres.
Cette révélation avait complètement effacé de sa mémoire la menace de la malédiction. Elle n’avait plus pensé qu’à une chose. Il était impératif qu’ils soient unis immédiatement. Alors elle avait forcé la main du destin . Elle avait tout bousculé. Tel un cheval au galop qui se moque d’écraser les récoltes et fonce dans un champ de blé, Guillemine avait provoqué Martagon pour sceller leurs existences. Et malgré quelques réticences vite vaincues, il avait accepté.
Mais le destin est insaisissable. Leur vie remplie d’amour aurait dû être délicieuse. Il en fut tout autrement. La naissance de leurs enfants les avait précipités dans le chaos. Depuis sa triste maladie après l’accouchement, tout était allé de travers et la merveilleuse existence dont elle rêvait n’avait jamais vu le jour.
Son deuxième voyage à Phaïssans ne se déroulerait pas comme le premier. Il ne serait pas aussi facile. Elle en avait bien conscience. Même si secrètement elle espérait que Martagon soit revenu dans la maison champignon, sa raison lui disait qu’elle ne l’y trouverait pas.
Elle cheminait le long des routes. Elle suivait un itinéraire quasiment identique à celui qu’elle avait pris la première fois. Cependant, perdue dans ses pensées, elle ne reconnaissait rien. Sans aucun doute, sa soif de découverte l’avait quittée. Elle se hâtait vers le seul endroit vers lequel elle avait envie d’aller. Elle avait été si heureuse dans la maison champignon, ce petit coin de paradis perdu au milieu des arbres. S’installer dans cette habitation extravagante, qui avait si peu à voir avec la demeure glaciale d’Alix, l’avait ressuscitée. Elle avait eu la sensation d’exister enfin pleinement. Plus elle y pensait, plus elle allongeait le pas et accélérait l’allure, pressée de se retrouver chez elle.
– A cette vitesse, je vais arriver à Phaïssans bien plus tôt que je ne le pensais, se disait-elle avec joie pour s’encourager à résister à la fatigue.
Parfois, elle avait envie de se débarrasser du voile pour révéler au monde qui elle était et montrer qu’elle se moquait des conséquences. A d’autres moments, elle songeait qu’à force de se cacher dessous, elle deviendrait transparente pour de bon et ne retrouverait jamais son apparence corporelle. Néanmoins, elle devait rester raisonnable. De temps à autre, elle baissait la capuche et restait la tête à l’air libre pour mieux respirer. Mais bien vite elle remontait la fragile matière et se dissimulait à nouveau aux regards d’éventuels voyageurs. Elle ne voulait plus jamais revivre l’enfer de la prison à Astarax et subir l’emprise d’Alix.
Chemin faisant, elle croisa des bêtes sauvages qui semblaient venir la voir par curiosité.
– Sait-il que je suis là ? se demanda-t-elle quand un renard s’approcha si près d’elle qu’elle crut qu’il l’avait vue.
L’animal huma l’air puis s’éloigna, sans doute déçu ne n’avoir rien trouvé pour se restaurer.
Elle osa même aller sur la grand route. Mais les risques y étaient permanents. Les cavaliers qui galopaient trop vite et les charrettes qui roulaient à tombeau ouvert la persuadèrent de revenir sur les sentiers forestiers. Là, sous le couvert des arbres, la paix régnait. Elle se plaisait à reconnaître l’essence des arbres, à cueillir des herbes, des plantes, des baies, et à ramasser des glands, des pommes de pins et des noisettes tombés à terre qu’elle ajoutait à sa collection de coquillages.
Les fleurs qui poussaient sur les talus l'émerveillaient. Même les plus simples d’entre elles avaient une beauté sophistiquée. Le raffinement des corolles dont les pétales avaient des formes et des couleurs somptueuses, la finesse des calices qui s’ouvraient comme des coupes ouvragées, la complexité des étamines et des pistils, tout conférait à donner à ces créations légères la certitude d’un aboutissement absolu. La brise agitait les longues tiges qui ondoyaient au milieu des graminées. Les ombelles dansaient et la poudre blanche qui s’échappait de leurs inflorescences voletait dans l’air. Plus loin, sous la canopée, croissaient des tapis de violettes, de campanules et de cyclamens. Leurs tâches de couleur vibraient sous les éclats tremblotants de la lumière tamisée du soleil.
Cet environnement enchantait les journées de Guillemine. Elle avait envie de chanter, de danser au milieu de cette nature généreuse. Mais elle n’oubliait pas son but. Alors elle esquissait quelques arabesques sur la pointe des pieds, fredonnait une chanson ou deux et poursuivait son voyage sans s’arrêter.
Les nuits et les jours se succédaient. Enfin un soir, Guillemine aperçut les montagnes de Phaïssans qui se profilaient dans le lointain. Elle approchait de la maison champignon. Elle rentrait chez elle. Elle imaginait à nouveau l’endroit où elle avait vécu avec Martagon. Elle le voyait presque, pouvait le toucher du doigt en fermant les yeux. Une onde de bonheur indicible la traversa à cette pensée. Elle se mit à courir. Puis elle ralentit. Elle devait goûter au plaisir de redécouvrir sa maison et non pas se précipiter. Peut-être Martagon l’attendait-il là-bas, avec les potions du guérisseur de Skajja. Avait-elle encore besoin d’être soignée ? Le malédictopon avait-il enfin été vaincu ? Elle n’en savait rien. Elle vivait peut-être dans l’illusion.
Découragée un instant par cette pensée, elle réduisit tant son allure qu’elle n’avançait plus. Secouant la tête, elle chassa les impressions parasites de son esprit. Il ne fallait pas passer d’un extrême à l’autre. Aussi se remit-elle à marcher plus vite.
Lorsqu’elle fut suffisamment près, elle aperçut entre les arbres le sentier qui montait vers le château de Phaïssans. Elle ne traversa pas le village mais se faufila dans les sous-bois pour se diriger vers sa maison. Elle connaissait par coeur les chemins détournés pour y arriver.
Debout sur un petit tertre, elle s’arrêta cependant. Devant elle se trouvait le lac. Étrangement, une ville en construction flottait au milieu de l’étendue tranquille. Des tours et des coupoles dorées émergeaient d'échafaudages et se dressaient au-dessus de l’onde. Cette apparition semblait irréelle. C'était à peine si quelques risées troublaient la surface. Une légère brume montait des eaux et enveloppait les berges de mystères. Les arbres et les roseaux qui poussaient sur les rivages avaient des silhouettes fantomatiques qui se diluaient dans le flou de l'atmosphère. Comme cette vision était familière ! Elle apportait la paix de l’âme.
Courageusement, Guillemine descendit du monticule et poursuivit son chemin dans la forêt. Elle reconnaissait les sentiers où elle s’était promenée avec Martagon. Elle revoyait avec tendresse les endroits où ils s’étaient arrêtés pour admirer un arbre ou cueillir une plante rare. Elle arriva bientôt à la clairière où se dressait la maison champignon. La cheminée fumait. Le fin panache sombre s’élevait tout droit vers le ciel. Toutes les portes et les fenêtres étaient ouvertes. Des enfants couraient, jouaient dans la cour devant l’entrée. Une odeur de soupe qui cuit dans la marmite lui parvint. Elle s’approcha, le cœur serré.
Une autre famille que la sienne habitait sa maison.
Elle hésitait à pénétrer dans cet endroit qui ne lui appartenait plus. Elle n’en avait pas le droit. Mais c’était plus fort qu’elle. Elle avait envie de revoir l’intérieur de son foyer, là où elle avait vécu si heureuse et mis au monde ses bébés. Elle se dit qu’après tout elle n’avait rien fait de mal. Des étrangers s’étaient appropriés sans complexe cette maison qui n’était pas à eux. Alors elle s’avança et passa le seuil.
La pièce principale était plus petite. Les extensions que Guillemine avait jadis créées pour loger sa famille avaient disparu. La maison était redevenue telle qu’elle était quand elle y était entrée pour la première fois, c'est-à-dire triste comme un bonnet de nuit. Elle avait été conçue pour une seule personne, Martagon, et non pas pour une tribu. Il n’y avait pas d’étage non plus. Ni de chambres avec des fenêtres qui donnaient sur le jardin. En partant, Filoche avait supprimé tout ce qui avait personnalisé la maison champignon à l’image de leur famille. Guillemine lui en était reconnaissante. Leur existence heureuse n’appartenait qu’à eux.
Guillemine regarda autour d’elle. Ces pauvres hères vivaient dans une trop petite demeure avec leurs nombreux enfants. Elle vit des lits de paille contre les murs et un homme couché sur le sol, visiblement très malade. La femme était assise près du feu. Elle cousait à la lumière des flammes et, de temps à autre, tournait un bâton de bois dans le chaudron. Guillemine aperçut dans le mur la porte magique qui masquait l’entrée de la cave. Dissimulée sous le voile d’invisibilité, elle se faufila à travers et descendit les marches jusqu’au laboratoire.
Tout avait été vandalisé. Il ne restait rien, ni littérature ni médecine. Mais Guillemine était une sorcière. Elle se souvint de formules magiques apprises par cœur. Elle fit tourner ses mains en psalmodiant et les fragiles fioles de verre se reconstituèrent. Puis elle activa le feu sous un petit chaudron posé sur un trépied. Elle jeta au fond du récipient quantité d’herbes et de composants qu’elle avait ramassés pendant son voyage. Bientôt un liquide ambré se mit à bouillonner et une légère vapeur s’échappa de la marmite.
Quand la potion fut prête, Guillemine la versa dans les fioles à l’aide d’une louche et éteignit le feu. Puis elle remonta dans la pièce principale. L’homme agonisait. Si elle ne faisait rien, la femme se trouverait bientôt seule pour nourrir et élever ses enfants. Guillemine tourna sur elle-même, toujours enveloppée du voile transparent. Aussitôt, les murs s’écartèrent pour donner plus d’espace à la pièce. Un épais rideau s’accrocha à une poutre du plafond, séparant la pièce en deux parties. Les lits de paille furent remplacés par des couches avec des matelas de laine et des couvertures chaudes.
La femme s’était redressée en voyant tous ces miracles. Elle croyait défaillir. Les enfants sur le seuil criaient et pleuraient.
– Il y a une bonne fée qui nous aide, s’exclamait la mère.
Guillemine déposa les fioles sur la table en bois. Elle venait de donner quelques gouttes à l’homme qui se levait déjà. Quand la femme aperçut son époux qui marchait, elle s’évanouit. Il se précipita pour la soutenir.
Avant de partir, Guillemine s’approcha de la cheminée et passa la main au-dessus du chaudron. La soupe liquide qui chauffait s'épaissit et devint nourrissante. Puis elle esquissa un sourire. Au moins, cette famille ne mourrait pas de faim et vivrait désormais plus à l’aise.
Guillemine sortit de la maison champignon sans se retourner. Elle savait qu’elle n’y reviendrait jamais. La place était prise. Ce n’était plus chez elle. Elle eut un pincement au cœur mais poursuivit sa route. Derrière elle, elle laissa un tas de vêtements et de chaussures sur lequel les enfants se précipitèrent.
– Ils auront chaud. Et le père pourra à nouveau travailler et ramener à manger pour les siens, se dit-elle.
Elle poursuivit son voyage par un lieu emblématique. Elle n’y était jamais allée, mais il lui semblait impossible de quitter définitivement Phaïssans sans se rendre au palais du roi Xénon. Arrivée au pied de la montagne, elle leva les yeux vers le sommet. Il était masqué par une couronne de nuages au coeur de laquelle se cachait le château.
Elle gravit le sentier caillouteux qui menait tout en haut. Le chemin était tortueux, il s’élevait au milieu des bois et paraissait ne jamais vouloir finir. Mais chaque nouveau virage la rapprochait de son but. Plus elle gagnait de l'altitude, plus elle pouvait admirer les vallées profondes qui se déployaient tout autour. Les contreforts de la chaîne de montagnes qui s’étendaient au nord du château étaient couverts de forêts sombres et de roches escarpées. Des rivières et torrents coulaient au fond des précipices. De temps en temps, elle s’arrêtait pour respirer et regarder le paysage à couper le souffle. Elle croisait des charrettes tirées par des mules qui descendaient la pente. Les paysans guidaient les bêtes pour qu’elles ne tombent pas dans les ravins. Enfin elle atteignit l’esplanade, face au pont levis. Il y avait des gardes lourdement armés postés autour de l’entrée. Personne ne la vit pénétrer dans la cour du palais.
Découvrant l’immense édifice fortifié, Guillemine se promena dans les différentes parties du château. Elle visita le donjon mais n’entra dans aucune pièce. Elle parcourut les couloirs. Elle écoutait avec attention les domestiques en plein travail qui se parlaient entre eux. Dans les cuisines, elle apprit ainsi qu’il existait une bibliothèque dans la tour des archives royales dont les étages abritaient des savants. Elle s’y rendit par curiosité. En traversant la cour, elle croisa une gamine qui courait avec un chien noir. La petite fille avait des yeux si intelligents que Guillemine s’arrêta et se retourna pour l’observer. L’enfant pénétra dans le donjon. Avant de disparaître dans le bâtiment, elle jeta un regard intrigué en arrière. Il n’y avait personne, mais la petite avait perçu quelque chose d’inhabituel. Guillemine salua sa sensibilité.
Elle gagna la tour des archives. Les portes y étaient partout grandes ouvertes. Outre le bibliothécaire, il y avait dans les étages un généalogiste, un cartographe et un astronome. Guillemine s’intéressa soudain au cartographe. Il possédait peut-être des documents qui l’aideraient pour son voyage. Elle grimpa l’escalier en colimaçon jusqu’à l’office du savant et entra. Le vieil homme voûté était penché sur une carte. Il écrivait des caractères anciens avec frénésie. L’extrémité de son bonnet de coton tombait sans cesse sur ses yeux et recouvrait les verres de ses bésicles carrées. Il la repoussait d’une main leste dont le bout des doigts était taché d’encre. Sa longue barbe s’étalait sur le parchemin mais il n’y prêtait pas garde. Guillemine s’approcha lentement pour regarder la carte de plus près.
C’était un planisphère. Les représentations des territoires n’y avaient pas toutes la même précision. Les contrées lointaines restaient floues, seuls les contours étaient esquissés. Le cartographe se releva et s’approcha de la fenêtre. Il semblait chercher une inspiration, ou peut-être une explication à ses réflexions. Guillemine examina le parchemin. Son doigt parcourait les dessins. Il passa sur celui d’un volcan situé sur une presqu’île. Sans que Guillemine eut fait quoi que ce soit, une tache minuscule apparut soudain sur le cratère arrondi. C’était le symbole d’un arbre étrange. C’était un signe, à n’en pas douter.
Guillemine eut alors une certitude.
– C’est là que je reverrai Martagon, se dit-elle.
Aussitôt, elle mémorisa la carte et le chemin qu’il fallait suivre pour arriver sur la presqu’île. Elle s’écarta soudain car le cartographe se précipitait à nouveau sur la planisphère. Il se remit à tracer des caractères runiques, juste sous la représentation de l’arbre. Il se fustigeait de ne pas avoir remarqué ce symbole plus tôt. Mais il avait complètement oublié d’où provenait cette information.
Tandis qu’il grommelait, Guillemine riait sous cape en s’éloignant. Elle descendit l’escalier en colimaçon qui desservait les différents étages de la tour. Quand elle sortit dans la cour, l’ardeur du soleil la surprit. Il faisait bon entre les épais murs de pierre des archives royales. Dehors il faisait trop chaud. Elle remonta quelques marches pour se réfugier dans la bibliothèque. Elle attendrait le soir pour quitter le château. A cette heure du jour, la fournaise qui régnait dans la cour et probablement sur le sentier de la montagne était insupportable.
Guillemine s’avança dans l’antre des livres. Il y en avait des monceaux de tous côtés. Elle se faufila entre les tables et les piles entassées et s’arrêta soudain. Devant elle, assis sur un escabeau de bois se trouvait un homme très maigre vêtu de noir. Il pestait entre ses dents en lisant un grimoire. Par curiosité, Guillemine s’approcha et regarda par-dessus l’épaule du personnage. C’était un traité de médecine. L’homme avait du mal à déchiffrer la calligraphie très pâle et presque effacée. Voulant l’aider, Guillemine passa sa main sur les pages très abîmées. L’espace de quelques instants, les caractères devinrent nets.
– Çà alors ! s’exclama l’homme ! Moorcroft, tu n’as pas perdu ton temps … Tu as découvert quelque chose de très précieux ! La pimpiostrelle … une fleur jaune aux très grands pouvoirs de guérison … qui pousse dans les montagnes de Vallindras. Hum … c’est une information qui va me servir un jour …
Le vieil homme continuait à marmonner et il amusait beaucoup Guillemine.
– Vallindras ? disait-il en faisant un petit bruit de gorge désagréable. C’est le royaume du roi Matabesh, là où il élève ses fameux oiseaux dragons. Ha ! ha ! ha ! Matabesh, si imbu de lui-même … c’est donc l’un de tes secrets …
Moorcroft continua à tourner délicatement les pages du livre avec ses doigts crochus. Mais les caractères étaient à nouveau illisibles. Alors il haussa les épaules et referma le grimoire. Il se leva et revint poser le volume au milieu d’autres manuels de médecine. Il le poussa habilement dans le fond de l’étagère jusqu’à le faire disparaître derrière d’autres manuels.
– Il n’est pas bien intentionné, pensa Guillemine à cet instant. Il n’a pas envie de partager son savoir. Je n’aurais pas dû l’aider.
Elle erra au milieu des livres pendant un petit moment. Elle vit partir Moorcroft et arriver le bibliothécaire. C’était un homme silencieux et investi dans sa mission. Il prit place sur un tabouret et se mit à écrire sur un parchemin. Elle s’assit en face de lui et le regarda se concentrer sur sa tâche. Lorsqu’elle releva la tête, le soir tombait. La luminosité avait déjà diminué. Avant qu’il ne fasse tout à fait nuit, Guillemine se mit en route. Elle traversa la cour et le pont levis, et se retrouva sur l’esplanade à l’extérieur du palais. Elle avait à peine atteint le début du chemin qui descendait en bas de la montagne qu’elle entendit des pas légers derrière elle. Une silhouette rapide la dépassa en courant.
Guillemine, qui faisait attention où elle mettait les pieds, leva la tête et aperçut une belle jeune fille à la longue chevelure brune qui bondissait entre les rochers. Elle disparut brusquement derrière l’un d’eux. Intriguée, Guillemine la suivit. Un peu plus bas, elle vit l’inconnue se glisser derrière un rideau d’arbres. Elle courut derrière elle, dévala une galerie en forte pente qui menait à une plate-forme où était arrimée une cage de bois. Elle eut juste le temps de grimper avec la jeune fille dans l’étrange cabine. La fille desserra le frein qui retenait le monte-charge et tourna la manivelle. La cage se mit à descendre en grinçant dans le noir absolu.
– Qui que tu sois, sache que je sais que tu es là, murmura la fille. Es-tu un espion à la solde de Xénon ? Je suis Zilia, la fille du roi et de la reine Roxelle. Nous arrivons dans le royaume des Ténèbres.
Guillemine resta muette. Elle regrettait sa précipitation. Qu’avait-elle voulu faire en sautant dans ce monte-charge ? Elle n’avait pas imaginé que la créature qui courait devant elle était Zilia, la fille de Roxelle. La fille d’une sorcière avait forcément des sens aiguisés. Elle s’était rendue compte de sa présence.
Zilia arrêta la cage en pleine course.
– Dis-moi qui tu es et ce que tu fais ici, et je te laisserai partir, dit-elle.
– Je suis Guillemine, répondit Guillemine sans retirer son voile d’invisibilité, c’était inutile dans le noir. Mais désormais, je m’appelle Mina. Et je cherche mon époux, Martagon.
– Martagon ? s’écria Zilia. Je l’ai vu il y a des années. Nous nous sommes croisés dans un champ par ici. Il partait pour Skajja, chercher un guérisseur pour la mère de ses enfants. Je me souviens du nom de sa maladie. Elle avait le malédictopon.
– C’est bien de moi dont il s’agit, murmura Guillemine. Quand je suis arrivée à Phaïssans, j’ai eu envie de rencontrer ta mère pour qu’elle m’exorcise. Car je me croyais possédée. J’avais un caractère épouvantable et je me faisais détester par tout le monde. J’étais victime d’une malédiction et j’ai été odieuse avec Martagon. Je n’ai pas cessé de lui mentir. Et lui a toujours été le meilleur des hommes. Et puis je me suis installée avec lui dans la maison champignon et je suis devenue la mère de ses enfants. Je n’ai finalement jamais rencontré Roxelle, Mais hélas, la malédiction a continué son œuvre.
– Et que fais-tu ici aujourd’hui ? demanda Zilia.
– Je vais le rejoindre, expliqua Guillemine.
– Il n’est pas encore revenu ? s’étonna Zilia.
– Non, je ne l’ai jamais revu, murmura Guillemine avec tristesse.
– C’est une terrible histoire, dit Zilia. Inutile que tu rencontres Roxelle, elle est toujours de très mauvaise humeur. Je suis allée au château rendre visite à Moorcroft, le conseiller du roi. Il me donne des nouvelles que je dois rapporter à ma mère. Cela attise sa jalousie et sa haine. Alors je vais te mener à la sortie du palais des Ténèbres et tu reprendras ta route.
Zilia desserra le frein et actionna la manivelle. La cage reprit sa descente. Quand elles furent arrivées en bas, elles sortirent du monte-charge et se trouvèrent dans une galerie plongée dans l’obscurité. Zilia guida Guillemine dans le noir. Elles marchèrent jusqu’à une cascade qui masquait l’entrée du château souterrain. Une pâle lumière filtrait derrière le rideau transparent. Guillemine traversa la chute d’eau et quitta le palais des Ténèbres. Zilia se tenait debout à côté de la cascade.
– Bon voyage, Mina, dit-elle en faisant demi-tour avant de disparaître dans l’onde protectrice.
Guillemine regarda un instant la beauté de l’endroit, au pied de la montagne de Phaïssans. Il faisait nuit et le ciel était éclairé par la pleine lune. Sa puissante lumière blafarde inondait la clairière et le petit lac où se jetait la cascade. Les myriades de gouttes qui jaillissaient retombaient irisées par les rayons de l’astre de nuit.
Guillemine étendit la main sous l’onde claire et fraîche. Puis elle s’éloigna de l’entrée secrète du palais. Elle releva le voile de transparence et regarda le reflet de son visage dans le lac. Elle ne se reconnaissait pas.
– Je suis en train de me métamorphoser, se dit-elle. Je suis devenue Mina, une autre personne.
Fragilisée et bouleversée par les événements de la journée, elle reprit sa route. Chemin faisant, elle eut la sensation d’étouffer sous le voile transparent. Elle l’ôta aussitôt. Il lui sembla que les parfums de la terre et des plantes étaient différents, bien plus puissants. Elle se sentit plus vivante. A cet instant, elle entendit un bruissement d’ailes au-dessus de sa tête. Elle leva les yeux.
– Helmus ! s’écria-t-elle avec joie en voyant le corbeau qui se posait sur une branche. Tu me suivais ? Mais comment faisais-tu quand j’étais invisible sous le voile ? As-tu donc de petites antennes toi-aussi ? Je pars pour le bord de mer. Tu viens avec moi ?
L’oiseau croassa. Son cri rauque retentit dans la nuit. Le son grave fit sourire Guillemine. Elle avait retrouvé un ami. La grande solitude qu’elle éprouvait depuis quelques jours devint plus légère à supporter. Le corbeau voleta lourdement et vint se poser sur son épaule. Ils marchèrent dans la nuit, s’éloignant de Phaïssans.
Ils longèrent le lac. Dans la pénombre, les eaux calmes reflétaient davantage le rayonnement intense de la pleine lune. Tout le paysage se déclinait en noir et blanc. Les teintes se déployaient depuis les clartés laiteuses de l’onde à l’ébène le plus profond, en passant par toutes les variétés de gris. Dans la brume qui enveloppait sans cesse les contours du lac, les arbres étiraient leurs troncs et leurs branches comme autant de corps, de bras et de mains qu’un peuple en marche. Guillemine n’avait pas peur, mais elle devait reconnaître que cette vision était effrayante. Au milieu de la surface immobile, la ville en construction dormait paisiblement. Parfois, un poisson bondissait hors de l’eau, formant des bulles puis replongeait sous la surface avec un doux bruit. Le silence régnait, à peine perturbé par la course furtive d’un renard ou les bonds d’un lièvre dans les hautes herbes.
Guillemine comprit qu’Helmus dormait sur son épaule. Il avait posé sa tête dans le creux de son cou. Elle avisa soudain derrière un saule une barque attachée. Elle s’approcha. La frêle embarcation devait être abandonnée. Le fond était percé et de l’eau croupie y stagnait. D’une main leste, elle incanta quelques sorts. Elle chassa d’abord la boue puante, et répara ensuite le bateau. Elle remplaça les planches putréfiées, joignit celles qui étaient écartées, calfata les fentes à l’aide d’étoupe et recouvrir le fond d’un enduit magique pour rendre la coque étanche. Lorsque la barque fut remise à flot, elle grimpa dedans et s’assit sur le banc. Prenant Helmus endormi dans ses mains, elle le déposa délicatement sur une couverture qu’elle sortit de sa besace. Puis elle détacha la chaîne rouillée qui maintenait le bateau à terre et se laissa dériver. Quand elle fut suffisamment loin du bord, elle ramassa les deux avirons pourris et se mit à ramer. L’exercice ne lui demandait pas beaucoup d’effort. Elle se laissait guider par la force du lac et par la magie.
Au petit matin, après avoir traversé les ondes calmes, la barque atteignit l’endroit où s’évacuaient les eaux du lac. Elles se déversaient dans un cours d’eau qui descendait vers le sud, jusqu’à la mer. Au début, l'émissaire était un simple torrent tumultueux. Rapidement les berges s’élargissaient et la rivière devenait un fleuve paisible. Le passage de l’exutoire fut un peu complexe à cause de la violence des courants et des tourbillons. Mais la barque, consolidée par les solides réparations de Guillemine, supporta les rapides et bientôt ils naviguèrent à nouveau en eaux calmes.
Guillemine avait à peine besoin de donner un coup de pagaie de temps à autre pour maintenir la barque dans la bonne direction. Le courant poussait irrémédiablement le bateau vers l’aval du fleuve. Lorsqu’il fit jour, quelques paysans remarquèrent l’embarcation qui dérivait le long des berges, mais nul n’y prêta attention. Helmus dormait sur le plancher de bois, roulé dans la couverture. Guillemine se laissait porter par le flot régulier, ses cheveux défaits flottaient au vent.
La descente de la rivière dura plusieurs jours. La barque avançait lentement, le courant était par endroit paresseux. Quand elle passait devant des hameaux de pêcheurs construits sur les rives, Guillemine s’enveloppait dans le voile transparent. Les villageois regardaient cette embarcation folle qui descendait le fleuve. Certains essayèrent de l’attraper à l’aide de gaffes. Mais même s’il n’était pas très rapide, le courant entraînait le fragile esquif bien trop vite pour qu’il puisse être happé avec une perche. Les pauvres gens voyaient cette proie facile leur échapper sans aucun espoir de la récupérer. La barque s’éloignait en ballotant sur le flot, provoquant des soupirs de déception.
Plus Guillemine et Helmus approchaient de l’embouchure, plus la vitesse du bateau augmenta. L’embarcation tangua même sérieusement lorsqu'ils atteignirent l’estuaire. Le fleuve s’élargit. L’eau douce se mélangea avec les eaux marines. Maniant habilement ses avirons, Guillemine fit échouer la barque dans les roseaux qui bordaient les rives. Secoué par l’accostage brutal, Helmus s’envola vers l’arbre le plus proche en protestant. Guillemine attrapa sa besace et bondit sur le sol boueux. Elle s’agrippa aux plantes et aux racines pour grimper jusqu’au sentier qui longeait les berges. Après avoir heurté le bord escarpé, la barque était déjà repartie vers le milieu du fleuve. Ballotée par le courant, elle dérivait vers la mer en tournant sur elle-même.
Debout sur le chemin, dissimulée derrière un rideau d’arbustes, Guillemine regardait l’océan tout proche. Un bourg se nichait sur la rive opposée de la rivière, à l’embouchure. Des barques de pêche entraient et sortaient entre les jetées qui protégeaient le port. Depuis son observatoire, Guillemine voyait la population en pleine effervescence. C’était probablement jour de marché. De nombreuses carrioles circulaient sur les routes alentour.
Guillemine contourna la ville par l’est en direction de la mer. Après avoir longé les champs cultivés, les fermes et les bosquets, elle atteignit le bord de l’océan. Devant elle, une longue plage s’étendait jusqu’à l’infini. Au bout, se trouvait Astarax. Mais Guillemine n’avait pas envie d’y retourner. Elle songeait à prendre un bateau. Elle se souvenait des sirènes aux belles chevelures qui s’amusaient sur le sable et dans l’écume. L’océan restait une énigme pour elle. Elle voulait naviguer sur cette masse indomptable qui la fascinait.
Debout sur le rivage, elle regardait les vagues venir mourir à ses pieds. Peu à peu, elle laissa son imagination prendre le dessus. Elle se voyait à califourchon sur le dos d’un dauphin, bondissant sur la crête des flots. Ses cheveux volaient dans le vent et elle sentait la brise et les embruns baigner son visage. Tandis qu’elle faisait de merveilleux rêves chimériques, elle perdit toute notion de l’espace et du temps. Même Helmus, qui s’était perché sur son épaule, ne parvenait pas à la sortir de ses divagations par une petite caresse de son bec. Elle ne vit pas la conque de Lamar s’approcher sans bruit du rivage. Inconsciemment, elle avait laissé glisser le voile d’invisibilité le long de ses bras jusqu’à terre, et elle apparaissait au grand jour.
Lamar la regardait depuis son char. Il s’amusait d’avoir enfin trouvé cette créature qui l’avait intrigué, lorsqu’il était venu chercher les sirènes sur la plage. Cette fille s’était alors cachée. Mais aujourd’hui, elle avait fait tomber le masque. Sans savoir qui elle était, il était certain qu’il s’agissait bien d’elle. Elle était petite et ravissante. Mais en cet instant, elle semblait absente. L’expression de son visage était indéchiffrable, comme si elle dormait. L’oiseau sur son épaule tentait vainement de la réveiller. Lamar s’approcha encore et se mit à parler d’une voix de stentor.
Aussitôt, Guillemine sursauta et revint dans le monde réel.
– Pardon, dit-elle d’une voix musicale. Je m’étais endormie.
Charmé par la beauté de cette femme et par son timbre mélodieux, Lamar bondit hors de son char et s’approcha.
– Qui es-tu ? demanda-t-il d’une voix douce, inhabituelle chez lui.
– Guillemine, répondit-elle. Ou plutôt Mina. J’ai envie de changer de nom. J’ai envie de tout changer. Et voici mon corbeau, Helmus. Je suis une sorcière et je viens d’Astarax. Et toi, qui es-tu ?
– Je suis Lamar, roi des Mers. Que faisais-tu l’autre jour à nous observer, mes sirènes et moi au bord de l’eau ?
– Tu m’as vue ? s’étonna Guillemine en ramassant le tissu tombé à terre. Pourtant je portais le voile d’invisibilité.
– Je ne t’ai pas vue, mais je savais que tu étais là. Que fais-tu donc ici ? demanda Lamar.
Les mots sortirent tout seuls de la bouche de Guillemine. Ils se bousculaient, elle voulait tout dire à la fois. Elle raconta son histoire à ce géant inconnu qui lui parlait sur la plage. Lamar écoutait. Il était attentionné, attendri par cette minuscule femme qui avait tant souffert.
– Tu veux rejoindre ton époux ? dit-il.
– Oui, fit Guillemine. Il devait aller à Skajja, chercher un guérisseur pour me soigner.
– Je ne peux pas t’aider, ajouta Lamar. Je ne sais pas où se trouve la ville de Skajja. Elle n’est pas au bord de la mer.
– En réalité, je n’ai aucune idée de l’endroit où il se trouve, poursuivit Guillemine. Je crois que je vais le rejoindre en haut d’un volcan. Je l’ai vu sur une carte. Mais je ne suis sûre de rien, ce n’est qu’une intuition.
– Tout ceci est bien imprécis. Veux-tu que je t’emmène quelque part ? proposa Lamar.
– Dans ta merveilleuse conque marine ? s’écria Guillemine.
– Absolument, répondit Lamar en éclatant de rire.
– Je voulais naviguer sur l’océan, murmura Guillemine en rougissant. Tout à l’heure quand tu es arrivé, je rêvais que je chevauchais un dauphin.
– C’est beaucoup plus simple en voyageant dans le char. Alors viens à bord, je t’emmène où tu voudras.
– Allons à Athaba. Nous passerons devant Astarax sans nous arrêter. C’est exactement ce que je veux, dit Guillemine. C’est à Athaba que je commencerai à chercher Martagon.
Tendant la main, Lamar aida Guillemine à monter dans le quadrige. Helmus, qui s’était envolé à l’approche du roi, revint se poser sur l’épaule de la jeune femme. Puis le roi des Mers bondit dans l’habitacle et saisit les rênes. Sous son impulsion, les dauphins qui nageaient à proximité s’élancèrent. Bientôt la conque vola au-dessus de la houle. Elle allait si vite que Guillemine n’aperçut même pas les contours d’Astarax quand ils longèrent la ville. Elle se retrouva bientôt sur la plage à l’ouest d’Athaba.
– Si tu as envie d’un autre voyage, appelle-moi, dit Lamar qui était resté dans son char. Voici un coquillage magique avec lequel tu peux me parler. Je viendrai te chercher.
– Merci Lamar, pour ta courtoisie et ton élégance. A mon tour, je voudrais te faire un cadeau pour te prouver ma reconnaissance. Mais je n’ai rien à offrir, se lamenta-t-elle. Je n’ai que des potions minables dans ma besace.
– Je suis heureux de t’avoir rendu service, tel est mon cadeau, fit Lamar. Nos mondes sont étrangers les uns aux autres, celui de la terre et celui de la mer. Parfois, il arrive comme aujourd’hui qu’ils se rencontrent. Un jour, j’aurai peut-être besoin de toi, et tu te souviendras alors que nous sommes amis.
Guillemine passa autour de son cou le fil d’or au bout duquel pendait le coquillage. C’était le précieux témoignage de l’amitié de Lamar.
– Grâce à toi, Lamar, je peux poursuivre mon voyage pour retrouver Martagon. Je vais le chercher à Athaba.
– Au revoir Mina, n’oublie pas de m’appeler si tu as besoin de moi.
Lamar fit un petit signe de tête amical et lança ses dauphins. La conque prit de la vitesse. Guillemine la regarda longuement s’éloigner au-dessus des flots marins puis disparaître à l’horizon.
Elle fit demi-tour et se dirigea vers la ville d’Athaba. Elle pénétrait dans un monde totalement étranger, inconnu, et ressentait forcément une certaine appréhension. Elle s’enveloppa dans le voile d’invisibilité tandis qu’Helmus s’envolait vers les toits des premières maisons. Sans faiblir, elle releva la tête et avança d’un pas décidé vers le petit port en contrebas.