28 ans plus tôt
« Aujourd’hui, nous sommes tous réunis pour célébrer le quinzième anniversaire du prince Jack O’legan. Cet âge est une étape importante dans la vie d’un aélien. C’est à quinze ans qu’on devient un adulte, qu’on peut assumer les responsabilités de ses parents. A quinze ans, on peut devenir propriétaire, seigneur, ou bien même roi. C’est l’âge de maturité. J’espère qu’à partir d’aujourd’hui, Jack, tu sauras prendre pleinement conscience de ta place de prince, et de ce qu’elle implique. »
La Salle aux Cheminées était remplie. Il y avait des nobles, mais pas seulement. On avait, pour une rare occasion, ouvert les portes du palais aux habitants de Kaltane, et à tous ceux qui souhaitaient partager les festivités. Le buffet était immense. Tous les invités ne pouvaient pas entrer dans la Salle tant ils étaient nombreux. On allait et venait entre les différents salons, riant, s’amusant. A neuf heures précises, le roi s’était levé pour faire un discours.
Jack se tenait au côté de son père, devant la tablée royale. Il dominait la foule, d’ici. Tous les regards tournés vers lui ne l’impressionnaient pas, au contraire. C’était là sa place. Face à son peuple.
La reine s’avança à son tour.
« Merci à tous d’être venus aussi nombreux pour célébrer l’anniversaire de Jack. Nous sommes ravis de partager avec vous cette soirée importante pour l’ensemble du pays. »
Il y eut des applaudissements. Le roi et la reine se rassirent, et la fête reprit son cours. Jack se tourna vers ses parents. Camilla avait posé sa main sur celle de son mari et lui souriait. Le jeune garçon sentit son cœur se réchauffer.
« Merci d’avoir organisé cette fête pour moi, Père », fit-il.
Phelps lui sourit.
« Un jour, Jack, ça sera à toi de présenter ton héritier à la cour. Et tu sauras que c’est autant un plaisir pour toi que pour moi. »
Le garçon hocha la tête, puis retourna vers la foule. Il aperçut Louise Da’ween et s’approcha d’elle. A vingt-et-un ans, la jeune femme était l’une des plus belles filles de la capitale. Ses yeux gris-bleu brillaient de malice.
« Mon Prince ! Joyeux anniversaire. Vous voilà enfin devenu un véritable homme.
− Je croyais déjà être un homme auprès de vous, Louise, lui répondit Jack d’un ton amusé.
− En effet, répliqua-t-elle d’une voix plus basse, son sourire s’accentuant. Malheureusement, la concurrence va être dure, à présent. »
Jack approuva de la tête et croisa les regards de quelques femmes nobles. A présent qu’il avait quinze ans, il pouvait aller conquérir qui il voulait. Louise l’avait éduqué, mais rien ne l’empêchait de rencontrer d’autres femmes.
Alors qu’il s’éloignait d’elle pour aller saluer d’autres invités, une masse imposante apparut devant lui. Le cou et les bras couverts de tatouages, le jeune homme le dépassait de deux bonnes têtes.
« Tom ! s’exclama Jack. Je suis content de vous voir.
− Elle va être mariée, mon prince. »
Le ton de Tom O’nerra était celui de la connivence. Il avait sept ans de plus que Jack, mais tous deux s’entendaient très bien.
« Qui ça ?
− Louise. Votre père a décidé de la marier à Sire Cyrille.
− Oh ! »
Le prince regarda vers l’estrade. Le roi était en pleine conversation avec Achille O’trakla. Les joues du seigneur de la Serre étaient rougies par la boisson. Les deux hommes parlaient avec animation.
« C’est bien dommage, fit le garçon.
− Je pourrais vous présenter à certaines de mes amies, proposa O’nerra en souriant.
− Que racontez-vous encore comme bêtises, O’nerra ? »
Sole O’membord venait de surgir à leurs côtés. Ses cheveux étaient coupés courts, son dos droit. Il jeta un coup d’œil inquiet vers l’estrade, où sa mère, la dame de la Pesée, était assise. Jack en fut amusé. Sole, vingt-deux ans, était le fils parfait face à sa mère. Elle l’avait durement éduqué. Mais Tom et Jack avaient toujours réussi à l’entraîner dans leurs bêtises.
« Vous n’avez pas d’amies, continua le jeune O’membord en se détendant. Avec tous vos tatouages, je suis même sûr que vous ne trouverez jamais de femme. La lignée des O’nerra s’éteindra à jamais, et le Nord sera annexé à la région royale.
− Et vous et votre ton si coincé, vous croyez qu’ils intéresseront des femmes ? » rétorqua O’nerra, piqué au vif.
Jack se mit à rire. Un jour, il serait roi, et Tom et Sole dirigeraient chacun une région. Leur relation changerait-elle alors ? Ou pourraient-ils garder cette connivence qu’ils avaient développée depuis des années ? Chaque été, les enfants des seigneurs d’Aélie se rassemblaient, à Kaltane ou chez l’un des seigneurs. Le roi avait mis cela en place pour que des liens se créent, afin que le pays soit soudé quand viendrait l’heure pour eux de devenir des adultes. Jack s’était lié d’amitié avec Tom et Sole, mais il y avait toujours eu un écart entre eux. Il était plus jeune ; et il était prince. Cela créait une frontière qu’il aurait bien aimé pouvoir effacer.
* * *
Il devait bien y avoir deux mille invités dans la Salle des Cheminées. La foule était une mer de couleurs, froufrous et éclats de bijoux. Les discussions envahissaient l’espace, vibrantes d’excitation et d’impatience. Tout le monde attendait l’entrée en scène de la nouvelle princesse. Dès que les portes s’ouvrirent, le silence s’installa.
Le monarque pénétra dans la salle. Léana le suivit, prenant soin de garder la place qu’on lui avait indiquée. Un silence respectueux les accompagna dans leur marche jusqu’à l’estrade. Léana n’aurait su dire si les nobles avaient l’air bienveillant ou méprisant. Tous les regards étaient braqués sur elle, comme lors de son entrée deux jours auparavant. La sensation était toujours aussi terrifiante. Elle craignait de se ridiculiser avec un faux pas. Serrée dans sa robe sur laquelle elle craignait de trébucher, Léana regrettait plus que jamais ses jeans.
Le petit groupe parvint enfin en haut des marches. Seuls le roi, Léana et Louis restèrent debout, dominant l’assemblée. Phelps leva les deux mains et les spectateurs se turent. Ce respect impressionnait toujours Léana. Malgré les dissensions, les désaccords qui pouvaient exister, les aéliens s’inclinaient devant leur roi. Un frisson d’admiration la parcourut. Elle se sentait plus calme à présent, comme si l’assurance royale de son grand-père la pénétrait aussi.
« Merci à tous d'être venus », clama le roi.
Louis lui traduisait à voix basse, très rapidement, les paroles de Phelps.
« Il y a dix-neuf ans, mon successeur et fils, le prince Jack O'legan, est parti dans le monde parallèle au nôtre. »
Il y eut des murmures et certains visages se crispèrent. Tout le monde se souvenait de la « fuite » du prince.
« Il y a rencontré une femme, une habitante de l'Autre Monde. Ils ont eu un enfant. Une fille. Mais le prince est revenu à Kaltane, a fomenté une révolte afin de détruire les accords conclus en son absence. Comme vous le savez tous, je l’ai alors exilé. Ce que beaucoup d’entre vous ignorent, c’est qu’il est mort deux ans plus tard. »
Le brouhaha monta dans la foule. Phelps laissa le temps à ses paroles de faire effet. Pourquoi n’avait-il jamais dit à ses sujets que Jack était mort ? Léana regarda le visage de son grand-père, mais il était impénétrable. Finalement, il leva les deux mains pour faire taire l’assemblée.
« Les explications seront pour plus tard. L’important est que Jack est mort et que l'existence de son enfant nous est restée inconnue. »
Il la regarda, puis désigna Morgan, qui se trouvait au pied de l’estrade. Leurs regards se croisèrent, et le jeune homme sourit à Léana. La chaleur habituelle naquit dans ses joues, mais elle resta impassible.
« Une information m’est parvenue il y a quelques mois, révélant l'existence d'un descendant. J'ai chargé le jeune noble Morgan O'toranski, qui étudie l’Autre Monde depuis des années, de se rendre au lieu indiqué. Il a découvert que Léana Sene n'était autre que la fille de Jack O'legan. »
La colère se raviva en Léana. Elle n’avait toujours pas digéré la trahison de sa mère et sa grand-mère.
« Seize ans. Cela fait seize ans que mon fils, le prince, nous a quittés. A présent, j'ai une petite-fille, une héritière. Et vous avez une princesse. »
Des applaudissements retentirent. Léana ne s’y était pas attendue. Une surprise mêlée de joie l’envahit. Puis elle repéra le seigneur Nelan O'reissan, entouré de ses suivants, un peu plus loin sur la droite. Aucun d’entre eux ne souriait.
« Si Léana l'accepte, elle deviendra reine à ma suite. Si elle décide d'ignorer son peuple pour retourner dans son monde, mon cousin, le seigneur Nelan O'reissan, sera l'héritier de la couronne. »
Les regards convergèrent vers l'homme au pourpoint brodé d'or. Il avait beau observer la princesse d’un air méprisant, il s’inclina tout de même quand le roi s’adressa à lui. Le souverain le fixa d’un regard indéchiffrable, mais Léana savait ce qu’il pensait de son cousin. Avec un frisson, elle comprit que Phelps espérait vraiment qu’elle resterait. Elle chassa rapidement cette pensée. Ce n’était pas le moment de se torturer l’esprit.
« Pour ce soir, Léana va vous être présentée. Vous, Seigneurs de mes régions, connaissiez mon fils. Vous pourrez facilement retrouver son visage en celui de la princesse. Vous signerez ensuite un contrat stipulant que vous la reconnaissez comme mon héritière légitime. Seigneurs O'trakla, O'membord, Da'lounasse et O'nerra, Dame O’fol, veuillez me rejoindre. »
Quatre hommes et une femme s'avancèrent et gravirent l'escalier. Léana s’approcha elle aussi, tâchant de deviner leur identité grâce aux indications de Morgan. Chacun d’entre eux était très puissant, maître de l’une des régions d’Aélie. Ils avaient du pouvoir sur les décisions du roi, de l’influence sur le peuple. C’était à eux qu’elle devait plaire en premier lieu, si elle voulait être appréciée du reste du pays.
Elle remercia intérieurement Morgan de tout ce qu’il lui avait expliqué dans l’après-midi concernant les seigneurs. Elle s’arrêta devant la seule femme du groupe.
« Dame O’fol, enchantée. »
Brune, Clana O’fol était plus petite que Léana, et toute en courbes. Son visage était rond, sa poitrine très généreuse et ses jambes épaisses. Un sourire était affiché sur son visage, encadré par deux mèches échappées de son chignon.
« Princesse Léana. Ravie de vous rencontrer. »
La dame de l’Inn, la plus petite région de l’Aélie, avait une voix douce qui mit aussitôt Léana en confiance. L’Inn était enserrée entre la Pesée et l’Ameria, et collée aux Montagnes de l’Est. D’après Morgan, ses habitants étaient très fidèles à la famille O’fol. La dame mettait toujours les intérêts de sa région avant le reste. C’était une négociatrice très fine, mais aussi une femme sympathique. Clana inclina la tête. Léana lui rendit son sourire, avant de se tourner vers le seigneur O’nerra.
Celui-ci paraissait immense à côté de la dame de l’Inn. O’nerra était seigneur du Nord, la région des marins et des combattants. L’Aélie devait parfois essuyer des attaques de guerriers alagaliens, qui traversaient la Mer du Nord et menaçaient leurs côtes. Sans les guerriers de O’nerra, la région royale aurait été envahie depuis longtemps. L’homme aux tatouages était toujours aussi impressionnant, mais un sourire affleurait sur son visage.
« Guap tataain, kan Léana », remarqua-t-il.
Son accent était si dur qu’elle eut même du mal à reconnaître son propre prénom. Elle jeta un coup d’œil à Louis, qui s’empressa de traduire :
« Joli tatouage, princesse.
− Oh ! Merci. »
Léana tourna le regard vers son épaule. Elle avait tendance à oublier la petite épée marquée sur sa peau. O’nerra lui adressa un franc sourire. Il ajouta quelque chose d’une voix forte avant de partir d’un grand rire. Certains seigneurs rigolèrent à leur tour, imités par l’assistance.
« Il dit qu’il est étonné qu’une jeune femme à l’air aussi doux que vous ait un tatouage identique à un homme tel que lui.
− Il a le même tatouage que moi ? »
Louis acquiesça.
« Eh bien vous m’en voyez ravie, Seigneur ! » s’exclama-t-elle.
Cette phrase passe-partout était simple à dire. Cela dut plaire au seigneur, car il hocha la tête, le visage réjoui. Comme il s’était calmé, Léana s’avança vers le seigneur suivant.
Cid Da’lounasse était très jeune. Il avait pris sa place de seigneur de l’Ameria l’année passée. Cette région, la plus pauvre du pays, était la voisine de la Serre. Elle se situait au sud-est de l’Aélie. La plus grande partie de leurs terres était composée de champs, et les bords de mers n’étaient que des falaises impraticables. D’après Morgan, le père de Cid et le seigneur de la Serre, O’trakla, étaient amis de longue date. Le jeune homme avait donc grandi auprès d’O’trakla. Il avait donc tendance à imiter ses décisions. La famille Da’lounasse avait acquis sa noblesse par décision d’un roi et ne l’avait jamais oublié. Leur fierté était incommensurable.
« Enchanté », dit-il d’un ton mielleux.
Elle observa ses yeux gris-bleus brillants de méchanceté. L’omission du titre de la princesse semblait volontaire. Léana le salua à son tour. Elle se tourna enfin vers le seigneur de la Serre. Il était relativement âgé, avait des cheveux bruns coupés courts. Son costume lui allait parfaitement, sa tête était droite et sa barbe entretenue. Mais son visage sombre contrastait avec son habit beige. Le regard pensif qu’il posa sur Léana la déstabilisa. Il inclina la tête.
« Princesse Léana. Enchanté.
− Moi de même, seigneur O’trakla. »
Elle mourait d’envie de s’excuser, de dire qu’il ne devait pas la détester, qu’elle n’était pas responsable du passé de son père. Mais cela aurait été ridicule. Elle s’avança donc vers le dernier seigneur, qu’elle avait rencontré dans la journée. Le seigneur O’membord lui adressa un sourire, avant de s’incliner et de lui adresser des compliments pour sa belle tenue.
Lorsque les présentations furent terminées, le roi leva la main. Un valet portant un pupitre s’avança et vint le poser devant eux. Phelps y déroula un papier et regarda ses seigneurs.
« A présent, si vous reconnaissez que Léana est bien de ma lignée, veuillez signer. »
Ils défilèrent, Léana en dernier. Il y avait la traduction du contrat en français. Sa signature était une certification qu’elle était bien la fille de Jack O’legan, et non un imposteur. En prenant la plume, elle regarda le seigneur O'trakla. Son visage n’exprimait absolument rien. Ni désaccord, ni assentiment. Alors elle signa, la main tremblante. Ça ne l’engageait à rien, après tout. Elle pouvait toujours décider de ne plus jamais revenir. Elle se le répétait pour chasser la sensation qu’en apposant son nom en bas de cette feuille, elle scellait son destin. Quand elle eut fini, le valet lui prit délicatement la plume et le papier des mains. Il regarda le souverain, qui acquiesça. Le gamin s’en fut aussitôt, escorté par deux gardes royaux.
« Ce papier va être mis en lieu sûr », déclara Phelps.
Léana se sentit soulagée d’avoir franchi cette épreuve. Elle se tourna vers la foule et aperçut Edouard au pied des marches, lui souriant de toutes ses dents. Non loin, le regard émeraude de Morgan ne la quittait pas. Ses joues se réchauffèrent. Elle remercia intérieurement le roi lorsqu’il s’exclama :
« Et maintenant, que le bal commence ! »
La foule s’écarta dans un joyeux bourdonnement. De douces notes de musiques se firent entendre. Léana inspira profondément. C’était le moment de leur montrer ce qu’elle avait dans le ventre. Elle rejoignit donc son cavalier et lui saisit le bras.
« Vous êtes ravissante, princesse.
− Merci, Edouard. »
Sans autre préambule, il la prit par la taille et ils se mirent à tournoyer. Léana ne s’était pas amusée ainsi depuis si longtemps ! Elle avait arrêté la danse en partant en Amérique. Ca lui avait énormément manqué. Ses pieds flottant au-dessus des dalles au rythme de la musique, elle retrouva toutes les émotions qui la prenaient quand elle dansait. Son esprit s’évadait, elle se sentait complète. C’était facile, malgré l’énorme robe. Edouard était très doué, lui aussi, et ils enchaînèrent deux danses sans se rendre compte qu’ils avaient été rejoints.
La piste était remplie lorsqu’ils s’arrêtèrent, haletants, et échangèrent un sourire. Edouard se pencha vers elle et murmura à son oreille :
« Vous êtes encore plus ravissante à présent, princesse. Puisse le ciel être favorable à vos désirs et vous aider à trouver un compagnon. »
Elle fut déroutée un moment, puis se rappela que c’était une coutume aélienne. Edouard s’éclipsa pour laisser la place à Morgan.
« M'accorderais-tu cette danse ?
− Je serais honorée de danser avec toi, Morgan », sourit-elle.
Il la fit valser sans hésiter. Elle se rendit compte qu’il était aussi talentueux qu’Edouard sur une piste de danse. Un mouvement les rapprocha et il en profita pour la serrer contre lui. Léana sentit son cœur rater un battement. Le parfum de bruyère du jeune homme l’envahit. Sa respiration s’accéléra quand elle vit son visage à quelques centimètres du sien. Malheureusement, il s’écarta presque aussitôt.
« Tu es magnifique, murmura-t-il. Tu as dû plaire à Édouard O'membord.
− Où est ta fiancée ? répliqua-t-elle. Elle sait que tu danses serré à moi en me complimentant ? »
Il regarda autour d'eux tout en faisant tourner Léana. Lorsque la danse le lui permit, il la rapprocha de nouveau, bien plus qu’il n’était nécessaire.
« J'ai bien le droit de te faire danser, calita. »
Morgan était le seul à appeler la princesse « calita », si bien qu'elle se demandait si ça signifiait réellement ''princesse''. Tout ce qu’elle savait, c’était qu’elle appréciait qu’il le dise. Elle aimait quand il la complimentait, quand il lui souriait. Le contact de ses mains sur sa peau, sur sa taille, la réchauffait et la faisait frissonner en même temps. Alors qu’elle se perdait dans ses yeux verts, il la ramena sur terre.
« Je dois te laisser, fit-il en s’arrêtant avec la musique. Sinon, on va dire que je monopolise la princesse. »
Et il la lâcha. Le vide que créa son départ la bouleversa plus que de raison. Léana s’en voulut aussitôt. Elle ne pouvait pas l’apprécier, il était fiancé, et pas intéressé. Elle se faisait des idées, elle le savait. Néanmoins, elle ne put s’empêcher d’être déçue quand un autre homme vint l’inviter à danser.
La princesse enchaîna les danses avec des nobles dont elle oubliait le nom aussitôt. Elle fit une pause, assoiffée, et une dizaine de jeunes hommes se proposèrent pour lui apporter à boire. Surprise par toute cette attention, elle paniqua et se retrouva avec cinq verres en même temps. Edouard vint à sa rescousse alors qu’elle ignorait comme se sortir de cette situation gênante. Il saisit les verres en trop, les posa sur une table à proximité, puis entraîna la princesse un peu plus loin. Le regard menaçant qu’il lança aux intéressés les dissuada de les suivre.
« Vous voilà déjà très demandée, à ce que je vois ! »
Léana eut un rire gêné. Tandis qu’elle buvait, il fit la conversation, utilisant des phrases simples afin qu’elle comprenne. Finalement, il demanda :
« Princesse, j'ai un ami qui veut danser avec vous.
− Bien sûr ! Qui est-ce ?
− Moi. »
Le sourire de Léana disparut quand elle reconnut l’homme qui s’avançait. Les cheveux et les yeux noirs, un visage pâle et un petit sourire en coin. C’était Kaevin, l’homme qui avait tenté de l’enlever, probablement à la solde de Nelan O’reissan. Comment était-il entré ? Elle jeta un regard effrayé à Edouard, mais celui-ci lui souriait d’un air innocent. Pouvait-elle faire un scandale, ici, et refuser la main tendue de l’homme ? Que penseraient d’elle les nobles si elle le rejetait ? Mais il avait tenté de la tuer ! La peur lui nouait la gorge, mais elle ne voyait pas d’échappatoire. Le sourire d’Edouard diminua lentement.
« Il y a un problème, princesse ?
− Je suppose que je ne suis pas suffisamment bien pour madame la princesse », fit Kaevin en baissant sa main.
Il avait parlé assez fort pour que quelques personnes se tournent vers eux.
« Non, pardonnez-moi », répliqua aussitôt Léana en lui prenant la main.
Après tout, que pouvait-il faire, au milieu de toute cette foule ? Le dégoût la saisit quand il posa sa main sur sa hanche et l’emmena vers la piste.
« Merci », fit-il tout en la fixant de son regard sombre.
Ses yeux impénétrables la déstabilisèrent, de même que son talent surprenant pour la danse.
Léana avait toute une série de réparties sur le bout de la langue, mais la panique lui faisait oublier les mots aéliens appris. Son cœur battait la chamade. Elle ne pouvait détacher son regard du visage du jeune homme. Il ne devait pas être tellement plus vieux qu’elle, mais ses yeux étaient froids, calculateurs. Ils allaient et venaient autour d’eux, puis se posaient sur elle. A ce moment-là, elle détournait les yeux. Elle était tout bonnement incapable de lire en lui. Que lui voulait-il ? Malgré tout cela, ses mains étaient délicates tandis qu'il guidait ses pas sur la piste. Profitant d'un écart dans leur posture, Léana voulut s'échapper, mais Kaevin la tira alors brusquement vers lui. En un éclair, elle se retrouva serrée contre lui. Elle sentit une pression sur son flanc.
« Du calme, princesse Léana », murmura-t-il à son oreille.
Tétanisée, elle baissa les yeux pour découvrir une fine lame appuyée sur sa hanche. Il la camouflait habilement avec son bras. Avec horreur, elle vit que leur danse les avait menés à l'extrémité de la salle, près d'une porte de service où il n'y avait aucun garde. Comment avait-elle pu ne pas s’en rendre compte ? Elle jeta un regard affolé autour d’elle, cherchant désespérément quelqu’un à prévenir. Où était donc Morgan ? Tout le monde les ignorait, les gens étant trop occupés par la fête.
Kaevin la fit pivoter sans lui laisser le temps de réagir, plaqua la lame contre son ventre, le bras passé autour de sa taille. Il la fit sortir avec empressement. Le couloir dans lequel ils pénétrèrent était désert. N’y avait-il donc aucun garde dans ce palais ? Une fois la porte refermée, il la poussa contre un mur, la dague sur la gorge. Pétrifiée de peur, la princesse resta immobile, soutenant son regard noir. La peur y transparaissait.
« Vous risquez gros à enlever la princesse en plein bal, lâcha-t-elle. Vous êtes fou. »
Elle parlait pour se donner une contenance, rassembler le peu de courage qui lui restait. Et éventuellement le distraire. Malheureusement, il ne devait pas parler français, car il la saisit brutalement par le bras et l’entraîna dans le couloir.
« Le seigneur O'reissan pouvait m'inviter à danser, s'il souhaitait me parler. »
Il ne répondit rien, l'obligeant à avancer. Le couloir, étroit et peu éclairé, ne semblait pas avoir d’issue. Il n’y avait aucune décoration. Léana comprit que c’était un passage pour les serviteurs. Comment Kaevin le connaissait-il ? Il était probablement arrivé par ici. Soudain, l’explication lui sauta aux yeux : Édouard O'membord l’avait manipulée. Avait-il un accord avec O’reissan ? Les sourires de son père et lui, dans la journée, n’avaient-ils été que de façade ?
Léana trébuchait tous les trois pas sur sa robe. Kaevin la tirait en grommelant. Sentant son ravisseur ralentir, elle leva les yeux pour apercevoir enfin une intersection. Des voix leur parvinrent. Le cœur de Léana bondit dans sa poitrine.
Kaevin la poussa sans ménagement dans un recoin du couloir. Si les arrivants étaient des serviteurs, ils viendraient peut-être de leur côté. Elle voyait un tapis bordeaux de l’autre côté du mur, ainsi qu’un chandelier en argent. Ce devait être une allée plus empruntée, mais elle aurait été bien en peine d’indiquer où. Son agresseur lui plaqua la main sur la bouche et le poignard sur la gorge, la fixant de son regard noir pour lui signifier de ne pas faire de bruit.
Une conversation en aélien retentit, bien trop rapide pour que Léana en comprenne un traître mot. Kaevin, lui, se raidit imperceptiblement et la poussa davantage dans l'ombre. Léana aperçut enfin les sources des voix. Son cœur s’emballa quand elle reconnut la conseillère Da’lensso. Dans un sursaut, elle voulut se dégager pour crier, mais la main plaquée sur sa bouche l’en empêcha. L’homme la repoussa violemment contre le mur. Léana fut étourdie par le choc. En quelques secondes, Hannah et son compagnon avaient déjà disparu.
Quand la voix fut libre, Kaevin l’attrapa par le bras et lui fit traverser rapidement la galerie. La jeune fille trébucha sur sa robe et se laissa tomber au sol, espérant gagner du temps. L’homme la releva si brusquement qu’elle lâcha un cri de douleur. Il la poussa en avant et se précipita vers une commode solitaire dans le couloir. Après avoir jeté un coup d’œil des deux côtés, Kaevin s’appuya contre le meuble, sans lâcher la princesse. Celle-ci vit avec stupéfaction la masse en bois se déplacer et révéler une poignée.
« C’est comme chez mamie », murmura-t-elle tandis qu’une porte se dessinait dans le mur.
Kaevin l’ouvrit avec empressement et poussa Léana dans un conduit sombre.
« Non, attendez ! »
La jeune fille se retourna, mais il était déjà entré et avait refermé la porte. Où étaient-ils donc ? Un cliquetis étrange se fit entendre.
« On est où, bordel ? »
Léana regarda autour d’elle, effrayée et fascinée à la fois. Kaevin poussa un soupir, puis pointa sa lame vers elle.
« Venti », ordonna-t-il.
Léana avait appris ce mot : avance. Elle tenta une dernière fois de lui parler, en aélien cette fois :
« Où allons-nous ? S’il-vous-plaît, je…
− Venti, kan Léana. »
Il posa sa main sur son épaule et la poussa à avancer. Elle obéit. Elle n’avait pas d’autre choix.
Le couloir n’était presque pas éclairé, comprenant seulement des bougies tous les cinq mètres environ. Qui les avait allumées ? Qui utilisait ce passage ? Kaevin semblait encore aux aguets. Qui craignait-il de croiser ?
« Comment connaissez-vous le château aussi bien ? » demanda-t-elle en aélien.
Il l’ignora. A chaque embranchement, Kaevin jetait un coup d’œil aux alentours, puis empruntait un passage d’un pas assuré. Comment pouvait-il se diriger aussi facilement ?
Finalement, ils parvinrent à une porte en bois massive. Kaevin passa devant Léana, la déverrouilla doucement, et jeta un œil dehors. Une vague de froid saisit la jeune fille. Elle comprit qu’ils étaient arrivés à l’extérieur.
Le jeune homme ouvrit en grand la porte et attrapa le bras de Léana. Ils étaient dans une autre petite pièce close par une grille. A travers celle-ci, Léana apercevait des boxes. Les écuries ? De l’eau sale formait une mare sous leurs pieds. La princesse lâcha un cri quand son ravisseur la força à marcher dedans. Il ouvrit la grille. Ils se retrouvèrent effectivement dans un coin des écuries. Une lumière apparut soudain non loin, et Kaevin la tira vivement sur le côté.
Ils sortirent enfin à l’air libre. Léana reconnut la cour principale du château. Un peu plus loin, la grande porte était ouverte pour laisser aux invités la possibilité d’entrer et de sortir à leur guise. Morgan lui avait expliqué qu’exceptionnellement, elle resterait ouverte toute la nuit, mais qu’elle serait bien surveillée. Les invités devaient montrer une invitation en entrant. Kaevin la ferait-il sortir par-là ?
Avec effroi, Léana comprit que c’était sa dernière chance de s’échapper. S’il la faisait monter sur un cheval, puis les précipitait à l’extérieur…
« Au secours ! Au sec… »
Elle tenta de se détacher de sa poigne, mais il se retourna d’un coup et lui assena une claque monumentale. La jeune femme tituba, choquée. Le monde papillonna devant ses yeux.
Et s’il réussissait réellement à l’enlever ? Les larmes se mirent à couler sur les joues de la jeune fille.
« Laissez-moi, s’il-vous-plaît », bredouilla-t-elle pitoyablement.
Kaevin lui jeta un coup d’œil, mais la tira malgré tout en avant. A l’opposé de la porte. Quand Léana aperçut un cheval sombre qui patientait, quasiment invisible dans l’ombre du mur du château, la terreur la saisit. Il allait faire exactement ce qu’elle avait imaginé. Personne ne pourrait les arrêter.
Pour la première fois, elle se dit qu’elle aurait mieux fait de ne pas suivre Morgan. Pourquoi n’était-elle pas restée tranquillement chez sa mère.
Il y eut soudain des bruits de course, des cliquetis de lames, et Léana vit deux soldats apparaître près de la porte principale du château. Maintenant ou jamais, songea-t-elle.
« AU SECOURS ! »
Elle retira brusquement sa main du poignet de Kaevin et se mit à courir. Mais en une seconde à peine, il l’avait rattrapée. Il la saisit par les cheveux pour la jeter à terre. Léana hurla. Kaevin siffla et le cheval fit un bond vers eux. Les deux gardes les avaient-ils vus ?
« Princesse ! » cria alors une voix.
Une phrase en aélien retentit au même moment. Kaevin se figea, tandis que des gardes surgissaient devant eux. Le roi était avec eux. Le soulagement envahit Léana. Kaevin releva brutalement la princesse, cria quelque chose à son tour et la colla contre son torse. La princesse sentit la lame froide s'enfoncer dans son cou et cria de douleur. Il lui semblait être de retour dans la forêt, la première fois qu’il l’avait agressée. Sa terreur était telle que les larmes se mirent à couler librement sur ses joues. Léana était pétrifiée, tremblante, tandis que des vagues de douleur se répandaient dans son corps.
« Princesse, ne bougez pas, fit alors Louis Kenian en français. On va tirer sur lui par derrière. »
Kaevin se raidit légèrement et passa son deuxième bras autour de la taille de Léana. C’était fini, elle allait mourir. De toute sa vie, elle n’avait jamais été impliquée dans une seule bagarre, et à présent quelqu’un allait lui trancher la gorge. Elle repensa à toutes les disputes avec sa mère, regretta de ne pas lui avoir dit plus souvent qu’elle l’aimait. La voix du roi retentit, mais Léana ne comprit qu’une partie de la phrase.
« Vous devez... seigneur O'reissan ! »
Kaevin tourna brusquement la tête. Le seigneur venait de surgir aux côtés du roi.
« A quoi joues-tu, Nelan ? rugit Phelps.
− Kaevin ! Lâche-la !
− Non. »
Léana sentit la pression s'accentuer et entendit le souffle de Kaevin dans son oreille. Le cœur de l'homme battait rapidement dans sa poitrine.
Un sifflement retentit alors. Léana poussa un cri quand elle vit le sol se rapprocher. Elle roula sous Kaevin, qui se releva d'un bond en la lâchant.
« Kaevin ! cria le seigneur O'reissan.
− On se retrouvera, princesse », fit l'homme en la regardant droit dans les yeux.
Puis il sauta sur son cheval, qui détala si rapidement qu’aucun des soldats n’eut le temps de réagir. Léana ne vit pas s’ils avaient pu fermer la porte. Le roi hurla un ordre, des cris retentirent. Toujours au sol, Léana sentit son esprit se détacher de la scène. Une présence soudaine la fit tressaillir.
« Léana ? Tu vas bien ? »
Elle voulut se redresser, mais la douleur la fit gémir. Elle porta la main à son cou, et la retira rouge de sang.
« Morgan… » bredouilla-t-elle.
Elle vit le regard du jeune homme sur elle, le ciel étoilé, puis ce furent les ténèbres.
Léana était dans une clairière bordée d’arbres majestueux. A leur pied se trouvaient des portes. Une infinité de portes. Celles-ci semblaient simplement posées au sol, ne menant à aucune habitation. Et pourtant, Léana le sentait : derrière chacune se trouvait une possibilité. L’étendue de ce qu’elle pouvait toucher l’emplit. Des centaines, des milliers de chemins partaient de ces portes. Elle pouvait tous les emprunter. Elle se retrouva à côté de l’une d’entre elle, sans même sentir qu’elle avait bougé. Elle la poussa, puis en ouvrit une autre, et encore une. Certaines résistaient, alors elle les enfonçait. Elle entendait des voix, elle était traversée par des émotions, et elle ne pouvait pas s’arrêter d’ouvrir les portes, portée par un flux frénétique qui la tirait de plus en plus en avant.
Qu’est-ce qu’elle est belle ! Elle a l’air si paisible, endormie…
Nelan qui jure n’avoir rien ordonné de la part de Kaevin Raye. Du moins, pas ce soir. Quelle ironie, « pas ce soir » ! Comment pourrais-je lui faire confiance ? Mais je n’ai aucun moyen de prouver quoi que ce soit… pour l’instant, en tout cas…
Qu’a fichu cet imbécile de Kaevin ? Pourquoi s’en être pris à la princesse en plein milieu du bal ? Ce n’était pas du tout prévu. Il faudra que je lui fasse payer son impertinence.
Déjà trois fois qu’on tente de l’enlever ! Plutôt un mauvais accueil pour elle… ah, pourquoi Jack ne m’en a-t-il pas parlé ? J’aurais dû la ramener ici bien plus tôt…
« Sa peau est brûlante !
− Laissez-moi faire, mon Roi. Reculez-vous, je vous prie. La princesse a besoin de calme. »
Peut-être que O’reissan ment. Si seulement j’avais surveillé Léana ! Cet imbécile de Edouard O’membord a juré qu’il ne savait rien des intentions de Raye. Un mensonge, j’en suis sûr. Il était bien trop collé à Léana, toute la journée. Heureusement que j’ai remarqué qu’elle n’était plus dans la salle de bal…
Le regard du roi… je ne le connais que trop bien ! Il pense à sa reine, pas de doute. Ou peut-être à Jack… Je vais retourner faire un tour dans les passages, pour vérifier que tout est en ordre dans le château. Ce Raye connaissait l’existence du boyau sud… comment est-ce possible ? Qui le lui a indiqué ?
Ballottée à droite et à gauche, Léana se demanda vaguement qui était cette dernière personne. De quoi parlait-il donc ? Le son des voix s’amplifia soudain, se transforma en bourdonnement incompréhensible. Cela ressemblait au grésillement d’une radio qui hésite entre deux fréquences, et où les voix de plusieurs présentateurs se mêlent. Elle aurait voulu se boucher les oreilles, sortir, mais elle ne contrôlait rien. Durant un instant, elle perçut un endroit stable, calme, et s’y précipita. Un regard bleu pâle, des cheveux jaunes, un visage fermé. Léana sut qu’elle se trouvait face à Hannah. Ou plutôt, face à son esprit.
Princesse ? Que faites-vous ici ?
Elle ne savait pas comment répondre. Les portes qu’elle avait ouvertes l’attiraient, les sons revenaient lui emplir l’esprit. Paniquée, elle tenta de se rapprocher de Hannah. Celle-ci l’entoura, la coupant de toutes les autres pensées.
Vous êtes bien plus puissante que ce que j’imaginais…
Léana avait la sensation d’être dans les bras de la femme. Celle-ci la protégeait des sons environnants. Sa présence l’emplissait, comme son odeur l’aurait fait dans la réalité. Mais elle ne pouvait lire que ce que la conseillère lui accordait.
Vous vous effilez, vous vous perdez parmi les autres âmes. Vous avez ouvert leurs portes, mais des fragments de vous sont restés coincés. Vous allez vous découdre petit à petit. Si votre attache à notre monde disparaît totalement…
Léana sentit la pression rassurante diminuer. Les bruits reprirent, le souffle des autres envahit de nouveau sa tête. Elle se perdait, ne savait plus où elle était. Un roi, un médecin, un jeune homme ? Une souris, une araignée ? Peut-être tout en même temps, ou bien rien du tout. Était-elle omnipotente ? Pouvait-elle voir le monde entier, le moindre être vivant ? Qui lui résisterait ?
Princesse !
Tout fut coupé en un instant. Elle fut engloutie dans des bras solides et chauds. Elle reconnut aussitôt celui qui l’entourait : Ian Ommone. Durant un court instant, elle partagea un fragment de sa vie. Stupéfaite par ce qu’elle y découvrit, elle faillit lâcher prise de nouveau, mais il la tenait fermement. Il la bloqua en elle-même, l’empêchant de s’éloigner ou de lire à nouveau en lui.
Ne vous perdez pas, Léana. Restez en vous.
Kaevin !
La panique la prit à la gorge. Ces bras qui la maintenaient, c’étaient les siens, durs, menaçants. La froideur de la lame sur sa gorge la fit suffoquer.
Non, Léana. Calmez-vous, ce n’est que moi. Ian.
Alors, elle le vit. Tout se calma en elle. Elle se tenait dans la clairière balayée par le vent, face à Ian Ommone. Les portes avaient disparu. L’homme n’avait ni cernes, ni cheveux en bataille. Ses habits étaient propres. Il paraissait même plus jeune.
Vous n’êtes plus en prison ?
Elle avait voulu parler, mais les mots n’avaient résonné que dans sa tête.
Pas ici. Vous êtes dans la Plaine du Charme, Léana, et vous devez cesser de vous perdre.
Je… il y a tant à découvrir !
Non, retenez-vous ! Rappelez-vous de votre vie !
Je… je me suis fait agresser. Je vais mourir, il m’a tranché la gorge, et je ne reverrai jamais ma mère !
Pas ça, Léana. Les belles choses.
Rien n’en vaut la peine. C’est bien plus calme, ici.
Laissez-moi vous montrer ce qui en vaut la peine.
Le décor changea. A présent, elle était assise dans le bureau de la tour du roi. Phelps était présent, bien plus jeune que dans la réalité. Il se tenait debout devant un adolescent aux cheveux d’un noir corbeau. Lorsqu’il se tourna vers elle et qu’elle vit ses yeux bleus et son visage, le cœur de Léana bondit. A peine plus âgé qu’elle, il était bel et bien vivant.
« Papa ? » murmura-t-elle.
Il ne réagit pas à sa question, en formulant une autre à la place:
« Qu'en pensez-vous, Ian ? »
Sa voix était celle d’un jeune homme sûr de lui, ni trop grave, ni trop aiguë. Il venait clairement d’exprimer son opinion, et cherchait quelqu’un pour le soutenir.
« Peu importe ! s'énerva le roi. Dame Cyrille est mariée, Jack! Tes choix importent peu. Nous te marierons à une fille d'une famille importante, peut-être de l'une de nos régions. Cette réunion est finie. »
Phelps sortit d’un pas raide. Jack et Ian restèrent seuls. Léana comprit qu'elle voyait la scène par les yeux d'Ommone : c'était son souvenir. Elle aurait voulu s’en dégager, courir vers son père, pleurer, mais elle ne pouvait rien faire. Jack se laissa tomber dans un fauteuil et se prit la tête entre les mains. Ian vint s'asseoir près de lui. Une question surgit dans l’esprit de Léana : pourquoi Ommone était-il au courant de l’existence du bureau dans la tour, censée être secrète ? Pourquoi était-il aussi proche de Jack ?
« Il va me forcer, gémit soudain le prince. Je devrai épouser une fille que je n'aime pas.
− Parliez-vous sérieusement, à propos de dame Cyrille ?
− Non, évidemment. »
L'air épuisé, Jack se renversa dans le fauteuil et passa une main dans ses cheveux. Son air sûr de lui et buté s’effaçait entièrement, pour ne laisser qu’un jeune homme désemparé. Léana se sentait fondre d’amour face à cette vision de son père. Elle aurait donné n’importe quoi pour pouvoir le toucher, lui parler. Mais elle devait se contenter de vivre ce que Ian avait vécu.
« Je voulais le faire réagir. Louise est bien trop âgée pour moi, même si cela ne nous a pas gênés par le passé. »
Léana fut choquée par la révélation, mais Ommone ne réagit pas. Était-il au courant ? La vieille veuve, qui lui avait dit avoir bien connu son père, avait eu en réalité une relation sexuelle avec lui ? D’après Morgan, le prince avait dix ans quand il avait rencontré dame Cyrille. Non, c'était absurde : leur histoire avait dû avoir lieu plus tard. Jack regarda Ian. Léana dévorait son père des yeux, ses cheveux emmêlés, sa posture défaite, même ses mains qu’il frottait l’une contre l’autre.
« Je veux une femme qui me plaise, Ian. Je veux l'aimer et avoir des enfants avec elle parce que j'en ai envie. Pas parce que mon royaume a besoin d'un héritier.
− Vous est-il déjà arrivé d'y penser ? Au jour où vous aurez des enfants ?
− J'ose à peine. Je crains que mon père s'en prenne à un enfant auquel j'aurais seulement songé. Je veux qu’il soit élevé différemment de moi, même s'il est appelé à régner.
− L'enseignement que vous avez reçu est le meilleur qu'un prince puisse imaginer, messire.
− Et une princesse ? J'aimerais une fille, Ian. »
Il repartit dans sa rêverie.
« Je voudrais qu'elle soit belle, qu'elle ait de nombreux amis et une vie paisible jusqu'à ce qu'elle soit forcée de reprendre les rênes du royaume. Je voudrais lui donner le nom de ma sœur.
− Votre sœur ? »
Jack se leva et redevint le prince assuré qu’elle avait vu plus tôt. Léana trouva son père majestueux, puissant.
« Pas besoin de faire l'innocent, Ian. Je sais que mes parents ont eu un enfant, une fille, qui est morte avant ma naissance. J'aurais aimé connaître la petite Leana. »