Chapitre 9

Les années avaient passé dans la grande maison d’Astarax. Sous la coupe d’Alix qui ne baissait jamais la garde, Filoche avait élevé les bébés de Guillemine. Ils étaient devenus des enfants turbulents. Ils couraient sans réfléchir dans les dédales de couloirs et se perdaient sans cesse. Alors ils hurlaient de frayeur pour que quelqu’un vienne les chercher. Et ce quelqu’un était toujours Filoche. Depuis des années, elle était harassée de travail. Épuisée de s'occuper plus souvent de quatre enfants que de deux, elle avait beaucoup vieilli. 

 

Elle avait tant à faire avec les garnements qu’elle n’avait jamais le temps de penser à Guillemine et encore moins à la chercher. Sa vie était d’une monotonie effrayante. Chaque journée s’écoulait, pareille à la précédente, sans joie, sans satisfaction, sans avenir. Elle accomplissait les mêmes tâches éprouvantes et dévalorisantes du matin jusqu’au soir, et s’écroulait morte de fatigue sur son lit. Elle dormait d’une traite pendant la nuit et reprenait le cours de ses activités le lendemain matin. Rien n’était jamais modifié dans cet emploi du temps. Même les menus des repas restaient identiques. Seuls les enfants changeaient. Ils grandissaient. Ils se transformaient.

 

Incapable de rester enfermée toute la journée entre les quatre murs de la nurserie, Filoche sortait le plus souvent possible. Toutes les occasions étaient bonnes pour quitter sa prison. Le plus souvent elle emmenait les enfants en promenade dans les couloirs. Elle vérifiait leur bonne éducation lorsqu'ils rencontraient quelqu’un et saluaient poliment. Jamais personne ne prenait la peine de les saluer en retour. Les sorciers et les sorcières étaient bien mal élevés. Fréquemment, Filoche courait dans les labyrinthes pour rattraper les enfants fugitifs qui s’étaient sauvés pour la faire enrager.

 

Ils étaient forts, en bonne santé, et bien nourris. Ils ne manquaient de rien, sauf peut-être de l’amour de leur mère et de leur famille. Mais il était inutile d’y songer. Guillemine avait disparu. Maggie n’avait jamais réapparu. Quant à Spyridon, il avait disparu et sa bibliothèque aussi. La porte n’apparaissait plus dans le mur. Il n’y avait plus aucune trace de lui dans la maison. 

 

Filoche avait suivi l’affaire de loin. Elle avait glané des bribes d’informations ici ou là, captées dans des conversations entre sorciers et sorcières qu’elle croisait dans les couloirs. Elle avait appris qu’Alix était exaspérée par les allées et venues incessantes de Spyridon. Il fourrait son nez partout dans ses affaires à elle. Il lui posait des questions sur sa fille, voulait savoir où elle se trouvait, comment elle allait. Alix ne répondait jamais, ce qui énervait Spyridon qui posait davantage de questions. Ce cercle vicieux n’avait pas d’issue. Aussi, pour se débarrasser de ce personnage gênant qui ne se taisait jamais, Alix l’avait chassé de la maison. 

 

Filoche était sidérée qu‘Alix mette Spyridon, le mari de sa fille et le père de Guillemine, à la porte. Où le pauvre homme avait-il pu aller, lui qui était si distrait et si éloigné des affaires du monde ? Il était incapable de se débrouiller tout seul. Cela lui paraissait d’une extravagance folle. Mais Alix n’avait jamais rien fait pour retrouver Maggie, alors pourquoi se serait-elle préoccupée du bien-être de son gendre ? Cette femme était une ignominie. Heureusement, Filoche avait peu de temps pour méditer sur de pareils sujets. Ses activités reprenaient rapidement le dessus. Elle avait bien vite oublié Spyridon et ses frasques, noyée dans ses tâches du quotidien.

 

Cependant, bien qu’elle fut débordée par ses propres occupations, Filoche voyait bien que des choses changeaient dans la maison. Imperceptiblement. Il lui semblait qu’Alix perdait peu à peu de son pouvoir. D’abord, il était évident que la maisonnée avait été réduite. Le nombre de sorciers et de sorcières hébergés dans la maison avait diminué. Plusieurs couloirs où se situaient les entrées des appartements où ils vivaient n’existaient plus. Désormais, le labyrinthe, ou du moins ce qui en restait, était presque vide. Peu de personnes déambulaient le long des murs. La maison rétrécissait. Le jardin avait maintenant une forme de courette sombre où le soleil ne brillait jamais. L’arche était devenue une simple porte voûtée. L’une des ailes qui donnait sur la cour intérieure avait disparu. Il ne restait plus que la paroi nue. Le grand escalier qui menait aux étages était désormais fait d’étroites marches en bois. Les étages supérieurs n’étaient plus accessibles, d’ailleurs ils avaient probablement cessé d’exister eux aussi. Il avait subsisté pendant quelques jours un frêle escalier en colimaçon pour monter en haut de la tour dans la chambre d’Alix. Mais très récemment, ces quelques marches s’étaient évaporées et Alix logeait désormais au sous-sol dans une pièce insalubre.

 

La sensation d’oppression pour ceux qui vivaient encore dans la maison était permanente. Il se passait quelque chose d’anormal. La demeure avait perdu de sa superbe. Elle devenait une masure insalubre, presque une ruine. La cour n’était plus entretenue. Des herbes folles poussaient entre les pavés. La nuit, des rats la traversaient furtivement. Quelques créatures mal vêtues et honteuses marchaient encore dans les couloirs, mais elles traînaient lamentablement des pieds et semblaient prêtes à défaillir au moindre souffle.                                          

 

Filoche se demandait ce qui pouvait provoquer ces changements. Elle finit par les attribuer à la baisse des capacités d'Alix. Au départ, elle avait imaginé que c’était peut-être à cause de Spyridon. Parce qu’il était le seul sorcier à s’opposer à elle et qu’elle s’usait à lutter contre lui. Mais Alix avait un tel pouvoir sur son pauvre gendre qu’il aurait bien été incapable de la contrer. D’ailleurs, son départ n’avait pas arrêté la dégradation des compétences d’Alix. Au contraire, elle se poursuivait inéluctablement. Chaque jour, de nouvelles preuves de cette déchéance étaient visibles. Pourtant, Alix avait aussi éliminé les sorcières susceptibles de lui porter préjudice. Elle s’était débarrassée de Maggie et elle maintenait Guillemine dans un sommeil artificiel. Les deux femmes ne pouvaient donc pas être responsables du ralentissement de sa puissance. Elle dominait aussi FIloche dont elle contrôlait les moindres faits et gestes. 

 

Filoche imagina alors une autre théorie. Alix était aveuglée par son orgueil. Elle croyait avoir fait le vide autour d’elle et régner sans partage. Mais elle oubliait qu’une autre sorcière qu’elle sous-estimait habitait la même maison. Sa petite fille avait aussi des pouvoirs, dont personne ne mesurait l’étendue. Il n’était pas impossible que la présence d’Esmine impacte la magie autour d’elle et joue un rôle déterminant dans l’affaiblissement des pouvoirs de sa grand-mère.

 

Filoche se convainquait chaque jour davantage de la véracité de son hypothèse. Il était évident que l’influence d’Alix était de plus en plus réduite. Un événement inattendu vint soudain conforter sa théorie. C’était ce qu’elle avait espéré pendant des années sans jamais croire que cela puisse réellement arriver. Il advint un moment où les pouvoirs d’Alix furent si diminués que le sort d’enfermement qui maintenait Guillemine prisonnière vola en éclat. Sortie de nulle part, la jeune femme réapparut soudain dans la maison. Elle errait dans les couloirs comme une âme en peine. Elle semblait totalement perdue quand Filoche tomba par hasard nez à nez avec elle.

 

Filoche crut avoir une hallucination. Guillemine était si changée, si vieillie, si décharnée qu’elle se pinça instantanément pour vérifier qu’elle ne rêvait pas. Mais elle ne tarda pas à reprendre ses esprits. Elle attrapa les poignets de Guillemine où elle sentit le pouls battre faiblement. Passant son bras sous celui de la jeune femme, elle l’entraîna encore sous hypnose vers la nurserie. Elle ouvrit si brutalement la porte que celle-ci vint se cogner contre le mur avant de se rabattre. Filoche avait eu le temps d’entrer en poussant Guillemine devant elle. Elle repoussa le battant qu’elle ferma soigneusement au verrou et en protégea l’ouverture par un sort.

 

Assis à une table, Esmine et son frère étudiaient un vieux grimoire rédigé en runes. Avec des plumes et de l’encre, ils écrivaient sur des parchemins les formules magiques qu’ils devaient apprendre. Il y avait de nombreux dessins et des ratures sur la feuille, montrant que leur concentration sur l’apprentissage de leur art n’était pas optimale.

 

– Filoche, qui est cette sorcière ? dit Esmine d’une voix étranglée en se levant. 

 

A cet instant, sous le coup de l’émotion, elle se multiplia. Sasa et Addora apparurent à ses côtés, mêmes traits, mêmes mimiques, mêmes yeux coquins. Quand Guillemine vit que sa fille était devenue trois jeunes filles, ce fut comme si un déclic s’ouvrait en elle. Un large sourire illumina son visage qui rajeunit aussitôt. Les joues qui étaient creuses et ridées se remplirent comme par magie. La peau grise se détendit, perdit sa teinte triste, se lissa et une touche de rose apparut sur les pommettes. Les cernes s’estompèrent et les pupilles s’éclairèrent. Même les cheveux qui étaient ternes reprirent du volume et devinrent brillants. La transformation était si complète et si extraordinaire que les enfants restaient muets.

 

– Maman ? murmura Esmine, ou bien était-ce Sasa ou Addora ?

– Mes bébés, répondit Guillemine en s’approchant. 

 

Elle étendit les mains et réussit à entourer ses quatres enfants de ses bras. Elle embrassait leurs fronts et leurs cheveux, ses yeux ruisselants de larmes. Barnazon se serrait contre elle et frottait sa tête contre le flanc de sa mère. C’était un moment de pure intimité. Par pudeur, Filoche détourna la tête. Elle se demandait si elle assistait à un miracle. La vue de ses enfants avait fait sortir Guillemine de sa léthargie. Malgré la joie qu’elle ressentait, une peur terrible la taraudait. Qu’allait faire Alix quand elle s’apercevrait que Guillemine s’était échappée ?  

 

– Mais qu’est-ce que je fabrique ici, s’étonna Guillemine. Pourquoi avons-nous quitté la maison champignon pour venir ici, dans l’antre du diable ?

 

En peu de mots, Filoche expliqua tout. Guillemine pâlit en entendant que Martagon était parti dans une mauvaise direction. Elle poussa un cri de désespoir. Mais elle se reprit vite, elle ne devait pas se décourager malgré la situation catastrophique.

 

Gardant ses enfants autour d’elle, Guillemine se précipita en courant vers l’un des lits et se jeta dessus, faisant tomber les quatre petits sur le matelas avec elle. Ils se roulèrent sur les draps en riant comme des fous. Ils criaient, se chatouillaient, se donnaient des coups de coudes et des coups de pieds qui ne faisaient aucun mal, et profitaient sans retenue du bonheur d’être ensemble.

 

– Guillemine est toujours aussi peu mature, pensait Filoche en regardant les retrouvailles de la famille avec émotion. Elle a bien besoin du retour de Martagon pour élever ses enfants. La première chose qu’elle fait avec eux c’est de s’amuser. Or elle oublie que nous sommes chez Alix et que celle-ci ne plaisante pas. Enfin, j’imagine qu’elle en a besoin.

 

A cet instant, un grand coup fut frappé contre la porte.

 

– Quel est ce chahut dans cette chambre ? hurla Alix de l’autre côté du battant. Et pourquoi avez-vous poussé le verrou ? Que se passe-t-il ici ? Vous devriez être en train d’apprendre votre magie. Filoche ! Fais cesser tout de suite ce charivari.

– Oui, répondit Filoche. Je suis là. Ils vont se calmer, ils avaient juste besoin de se défouler quelques instants. 

 

Elle n’avait pas eu besoin de crier. En entendant la voix d’Alix, l’ardeur des enfants s’était tout de suite refroidie. Ils se redressèrent sur le lit et se regardèrent, prêts à éclater de rire tant ils avaient envie de recommencer à faire des galipettes. Mais le regard sévère de Filoche les empêcha de commettre une bêtise. Ils retournèrent s’asseoir à la table. Esmine redevint une seule jeune fille. Et ils se remirent à étudier les runes.

 

Filoche drapa son voile d’invisibilité sur Guillemine, lissa grossièrement le lit et vint débloquer le verrou. Derrière la porte, Alix fulminait de rage. Sa colère retomba quand elle vit les deux enfants sagement plongés dans leurs devoirs de lecture et d’écriture. Elle pénétra dans la nurserie et jeta un regard soupçonneux tout autour de la pièce. Elle ouvrit les portes des placards, les tiroirs et souleva les rideaux. Son pouvoir de divination était si faible qu’elle ne sentit pas la présence de Guillemine dissimulée sous le voile transparent. Elle n’avait d’ailleurs certainement pas imaginé l’existence de ce subterfuge, puisqu’elle méprisait les pouvoirs magiques de Filoche. Elle faisait juste une démonstration de force pour s’imposer comme elle en avait l’habitude. 

 

– Pourquoi cette excitation tout d’un coup ? questionna Alix en faisant volte face. Quelque chose s’est produit ? Vous aviez l’air de bien vous amuser.

 

Les deux enfants baissaient la tête et tentaient de masquer avec leurs mains les dessins et les ratures qui parsemaient les parchemins. Mais Alix ne s’intéressait pas à leurs études, elle ne vit même pas ce qu’ils avaient écrit. Elle voulait simplement qu’ils restent soumis. 

 

– Parfois, quand ils ont passé beaucoup de temps à étudier, ils ont besoin d’évacuer l’énergie accumulée pendant la période d’immobilité, murmura Filoche. Alors je leur accorde quelques minutes pour se détendre avant de reprendre leur travail. C’est leur récréation.

 

Elle n’était pas certaine qu’Alix se contente de cette explication succincte.

 

– Humf, répondit Alix qui semblait dubitative. Que ce chahut ne se reproduise pas. J’entends que vous soyez sages et studieux. N’oubliez pas que vous représentez l’avenir de la sorcellerie. Plus de récréation désormais, seulement du travail et du calme. On ne peut pas sérieusement apprendre dans le bruit. Et je ne veux plus de porte fermée au verrou. 

 

Avisant la serrure, elle la pointa du doigt et lança un sort de destruction. Le verrou se désagrégea, laissant un trou dans la porte.

 

– Vous ne pourrez plus vous cacher pour faire les idiots, dit Alix en ricanant. Et maintenant, remettez-vous au travail. Tout de suite. J’ai l’impression qu’il va falloir que je me charge moi-même de vous enseigner la magie. Mais j’ai peur, hélas, de ce que je vais trouver. Vous êtes des incapables, assurément. Enfin, je m’occuperai surtout d’Esmine. C’est elle dont je dois faire l’éducation parfaite. J’espère qu’elle se révélera un peu plus douée que ce que je vois aujourd'hui.

 

Sans attendre, elle quitta la pièce d’un pas traînant et rabattit la porte. Son œil apparut au niveau du trou.

 

– Je vous vois, s’écria-t-elle d’un ton malfaisant.

 

Et elle partit d’un rire sardonique dont l’intensité diminua à mesure qu’elle s’éloignait de la chambre. Barnazon dont les nerfs étaient faibles se mit à pleurer. Filoche s’approcha pour le consoler. Esmine trépigna. Guillemine apparut à nouveau en retirant le voile de transparence. 

 

Filoche s’approcha d’elle. 

 

– Tu ne peux pas rester dans la maison. Hélas, il te faut fuir., chuchota-t-elle. Elle est toujours aussi méchante.

– Mais je voudrais voir grandir mes enfants, protesta Guillemine.

– Alix ne veut pas de toi ici. As-tu vu comme elle traite les petits ? Pire que des animaux. Elle a peur d’Esmine, ajouta Filoche. Elle a peur de toi.

– Je sais, murmura Guillemine. Alix ne voulait pas que j’ai des enfants car elle redoutait que la capacité de duplication soit transmise à ses descendants. Elle craignait que leur pouvoir détrône le sien. Pas de chance pour elle, Esmine a reçu le don.

– C’est pourquoi Alix veut exercer son contrôle sur Esmine, dit Filoche. Pour l’instant, elle estime, à tort à mon sens, que ta fille ne représente pas encore un danger. Mais elle veut diriger elle-même l’apprentissage de sa petite fille.

– Elle même est dotée de ce pouvoir et le maîtrise complètement, expliqua Guillemine. Elle a été soulagée que je sois incapable de me dupliquer. Mais elle m’a toujours bridée pour que je n’aie pas d’enfants, en me gardant sous sa coupe. C’est pourquoi j’ai fini par m’enfuir, je ne supportais plus son emprise.

– Mais pourquoi a-t-elle permis à Maggie d’avoir un enfant ? s’étonna Filoche. Elle n’aurait couru aucun risque si tu n’étais jamais née.

– Orgueil de mégalomane, analyse Guillemine. Elle voulait tester les capacités de sa créature qui a trop bien réagi et a enfanté. Après, je pense qu’elle a voulu me voir grandir pour se conforter davantage.

– Tu dis qu’elle se dédouble elle aussi ? demanda Filoche. Je ne m’en suis pas aperçue … Mais cela pourrait expliquer bien des choses.

– Alix joue de nombreux personnages, qui vivent ici pour mieux espionner et contrôler la maisonnée, répondit Guillemine. Il m’a fallu du temps pour m’en apercevoir quand j’étais jeune. Mais quand j’ai mesuré sa nuisance, je n’ai plus eu qu’une idée en tête, m’enfuir. La maison champignon a été mon refuge, mon havre de paix.

– Mais alors, je comprends enfin ! s’exclama Filoche avec emphase. Maggie et Alix ne seraient-elles qu’une seule et même personne, tout comme Esmine et Sasa ? Maggie serait une duplication d’Alix ? Alors elle n’aurait pas disparu. Elle n’aurait pas quitté la maison. Elle se serait simplement réintégrée à Alix !

– Oui et non, reprit Guillemine. Alix a créé Maggie à partir d’elle-même. Ce n’est pas tout à fait la même chose que la duplication, car Maggie ne peut pas fusionner avec Alix. Elle n’est pas un véritable clone, elle est un être à part entière. Alix a modelé une créature qui doit lui obéir et qu’elle a doté de plusieurs aptitudes, dont celle de pouvoir enfanter. Mais Alix a si mal conçu sa fille qu’elle lui a donné un physique de géante, elle qui est toute petite. Maggie est malheureusement disproportionnée par rapport à la moyenne des femmes. Mais elle a aussi hérité de certaines dispositions à l’insu d’Alix, dont celle de transmettre la capacité à se dupliquer à ses enfants.

– Mais que s’est-il passé alors ? Quand Alix en a eu assez de Maggie, Maggie a cessé d’exister ? s’enquit Filoche, époustouflée. Elle s’est débarrassée d’elle ? Elle l’a transformée en poussière ? 

– Je ne peux pas te répondre, fit Guillemine. Je dirais plutôt qu’elle a suspendu les activités de Maggie, qu’elle l’a simplement mise en pause ou en veille quelque part, dans l’attente d’une future réactivation, comme elle l’a fait avec moi. 

– C’est vraiment très étrange, constata Filoche.

– La conception d’une créature comme Maggie est un fait unique pour Alix, expliqua Guillemine. C’est un acte très complexe, car une fois que la créature existe, il faut la contrôler. Or je ne suis pas certaine qu’Alix maîtrise totalement les agissements de Maggie. J’en ai eu plusieurs fois la preuve. Elle ne s’en occupe pas suffisamment. En réalité, elle préfère le sort de duplication dont elle se sert énormément. C’est beaucoup plus facile à manipuler. Mais elle en abuse. Elle se multiplie tellement qu’on finit par ne plus discerner les doublons des vraies personnes. C’est même oppressant, car on ne sait jamais si on a affaire à elle ou à quelqu’un d’autre. Elle en joue. Mais je trouve qu’elle a vieilli par rapport à mon souvenir. Cela signifie qu’elle se fait beaucoup de souci pour elle-même. Elle est dévorée par la peur de perdre son pouvoir. 

– Je me demandais, hasarda Filoche, si la présence d’Esmine et le développement de son savoir n’influaient pas sur la baisse des pouvoirs d’Alix.

– Tu as peut-être raison, réfléchit Guillemine. C’est une hypothèse qui a du sens.

– Et Charmille, la fausse nourrice ? C’était Alix ? s’enquit Filoche.

– Je ne sais pas, fit Guillemine. Mais c’est possible. Je comprends ta question. On se perd dans ce monde de clones créé par la toute puissance d’Alix.

– Tu es donc bien la fille de Maggie, analysa encore Filoche. Et il y a un peu d’Alix en toi, même si elle n’est pas véritablement ta grand-mère.

– Oui, confirma Guillemine. Je pense qu’Alix ne maîtrise pas totalement la part d’elle-même qu’elle laisse dans ses créatures. Elle n’a pas imaginé qu’en sautant une génération, je pourrais donner le jour à une fille capable de se dupliquer comme elle. 

– Tout s’éclaire, s’écria Filoche. Cessons de réfléchir maintenant. Nous devons agir.

 

Les enfants s’étaient rassemblés autour de leur mère et l’entouraient à la taille de leurs petits bras. Guillemine caressait leurs cheveux et leurs joues. Esmine ne se dédoublait pas. Elle voulait certainement garder sa mère pour elle toute seule, sans la partager avec ses sœurs. 

 

– Personne ne doit te voir, dit Filoche. Tu devras garder le voile de transparence jusqu’à ce que tu sois dehors. 

– Mais où irai-je ? s’inquiéta Guillemine. Tu dis que Martagon a quitté la maison champignon. Je ne sais pas où aller.

– Déodat, mon protégé, devait m’attendre dans une auberge sur la route, à la sortie d’Astarax, expliqua  Filoche. Nous avions convenu de partir ensemble avec toi. Mais cela fait des années. Il n’y est sûrement plus. Je n’ai jamais eu de ses nouvelles. Je devais le prévenir en envoyant Helmus quand tu pourrais t’enfuir. Car le plan a toujours été de te faire quitter la maison. Mais Alix, pour une raison inconnue, s’est mise à détester Helmus. Elle l’a envoûté. Aujourd’hui, il est paralysé, enfermé dans une cage et témoin impuissant de la méchanceté de sa maîtresse. Il n’est plus bon à rien.

– Mais, interrompit Guillemine, est-ce que je suis guérie maintenant et capable de partir ? Guérie de la maladie qui a provoqué toute cette histoire ? Le malédictopon. Je veux savoir.

– Ta maladie est peut-être à l’origine des difficultés, mais c’est moi qui ai créé le chaos, répliqua Filoche en esquivant la réponse. Je trouvais que Martagon était trop passif. Il pensait que le temps agirait. Et moi je n’y croyais pas. J’imaginais pouvoir te guérir en envoyant Martagon ailleurs et en te ramenant avec tes petits dans ta famille. Mais c’était une folie. Depuis, tout est allé de travers. 

– Suis-je guérie alors ? insista Guillemine qui voulait absolument une réponse.

– Toi seule peut le savoir, répondit Filoche. Tu as dormi pendant tant d’années ! Il me semble que tu t’es reposée de l’immense fatigue engendrée par ta grossesse et la naissance des enfants. Que tu as vaincu cette malédiction dont on t’avait rebattu les oreilles depuis l’enfance, et qui a été la cause de tout. Le malédictopon, j'avais presque oublié son nom. Je dirais que tu es guérie. Mais comment en être sûre ? Ce qui est certain, c’est que la vue de tes enfants a déclenché ton réveil et t’a métamorphosée. J’ai cru à un miracle. 

– Je crois avoir retrouvé une partie de mes pouvoirs magiques, fit Guillemine. Enfin je ne sais pas. Mais comme tu le dis, je ne peux pas rester ici. Je dois être forte pour quitter la maison et me débrouiller toute seule dans la nature. Mais quel déchirement de laisser mes enfants alors que je viens à peine de les revoir. Je ne les ai pas connus quand ils étaient bébés. Et maintenant je ne vais pas les voir grandir. La malédiction est loin d’être terminée. 

– C’est de ma faute, gémit Filoche au bord des larmes. Si seulement je n’avais pas eu cette initiative catastrophique…

– Tu as cru bien faire. Peut-être Alix serait-elle intervenue quand même, reprit Guillemine. Elle avait envoyé Helmus en éclaireur à la maison champignon, souviens-toi. Elle savait absolument tout ce qui s’y passait. Et je savais qu’elle savait. C’est elle qui m’a infligé le malédictopon. Elle est à l’origine de tous les malheurs.

– Je n’irai pas lui demander ses intentions, soupira Filoche. En tout cas, le mal est fait. Je n’ai pas de conseils à te donner, j’ai moi-même commis assez d’erreurs comme cela. Essaie de rejoindre Martagon. C’est sûrement la meilleure chose à faire. A vous deux, vous serez plus forts et vous déciderez quoi entreprendre pour vos enfants. 

– Oui, fit Guillemine. Je suppose que je n’ai pas d’autre choix. Avant de partir, je dois libérer Helmus. Je ne supporte pas l’idée qu’un oiseau soit prisonnier dans une cage. Encore moins paralysé. Et puis, même si nous n’avons pas été amis, Helmus m’a tout de même été fidèle. Il n’est pas question que je l’abandonne à un si triste sort. Où se trouve-t-il ? 

– Dans la chambre d’Alix, répondit Filoche. Fais attention. Tu ne dois pas la rencontrer. Si elle te voit, elle t’empêchera de partir. Elle a encore suffisamment de pouvoir pour te faire du mal. 

– Peux-tu créer une sorte de diversion ?  demanda Guillemine. Ainsi je pourrai délivrer le corbeau et m’enfuir.

– Et ton chat ? s’inquiéta Filoche

– Il a disparu, murmura Guillemine. Je n’ai pas le temps de le chercher. Il sera bien ici, près des enfants.

– Je ne veux pas savoir où tu iras, dit FIloche. Ainsi je ne pourrai pas te trahir. Je vais crier pour attirer Alix à la nurserie. Je lui dirai que l’un des enfants est malade. Elle sera furieuse et fera beaucoup de bruit. Elle dira que je l’ai dérangée pour rien. Elle aime se mettre en colère et hurler, cela lui donne l’impression qu’elle domine encore son monde. Mais tu auras le temps de courir dans sa chambre, d’ouvrir la cage et de quitter la maison. 

– Pauvre Filoche, tu vas subir sa méchanceté, s’excusa Guillemine.

– C’est bien la moindre des choses que je puisse faire pour que tu me pardonnes un peu, murmura Filoche. Et maintenant, va. Dis au revoir à tes enfants et pars vite.

 

Guillemine prit ses petits dans ses bras. Esmine ne se dédoublait toujours pas, comme si elle maîtrisait le sort en présence de sa mère. Le coeur de Filoche se serra en pensant que la jeune femme aurait pu élever si bien ses enfants et leur apprendre la magie. A la place, ils grandiraient dans une maison vide entre une vieille sorcière méchante et une vieille sorcière maladroite. Barnazon et Esmine pleuraient, ils s’accrochaient à leur mère et ne voulaient pas la quitter. Guillemine leur demanda de penser à elle mais de ne jamais prononcer son nom ni parler d’elle. C’était leur petit secret, celui qu’ils devaient garder dans leur coeur. Les enfants promirent. 

 

Guillemine prit Filoche dans ses bras et la remercia pour tout ce qu’elle avait fait pour leur famille. Puis elle se dissimula sous le voile de transparence et sortit de la chambre. Quelques minutes passèrent. Alors Filoche toucha le front de Barnazon et se mit à hurler. Elle se tordait comme si une douleur l’écrasait, pour faire jaillir des cris encore plus déchirants. Une première sorcière affolée arriva. Elle ouvrit la porte brusquement. Derrière elle, accourait Alix dans un grand bruissement de robes en mouvement.

 

– Que se passe-t-il ici ? s’écria la grand-mère. Je sens de mauvaises ondes tout autour de moi. 

– Barnazon a de la fièvre, répondit Filoche, il est brûlant.

 

Entre-temps, Filoche avait fait grimper la température de Barnazon par un sort de fièvre apparente. Barnazon était rouge et ses yeux brillaient. Alix posa la main sur le front du garçon et constata qu’il était chaud.

 

– Pourquoi de tels cris pour une petite fièvre de rien du tout ? aboya Alix. Tu me déranges pour une broutille. N’as-tu pas de quoi faire baisser la fièvre ? un sort antiémétique ? Non, je crois qu’il s’agit d’autre chose.

– Je ne suis pas sûre qu’un sort antiémétique suffise pour le soigner. Il faudrait faire le bon diagnostic avant de faire tomber la température, répliqua Filoche qui tremblait presque tant elle était énervée.

– Ridicule ! Il faut toujours faire baisser la température d’abord. Tu me caches quelque chose, Filoche, poursuivit Alix d’un ton menaçant. Et tu sais que je n’aime pas ça.  

 

Filoche ne répondit rien. Elle passait une serviette mouillée sur le visage rouge de Barnazon qui riait plus ou moins sous cape. Quant à Esmine, elle pouffait dans son oreiller. Furieuse, Alix se mit à faire le tour de la pièce. Elle ouvrait les portes des placards pour vérifier s’il n’y avait rien de suspect à l’intérieur. FIloche craignait que les enfants la trahissent.

 

– As-tu vu quelque chose d’étrange qui t’a fait peur ? ou qui a effrayé les enfants ? demanda Alix après s’être convaincue qu’il n’y avait rien de bizarre dans la nurserie.

– Non, balbutia Filoche qui n’en menait pas large. 

 

Elle pensait obstinément à Guillemine et espérait de toutes ses forces qu’elle avait pu s’enfuir de cet enfer.

 

– Maintenant, occupe-toi de Barnazon. Fais tomber sa fièvre, grommela Alix qui n’avait même pas posé sa main sur le front de son petit-fils.

– Je vais d’abord essayer de diagnostiquer la cause du mal, murmura Filoche dont les jambes semblaient se dérober sous elle. C’est plus efficace à mon avis.

– Eh bien, tu n’as qu’à le faire, dit sèchement Alix. C’est ton travail ! Et cesse de crier, tu me fais perdre mon temps et ma patience.

 

Pendant qu'Alix apostrophait une Filoche peu rassurée, et que cette dernière tentait de faire durer la discorde pour donner du temps à Guillemine, la jeune mère courait dans les couloirs de la maison. Elle ne reconnaissait pas les lieux où elle avait passé son enfance. Où se trouvait la chambre d’Alix ? Il n’y avait plus d’escalier pour monter dans la tour. Où pouvait-elle bien habiter ? Guillemine ne voulait pas abandonner Helmus, à aucun prix. Elle songeait aussi à son chat. Il avait dû s'enfuir et se construire une autre vie ailleurs. Ce félin si indépendant n’aurait pas supporté d’être emprisonné. 

 

– Si elle n’est pas en haut pour tout dominer, pensait Guillemine, elle s’est installée dans les caves. Je la connais trop bien. 

 

Elle dévala les marches étroites et parcourut le rez-de-chaussée. Elle finit par sortir dans la grande cour dont la taille avait rétrécit comme le reste de la maison. 

 

– Ah ! voici une porte qui se cache dans l’ombre du mur ! s’exclama Guillemine. C’est forcément là.

 

Elle descendit l’escalier et se retrouva dans une petite cellule humide. Une pauvre couche recouverte d’un matelas moisi occupait le fond de la pièce. Une table et un tabouret en bois brut se trouvaient près du lit. Guillemine baissa le voile d’invisibilité. Pendue au-dessus du lit, une cage oscillait légèrement. A l’intérieur, deux yeux la regardaient fixement. 

 

– Helmus ! C’est Guillemine  ! Je viens te chercher.

 

Elle poussa la tirette qui maintenait la porte de la cage fermée. Elle glissa les mains à l’intérieur et attrapa l’oiseau immobile. Elle caressa doucement les plumes et le bec.

 

– Nous partons Helmus.

 

Guillemine rabattit le voile sur elle et sur le corbeau. Légère comme une plume, elle grimpa les marches et courut sur les pavés de la cour en direction de la porte. Elle entendit le froufroutement de la robe d’Alix qui descendait l’escalier de bois. Filoche avait réussi à retenir la vieille sorcière juste assez longtemps. Vite ! Il lui fallut un instant pour atteindre le porche d’entrée, tirer la gâche et entrouvrir le lourd portail. Le battant se referma doucement derrière elle. Elle était libre ! Elle traversa la ruelle sombre et sortit dans la lumière de la route qui menait vers la droite à la mer et vers la gauche à Astarax. 

 

– Je vais à Phaïssans, chuchota-t-elle au corbeau. Quand nous serons suffisamment éloignés, je te délivrerai du sort de paralysie. Tu pourras partir où tu veux.

 

Guillemine tourna à droite. Elle suivit la route sablonneuse qui ne tarda pas à longer l’océan, dès qu’ils eurent laissé les faubourgs derrière eux. Elle jetait parfois un regard sur la longue plage à gauche où venaient mourir les vagues. C’était une promenade qu’elle aimait faire quand elle était petite, avec une tante ou un oncle qui voulait bien l’emmener. La mer était toujours merveilleuse, changeante, puissante, consolatrice. Elle n’avait plus marché sur ce chemin depuis sa fuite de la maison, des années auparavant. Un peu confuse, elle passa sa main sur son visage, s’attendant à avoir vieilli et à sentir ses joues ridées. Mais la peau était lisse et douce, fine et veloutée. Cette sensation délicieuse la fit sourire. Elle avançait d’un bon pas, sans ralentir, portant dans ses mains Helmus qui restait raide et muet. Elle se dépêchait pour vite atteindre un petit bois de mélèzes qu’elle apercevait à l’horizon. Elle pourrait s’y cacher pour libérer l’oiseau. Maintenant, elle était dans l’urgence.

 

Quand elle arriva sous le couvert des arbres, elle poussa un immense soupir de soulagement. Sa fuite s’était finalement bien passée. Elle pouvait momentanément retirer le voile et s’occuper du corbeau. Elle s’enfonça rapidement dans les buissons et se dissimula au milieu des branches et des fougères. Elle s’assit sur un vieux tronc moussu tombé à terre et posa l’oiseau à côté d’elle. Elle caressa ses plumes noires si ternes et prononça la formule qui annula le sort de paralysie. Helmus commença à bouger tout doucement, à se secouer et à lisser ses plumes. Rapidement, débarrassées de la suie et des poussières accumulées, elles se remirent à briller. Elles n’étaient pas uniquement noires, mais aussi d’un bleu profond étincelant. Le corbeau retrouvait de sa superbe. Son bec courbé lui donnait une allure majestueuse. Il se dressa sur ses pattes et poussa enfin un croassement rauque.

 

– Va, Helmus, dit Guillemine. Tu as retrouvé ta liberté.

 

Le corbeau claudiqua sur le tronc de l’arbre mort pour aller prendre son envol. Il ouvrit ses larges ailes et s’éleva lourdement dans les airs. Quand il rencontra les courants d’altitude, il retrouva sa dextérité et sa vitesse. Quelques instants plus tard, il n’était plus qu’un point minuscule dans l’azur. Guillemine sourit à nouveau et se remit en route en direction de Phaïssans.

 

Pendant ce temps, Filoche avait réussi à se remettre des émotions provoquées par le réveil et le départ de Guillemine. Alix avait été odieuse et agressive comme habituellement. Mais curieusement, les scènes qui venaient de se dérouler avaient comme rapproché les enfants de leur préceptrice. Ils l’entouraient comme ils l’avaient fait avec leur mère, pour la protéger et la remercier de tout le mal qu’elle se donnait pour leur famille. Filoche s’était assise tandis que les enfants s’étaient replongés dans leurs grimoires. Elle savait qu’ils n’étudiaient pas. Ils faisaient semblant. Mais ce n’était pas une journée pour être sévère. L’apprentissage des sorts pouvait bien attendre un jour ou deux.

 

Filoche pensait à Guillemine. Elle avait tellement regretté son stupide geste. Elle se trouvait redevable des malheurs qu’elle avait infligés à cette famille. Plus elle y songeait, plus elle trouvait que le caractère fantasque et changeant de Guillemine semblait s’être amélioré. Pendant le peu de temps qu’elle avait passé avec Filoche et les enfants, elle s’était montrée raisonnable et pragmatique. Elle avait même insisté pour sauver Helmus qui l’avait trahie. 

  

– Toutes les souffrances qu’elle a subies l’ont fait mûrir, se dit Filoche. Elle a l’âme et les réflexes d’une mère maintenant. J’espère qu’elle va retrouver Martagon et qu’ils reviendront chercher leurs enfants. Ce sont eux qui doivent les élever. Et non pas moi, une étrangère.

 

A peine ces pensées eurent-elles fait leur chemin dans l’esprit de Filoche qu’elle entendit des pas précipités dans le couloir. La porte s’ouvrit brutalement et vola sur le côté. Alix se trouvait sur le seuil et fulminait.

 

– Décidément, tout va à vau-l’eau dans cette maison, s’écria la vieille sorcière. Tiens, ce fichu gamin est guéri ! Le voilà qui travaille sans avoir l’air d’être bien malade.

– Le sort émétique a bien marché, répondit Filoche.

– Comme par hasard ! hurla Alix. Helmus a réussi à quitter sa cage. Il a disparu.

 

Filoche soupira intérieurement. Alix ne s’était pas encore rendue compte de la disparition de Guillemine. Le départ du corbeau avait l’air de la bouleverser. 

 

– Rien ne tient plus ici, soupira la vieille femme en s’asseyant sur un tabouret. Même un simple sort de paralysie ne réussit pas à durer. Tu te rends compte, Filoche ? Il a pu ouvrir sa cage et partir. 

– Il a toujours été très habile, dit Filoche doucement.

– C’est  vrai, fit Alix. C’était un oiseau exceptionnel. Mais il avait trop de caractère, il croyait pouvoir me faire plier. Inconcevable ! Même si je dois reconnaître que je ne suis plus comme avant, je n’allais pas me laisser faire par un corbeau, aussi intelligent soit-il. Et le voici parti !

 

Alix attribuait la fuite de l’oiseau à la baisse de ses capacités de magicienne. Ainsi elle ne chercherait pas à en accuser Guillemine. Filoche trouvait curieux que la vieille femme ne s’intéresse pas à sa petite fille. Comme si Guillemine s’était volatilisée de sa mémoire. Alix aurait-elle oublié son existence? Ou s’en faudrait-il de quelques jours pour qu’elle ne découvre son absence, se mette terriblement en colère et crée un raz de marée dans la maison ? Filoche avait suffisamment de problèmes à gérer au quotidien pour ne pas s’en créer davantage. Elle cessa d’y penser pour se préserver. 

 

Les choses empirèrent. En très peu de temps, il n’y eut plus dans la maison qu’Alix, Filoche et les enfants. Alix ne se dupliquait plus. Tous les sorcières et sorciers, oncles, tantes, neveux et nièces, domestiques et palefreniers qui n’étaient pas des clones étaient partis très discrètement. Primrose et Alberine, les charmantes cousines et seules véritables amies d'Esmine, avaient traversé l’océan en bateau pour s’établir à Coloratur. Plus personne n’avait de contacts avec elles ni même ne savait si elles avaient atteint leur destination. Alix ne se préoccupait pas d’avoir de leurs nouvelles et était satisfaite d’être débarrassée de ces éléments perturbateurs. Nul ne s’inquiéta de savoir ce qu’elles étaient devenues et on n’entendit plus jamais parler d’elles. La riche demeure confortable s’était transformée en une forteresse de pierre glaciale, où même la lumière du soleil n’avait plus envie de pénétrer. 

 

– Ce n’est pas un endroit convenable pour élever des enfants, se disait chaque jour Filoche. 

 

Mais où pourrait-elle aller avec eux ? Elle ne voyait aucun endroit sécurisé où ils auraient pu se réfugier et continuer à grandir. Il était plus facile de rester au cœur de la maison du mal. Les difficultés étaient plus simples à gérer sur place. Au moins, elle ne s’attendait pas à se faire surprendre n’importe où, elle voyait Alix tous les jours.

 

Les enfants étaient pratiquement toujours au nombre de quatre maintenant. Car Esmine avait beaucoup de mal à se rassembler depuis le départ de sa mère. Elle semblait préférer rester avec ses soeurs plutôt que de supporter l’absence de Guillemine en étant unique. Les trois filles s’amusaient ensemble la plupart du temps, et complotaient sans cesse. Barnazon n’était jamais intégré à leurs conversations ou à leurs jeux, et il en souffrait. Il se complaisait dans la solitude et la tristesse, ce qui désolait Filoche.

 

Avec la diminution de la maison, la nurserie était devenue une simple chambre avec trois lits. Quand Esmine se triplait, chacune des trois sœurs dormait dans un vrai lit. C’était le cas presque tous les jours. Filoche passait alors la nuit sur une chaise et Barnazon couchait par terre. Au centre de la pièce, les enfants apprenaient la théorie de la magie sur une table carrée entourée de quatre chaises inconfortables. Filoche commençait à les autoriser à lancer des sorts pour de vrai, pour tester leurs aptitudes et leur compréhension des runes. Les résultats étaient parfois étonnants. Les séances de pratique se terminaient souvent par des fous-rires et des roulades sur les lits. 

 

Filoche exhortait les enfants à rester calmes. Elle redoutait sans cesse le moment où Alix chercherait à savoir ce qu’était devenue Guillemine. Elle s’assurait qu’elle ne s’intéresse pas soudainement à la jeune maman et découvre la chambre vide. Elle ne voulait pas qu’Alix se venge sur quiconque, et nuise à quelqu'un. Dès qu’elle avait un doute sur les intentions de la vieille sorcière, Filoche détournait son attention sur un autre sujet. Il semblait que la méthode soit efficace. Alix avait apparemment oublié Guillemine. Sa haine se concentrait désormais sur Esmine. La jeune sorcière gagnait tous les jours en savoir et en expérience. Pour Alix, bien qu’elle prétende le contraire, il n’était pas question qu’elle lui enseigne quoi que ce soit. Seule Filoche s’aventurait avec les enfants dans les profondeurs des manuels pour trouver des formules à déchiffrer et mettre en oeuvre. 

 

Alix méprisait Filoche. Elle la prenait pour une sorcière de seconde zone qui n’avait rien à apprendre à ses petits enfants. Depuis le nombre d’années qu’elle habitait la maison, Filoche avait certainement perdu en pratique de la magie. Mais elle avait progressé en théorie. Avec Spyridon au début de son séjour, puis seule quand le sorcier avait disparu. Elle trouvait toujours au fond de sa besace à volume variable un vieux manuel ou des ingrédients secrets pour fabriquer des potions. 

 

Le soir, quand ils étaient certains qu’Alix ne monterait plus les voir, les enfants allumaient un grand feu dans la cheminée. Les quatre élèves s’exerçaient avec leur préceptrice. A partir des recettes recueillies dans la littérature et copiées dans les grimoires, des liquides et des onguents étaient fabriqués en grand secret dans le chaudron. Les résultats étaient ensuite stockés dans des petites bouteilles étiquetées et numérotées, fermées par des bouchons. Filoche avait créé une trappe secrète dans le plancher, où les enfants déposaient leurs fioles pleines. Un gros tapis épais recouvrait ensuite la cachette et amortissait les sons creux.

 

Bien qu’elle fût sans cesse occupée, et qu’elle remarquât avec satisfaction les progrès constants de ses élèves, Filoche n’était pas heureuse de cette vie. Elle détestait Alix et sa maison prison, elle continuait à se reprocher le mal qu’elle avait fait à Guillemine et à Martagon, et Phaïssans lui manquait. Ou plutôt le grand air, la nature, la beauté du lac le soir au coucher du soleil, les montagnes couvertes de forêts sombres et pleines d’animaux. Elle avait le mal du pays, enfermée dans la grande demeure de pierre. Même la gaieté des enfants ne réussissait plus à lui arracher un sourire. Elle déprimait. Elle avait beau se dire qu’elle devait tenir le coup, elle n’y croyait plus.

 

Elle constatait jour après jour l’apparition de différences entre la progression d’Esmine et celle de son frère. Au début, elles furent imperceptibles, mais elles s’accentuèrent en peu de temps. Depuis le réveil de Guillemine et son départ dramatique, les caractères des enfants avaient changé. Barnazon était devenu distrait et rêveur. Il oubliait presque aussi vite qu’il les apprenait les formules magiques. Il était maladroit pour lancer les sorts. Il ne s’intéressait plus à l’apprentissage de la sorcellerie. Mais il restait habile avec ses mains. Il passait son temps à dessiner sur des feuilles volantes. Il représentait tout ce qu’il voyait. La nurserie, ses soeurs qui faisaient les idiotes, Filoche en train de laver du linge, la cour vue depuis la fenêtre, les fioles, la cheminée et le chaudron. Filoche conservait précieusement les croquis du garçon mais elle se désolait. 

 

Esmine et ses sœurs gagnaient chaque jour en puissance. Les trois filles étaient devenues expertes dans la fabrication des potions et dans le lancement de sorts mineurs. Filoche était fière de leurs capacités et de leurs réalisations. Elle sentait qu’elle-même ne tarderait pas à être dépassée. Elle serait bientôt incapable de leur enseigner les sorts de niveaux supérieurs dont elles avaient besoin pour progresser. Pour cela, Esmine devrait aller dans une école spécialisée. Mais Alix ne la laisserait jamais partir. Esmine et ses soeurs allaient végéter dans la grande maison. Elles ne deviendraient pas les sorcières talentueuses qu’elles pourraient être en suivant une éducation adaptée.

 

Filoche ne savait toujours pas comment Esmine parviendrait à maîtriser le sort de duplication. Nécessiterait-elle des soins car il s’agissait d’une maladie, ou bien la domination de son art l’aiderait-elle à contrôler ce don qu’elle avait reçu à la naissance ? Comment Filoche, avec son tout petit savoir, pourrait-elle pourrait donner suffisamment de clés à Esmine pour réussir à se dompter ? Cela semblait inimaginable.

 

Ces pensées étaient un crève-cœur pour Filoche. Elle ne cessait de réfléchir à une solution pour remédier à ses interrogations. Les enfants ne se rendaient pas compte des inquiétudes de leur préceptrice. Ils pensaient plus à s’amuser qu’à se poser des questions. Filoche comprenait que leur avenir ne pouvait pas être leur préoccupation, ils étaient trop jeunes. Ils avaient vécu enfermés presque depuis leur naissance. Ils ne percevaient du monde que les quatre murs de leur nurserie. Ils se contentaient du seul quotidien qu’ils connaissaient. Comment avoir une vision élargie de leur existence après avoir été aussi contraints ? Seule une sorcière qui avait du recul par rapport aux choses et beaucoup d’amour eux pouvait avoir de telles pensées. Et Filoche, bien qu’elle fût une sorcière,  estimait qu’elle n’avait pas le recul nécessaire pour les aider.

 

Les jours s’écoulaient inéluctablement. Filoche prenait conscience d’un fait dérangeant qu’elle n’avait jamais remarqué auparavant. Elle voyait que les caractères des trois soeurs divergeaient de plus en plus. C'était une chose incroyable puisqu’il s’agissait d’une seule personne qui se démultipliait. Mais Filoche était obligée de constater que les filles étaient totalement dissemblables. 

 

Elle se demandait si le sort ou le don de duplication n’était pas beaucoup plus complexe qu’elle l’imaginait. Serait-il possible qu’au lieu d’une seule personne qui se divise en trois il y ait trois personnes qui se rassemblent en une seule ? Cela pourrait expliquer pourquoi Esmine ne contrôlait rien et pourquoi les personnalités des soeurs se singularisaient.  Esmine était peut-être sous l’emprise de la volonté de ses deux sœurs. Filoche frissonna. Elle préférait ignorer cette théorie perturbante.

 

Depuis leur naissance, cette faculté avait tourmenté Filoche. Esmine elle-même commençait à poser des questions difficiles. Cela ne l’amusait plus d’être parfois une seule fille et parfois trois, sans qu’elle puisse en contrôler la cause ou le déclenchement. Barnazon quant à lui avait complètement lâché l’affaire. Il ne se préoccupait pas de ses soeurs qui ne s’intéressaient pas à lui.   

 

Alix continuait à hanter la nurserie de ses visites impromptues. Elle était de plus en plus décharnée. Son corps squelettique paraissait devenir transparent. On eut dit qu’un simple souffle ou une pichenette pouvait la renverser. Mais ses yeux restaient cruels au fond de son visage ridé. Et sa fine bouche ne savait prononcer que des mots durs. Son besoin de domination absolue continuait de la soutenir. Elle régnait toujours en maîtresse sur son piètre royaume. Filoche et les enfants avaient interdiction de quitter la maison. Mais cela n’avait pas d’importance. Filoche n’avait pas l’intention de fuir tant que les enfants auraient besoin d’elle. Ils continuaient à mener leur petite vie comme ils pouvaient, entre leçons de magie,  jeux d’enfants et tâches quotidiennes.

 

Et puis un fait étrange se produisit. Quelques sorcières et sorciers qui avaient déserté la forteresse sinistre revinrent s’y installer. Alix n’avait pas recréé d’espaces d’habitation. Aussi les anciens occupants repentis se serraient-ils dans des cellules insalubres du sous-sol. Apparemment, ils n’avaient pas trouvé de logement ailleurs et avaient dû faire contre mauvaise fortune bon coeur. Mais leurs caractères s’étaient aigris. L’atmosphère dans la maison n’en était que plus lourde. Elle devenait même insoutenable. 

 

Filoche échangeait parfois quelques mots avec les nouveaux venus. Personne ne les empêchait de quitter la maison. Pour échapper à l’emprise d’Alix, ils ne se privaient pas pour sortir fréquemment. Ils allaient à Astarax ou à la campagne. A la demande de Filoche, ils rapportaient de nouvelles substances trouvées lors de leurs escapades. Pour fabriquer des mixtures. Et parfois ils ramenaient des grimoires achetés pour trois piécettes à un marchand ambulant. Filoche troquait des fioles de potions fabriquées par les enfants contre ces précieux ingrédients et ces recettes. Ainsi Esmine et ses soeurs pouvaient travailler sur de nouvelles potions et de nouveaux sorts. C’était un arrangement discret pour les faire progresser dans leur art. 

 

Alix, qui ne s’intéressait pas aux détails, ne s’était pas aperçue des petites ruses de Filoche. Elle pensait qu’Esmine en savait déjà bien assez. Et même déjà trop. Bêtement aveuglée par sa soif de puissance, elle laissa faire. Elle ne parlait jamais de Guillemine, ni même de Spyridon ou de Maggie. En apparence, elle les avait simplement supprimés de sa mémoire.  

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