Chapitre 9

16 ans plus tôt

La forêt bourdonnait autour de l’homme. Il se frayait un passage parmi les buissons et les branches basses, silencieux. Chaque contact avec les arbres le faisait frissonner et l’emplissait d’émotion. Un émerveillement respectueux et teinté de crainte. Il n’avait pas réellement le droit d’être ici : la forêt sentait qu’il était étranger. Mais sa quête l’obnubilait depuis des mois. Il refusait de renoncer maintenant.

Une dernière branche repoussée, et il le vit. Son souffle se bloqua, alors que son cœur s’excitait dans sa poitrine. L’homme s’avança de quelques pas. L’immense chêne qui lui faisait face avait plus de mille ans. Ses racines s’étendaient sur plusieurs mètres, bien ancrées dans le sol. Le visiteur leva les yeux, mais ne put en voir le sommet. Les ramures formaient un dôme de verdure sur la clairière qui l’entourait. Aucun arbre ni buisson n’avait poussé autour, aucune plante grimpante n’envahissait son écorce. De l’arbre émanaient une puissance et un savoir infinis qui tenaient à distance tout intrus.

 

L’homme s’avança encore, hypnotisé. Il savait qu’il ne devait pas le toucher. Il ne survivrait pas à un tel afflux de force. Cet arbre majestueux contenait plus de mille années de savoir, de vies, d’histoires que son frêle corps humain ne pourrait supporter. Et malgré cela, son désir d’atteindre cette connaissance infinie le poussait à s’approcher. Son cœur avait ralenti, il était calme. La sérénité du chêne l’emplissait. Il avait beaucoup de choses à regretter dans sa vie, des choses qu’il avait appris à accepter au cours de l’année passée. Il avait fait son deuil et ses adieux, était enfin en paix avec lui-même. Tout ce qui lui restait à faire, c’était d’effleurer l’écorce.

Il sentit les pulsations de vie alors qu’il était encore à trois mètres du tronc. Tous ses poils se hérissèrent. Il était si petit, si misérable face à ce dieu de bois ! Il n’était rien, il le savait : juste une poussière dans l’infinité du temps et des milliards d’autres vies.

Sans qu’il s’y attende, un visage surgit dans son esprit. L’habituel flux de douleur et d’amour l’envahit. Sa femme. Ses yeux rieurs, son petit nez retroussé, ses longs cheveux châtains. Il vit ensuite sa fille, son enfant, si petite et fragile. Elles lui manquaient énormément. L’homme s’arrêta, regardant l’arbre.

« Je suis désolé, souffla-t-il dans le silence. Je sais que je pourrais encore réparer mes bêtises… Mais c’est mieux ainsi. » 

Il tendit la main. Du bout des doigts, il effleura l’écorce de l’Arbre Sacré. En un éclair, il eut la vision de toutes les vies qui étaient entrelacées à celle du puissant chêne. Il vit sa femme, sa fille, ses parents, tous ceux qu’il aimait. Puis son cœur cessa de battre.

 

* * *

 

« Je savais que vous viendriez. »

Léana ralentit en entendant cette phrase en français. En bas du troisième escalier se trouvait une porte en bois qu'elle avait poussée. Elle se tenait à présent dans un couloir au murs noircis. A gauche se trouvaient des cellules closes par des portes à barreaux. La prison.

Le sous-terrain semblait avoir été creusé directement dans la roche. Il n’était éclairé que par des bougies projetant leur faible halo sur les murs. Léana s’avança lentement dans le boyau. Elle avisa sur sa droite un renfoncement dans le couloir. Une table et une chaise y étaient placées, sur lesquelles un soldat était affalé. Son visage reposait sur ses mains et de petits ronflements provenaient de lui.

« Il serait renvoyé immédiatement si on le surprenait ainsi », fit de nouveau la voix.

Léana se tourna vers la première cellule, dans laquelle elle découvrit un homme aux cheveux noirs grisonnants. Son visage fatigué s’illumina d’un sourire quand elle le regarda.

« Qui êtes-vous ? Pourquoi parlez-vous aussi bien ma langue ? demanda-t-elle, méfiante.

− Je m'appelle Ian Ommone. Je suis un ami proche du roi, et j'ai appris le français avec lui. »

La jeune princesse ne put s'empêcher de rire.

« C'est pour ça que vous êtes au cachot ?»

Il secoua la tête, les sourcils froncés.

« Comme vous le savez, on m’accuse de meurtre. Un meurtre que je n’ai pas commis. »

Léana frissonna, se souvenant qu’elle se trouvait peut-être face à un Charmé capable de tuer un enfant avec sa magie.

« Qu’est-ce qui me prouve que vous êtes innocent ? Que vous n’allez pas vous en prendre à moi ?

− Même si j’étais capable de manipuler un esprit au point qu’il décide de se tuer, je ne pourrais pas le faire alors que vous êtes sous protection de l’aria. Vous ne craignez rien avec moi, ma Reine. »

Cette appellation la fit frémir. Elle resta silencieuse quelques secondes, digérant ces mots, puis murmura :

« Je ne suis pas votre reine.

− J'ai bien connu votre père, Princesse Léana. C’était un homme incroyable, que j’appréciais énormément. Sa disparition m’a beaucoup attristé.

− Vous savez comment il est mort ?

− Jack n’en faisait souvent qu’à sa tête. Le roi vous a-t-il dit qu’il était chez les Elfiques à sa mort ? »

Les sourcils froncés, elle fit signe que non.

« Les Elfiques ?

− Le Royaume Elfique est le pays qui jouxte la Serre, au sud de l’Aélie. Il est composé d’une large forêt qu’on dit magique. D’après ses soldats, Jack a enfreint l’une des règles qu’on lui avait imposées. Et la forêt elle-même a eu raison de lui.

− Comment… comment est-ce possible ?

− La forêt Elfique regorge de secrets, princesse. Ça ne m’étonne pas que sa curiosité et son entêtement l’aient tué. Enfant, Jack était un petit très vivant, sûr de sa place de futur monarque et avide d'apprendre. »

Il s'appuya contre le mur sans cesser de la dévisager. Elle aussi l’observait : sa chemise avait dû être blanche mais tournait à présent au gris. Il paraissait à la fois sûr de lui et mal à l’aise, confiné dans cet endroit miteux. Néanmoins, il avait la voix paisible et pleine d’affection.

« Jeune homme, il a continué à vouloir apprendre. Il a perdu son arrogance d'enfant. C'est devenu quelqu'un de bien, mais un peu trop vif et entêté. Je ne doute pas qu'il ait aimé votre mère. »

Une douce chaleur envahit la jeune fille. Morgan l'avait fait douter des sentiments qu'avait pu avoir son père envers Carmen Sene.

« Jack était une bonne personne, Léana. Et d’après ce que j’ai compris quand votre esprit m’était ouvert, vous avez un désir dévorant de découvrir qui il était.

− Vous m'avez espionnée ? »

Sa voix était étranglée. Pas parce qu’il avait lu dans ses pensées, mais parce qu’il avait mis le doigt sur sa corde la plus sensible.

« Non, princesse. Écouter et entendre sont deux choses différentes. Vous êtes une Charmée, mais n’avez aucun contrôle sur votre magie. Vous avez besoin d’apprendre. »

Cela faisait écho aux paroles de Gregor. Le vieil homme lui avait dit qu’elle serait en danger si elle n’apprenait pas à maîtriser ses pouvoirs. Léana commençait réellement à s’en inquiéter. Qui d’autre avait pu fouiner dans son esprit quand elle n’avait pas été protégée par l’aria ? Néanmoins, l’assurance de l’homme titillait sa propre fierté. Elle ne put s’empêcher de rétorquer :

« Je pourrais demander à la conseillère Da’lensso. D’après ce que j’ai compris, seuls vous et elle êtes Charmés au château. Et elle a l’avantage de ne pas se trouver en prison.

− Non. »

Il avait parlé sèchement. Léana le dévisagea en haussant un sourcil.

« Je n’ai nulle confiance en la conseillère. C’est une femme au cœur dur, extrêmement maline. Elle a toujours eu beaucoup d’ambition, ce qui lui a permis d’arriver au rang de deuxième personne la plus influente du royaume. Je vous en prie, princesse, ne vous laissez pas manipuler.

− Pourquoi le roi la laisse-t-il à ce poste, si elle est si dangereuse ?

− Notre souverain a tendance à faire confiance aux gens. Il a vu en elle une femme douée, intelligente, et suffisamment détachée pour exceller dans sa position de conseillère.

− Et pourquoi n’êtes-vous pas du même avis ? »

Il hésita.

« Disons que Hannah et moi… avons eu un désaccord, il y a des années de cela, quand elle n’était qu’une apprentie qui souhaitait entrer dans la Configuration du Quatre. J’ai pu constater toute l’ampleur de son caractère. Contrairement au roi, je l’ai vue sans masque. Je n’ai pas aimé ce que j’ai vu. Malheureusement, je n’ai aucun moyen d’appuyer mes dires, ni de prouver sa mauvaise foi. »

Il marqua une pause. Au bout de quelques secondes, il se mit à tourner en rond dans sa cellule. 

« Nous sommes aussi en désaccord sur l’acceptation des nouveaux apprentis dans la Configuration. Mais ça, c’est une autre histoire. »

Il se tut. Léana sentit qu’il y avait plus que ça. Elle s’apprêtait à insister quand il conclut :

« En tout cas, elle n’a rien d’un professeur.

− Et vous seriez un bon maître, je suppose ? »

Ian ne répondit pas. Il s’approcha des barreaux de la cellule pour l’observer.

« Il vous faudra rejoindre la Configuration du Quatre, Princesse. Vous devez découvrir l’ampleur de notre magie. J'arriverai peut-être à convaincre le roi de me laisser vous guider dans le Charme, mais s'il refuse, vous devrez revenir ici m'écouter. Cet enseignement est très important pour les novices. Vous êtes en danger si vous laissez vos pensées vagabonder ainsi. Pour l'instant, l'aria les maintient fermées, mais quand vous n'en aurez plus dans le sang, la porte sera ouverte sur la plaine du Charme. Et les intrus pourront faire ce qu’ils veulent de votre esprit.

− Je ne comprends pas grand-chose, avoua Léana. Et je n’oublie pas que vous avez peut-être tué un enfant avec cette magie.

− Léana… j’ai bien connu votre père. Je l’ai élevé presque comme un fils. Je sais que vous avez des centaines de questions sur lui, auxquelles je me ferais un plaisir de répondre. J’en parlerai au roi, je vous montrerai que je suis digne de confiance. Si vous refusez de m’écouter, vous risquez la mort, ou pire. »

Pire que la mort ? Que voulait-il dire ?

Elle voulut lui demander, mais du bruit retentit derrière elle. La chaise du soldat grinça sur le sol quand il se leva brusquement. Il avait l’air perdu. A la fois gêné et furieux, il l’apostropha avec vigueur en aélien.

« Partez, avant d’avoir des ennuis », souffla Ian dans son dos.

Léana lui jeta un dernier regard avant d’obéir. Elle aurait voulu lui parler encore de son père, mais le temps lui manquait. Alors qu’elle s’enfuyait, elle se promit de revenir le voir.

 

 

L’après-midi de Léana se consacra à l’apprentissage de vocabulaire avec Louis. Morgan lui fit aussi un cours sur les coutumes de la cour aélienne, la façon dont elle devrait se tenir face au peuple. Le soir, les deux hommes la firent étudier tard, l’obligeant à répéter les noms des seigneurs, de leurs familles proches, ainsi que des personnages importants de la cour. Ils se mettaient de temps à autre à parler aélien, puis lui demandaient ce qu’elle avait compris. On leur apporta un dîner dans la salle d’étude. Louis en profita pour lui nommer tout ce qu’elle touchait. La tête de Léana était pleine à craquer lorsqu’elle se retira dans sa chambre. Elle eut à peine le temps de s’allonger qu’elle s’endormit.

Au matin de son troisième jour en Aélie, la princesse se réveilla sur un château en effervescence. Tandis qu’elle suivait un page jusqu’à la salle de son cours du matin, elle se rendit compte de l’agitation qui régnait. Des valets et des servantes parcouraient les couloirs, pressés, transportant toutes sortes d’objets : vases, draps, chandeliers, nécessaire de ménage… la jeune fille avait l’impression de s’être réveillée dans une fourmilière. Ce n’est qu’en parvenant à la salle d’étude, plus calme, qu’elle réalisa que tout cela était pour elle.

La matinée suivit le même rythme que la veille. Durant la pause, Morgan et Léana sortirent se promener dans les jardins du palais en compagnie de Dame Cyrille et Mia. Même si la jeune fille comprenait davantage de mots, la langue était toujours une barrière. Elle eut donc du mal à faire réellement connaissance avec les deux femmes. En revanche, elle se rapprochait de plus en plus de Morgan.

Louis ne déjeuna pas avec eux ce jour-là, si bien qu’ils se retrouvèrent seuls. La conversation était naturelle, agréable. Le jeune homme n’avait plus fait de remarque déplacée vis-à-vis d’elle. Léana était bien plus à l’aise à présent. Elle ne ressentait plus le besoin de se défendre à la moindre de ses taquineries. Elle n’arrivait pas à ignorer totalement l’attirance physique qu’elle ressentait envers lui, mais elle s’obligeait à ne pas en tenir compte. Par respect envers Mia, elle avait décidé que leur relation se bornerait à de l’amitié.

Au milieu de l’après-midi, un professeur renommé vint lui donner un cours de danse. Léana avait fait sept ans de danse classique. Il lui suffit donc d’apprendre les pas principaux qu’elle aurait à effectuer. Elle était inquiète à l’idée de devoir ouvrir le bal avec un inconnu, devant des centaines de personnes, mais elle savait que ses pieds ne lui feraient pas défaut. Son cavalier pour cette première danse serait Edouard O’membord, le fils du seigneur de la Pesée. Léana était censée le rencontrer le lendemain.

 

« Eh bien voilà. C’est tout pour aujourd’hui. »

Léana leva le nez du livre qu’elle étudiait et regarda Morgan en clignant des yeux.

« Quoi, déjà ?

− Il est presque neuf heures du soir, calita. Tu dois te reposer. »

Léana se tourna vers la fenêtre, constatant avec stupéfaction qu’il faisait nuit. Elle était plongée dans le déchiffrage d’un livre pour enfants depuis plus d’une heure. La page qu’ils venaient de lire ensemble évoquait différents animaux et leurs modes de vie. La jeune fille ne savait toujours pas si elle était plus surprise par la présence de vaches en Aélie, ou par les étranges animaux qui peuplaient ce monde. Certains d’entre eux se tenaient sur deux pattes, tels des autruches, mais avaient de courts bras à l’avant et un corps de biche. Malgré les images, elle avait peine à imaginer ces medibiss.

« N’oublie pas que tu vois le roi demain à huit heures, lui rappela Morgan.

− Je sais. »

Léana se frotta les yeux, puis soupira.

« Et demain, je vais devoir manger avec tous les seigneurs, rencontrer mon cavalier pour le bal et survivre à cette présentation à la cour. Comment tu veux que j’oublie ? Je ne pense qu’à ça.

− Ça va aller, la rassura-t-il en souriant. Ils vont tous t’apprécier. Tu as effectué un travail énorme, depuis hier. Je suis fier de toi. »

Léana eut un sourire en coin.

« Merci, papa. »

Morgan rit, puis ils se levèrent. Le jeune homme parvint à la porte de la salle d’étude avant elle. Il la lui ouvrit.

« Princesse. »

Léana leva les yeux au ciel.

« Tu es insupportable.

− Je sais. Mais tu l’es encore plus, alors ça va. »

Léana éclata de rire et lui donna un coup de coude. Le page qu’ils croisèrent à ce moment-là les regarda avec un air surpris. Léana pouffa, mais elle vit le visage de Morgan se fermer.

« Quoi ?

− Rien. Je suis fatigué, c’est tout. Tu dois l’être aussi. »

Léana comprit qu’il mentait, mais elle décida de ne pas insister. Elle n’était pas d’humeur à se disputer avec lui.

Lorsqu’ils tournèrent dans le couloir menant à sa chambre, ils aperçurent un groupe de nobles accompagnés de la conseillère Da’lensso. Ils portaient encore leurs manteaux. Léana comprit qu’ils venaient d’arriver.

Morgan se raidit à son côté.

A la tête du groupe se trouvait un homme vêtu d’un pourpoint émeraude. Ses doigts étaient couverts de bagues et de joyaux. Des cheveux gris encadraient un visage fin et dur. A son bras minaudait une femme qui incarnait la noblesse aélienne : une coiffure compliquée qui lui donnait vingt centimètres de plus, une robe ne cachant quasiment pas sa poitrine. Lorsque Léana croisa le regard perçant du noble, un frisson la parcourut.

« Princesse Léana, fit Hannah en s'arrêtant. Je vous présente le Seigneur Nelan O'reissan, cousin du roi Phelps Tan'O'legan. »

Léana sentit la peur l'envahir. Elle supporta un instant le regard froid et calculateur de l'homme qui était sûrement l’auteur de sa tentative d’enlèvement.

« Elle ne comprend pas », gronda-t-il, du mépris dans la voix.

Cette simple phrase suffit à mettre Léana en colère.

« Je comprends, répondit-elle froidement en aélien. Je suis ravie de vous rencontrer enfin, Seigneur O'reissan. »

Il ne parut pas dérouté, contrairement à sa compagne qui écarquilla les yeux. Léana le toisa d’un regard noir, fière d’elle.

« Alors nous nous verrons demain, Princesse, à la cérémonie. »

Il s'inclina profondément, mais Léana ne fut pas dupe. Les manières courtoises d’O’reissan n’étaient qu’une façade. Le groupe de nobles ne bougea pas.

« C’est à toi de partir en premier », lui murmura Morgan.

Léana hocha brusquement la tête et reprit sa route. Les nouveaux arrivants s’écartèrent pour les laisser passer.

« Ça va ? s’inquiéta le jeune homme lorsqu’ils s’arrêtèrent devant la chambre de la princesse.

− Ouais. »

Elle préférait ne pas lui avouer qu’une énorme boule venait de se former au creux de son estomac. L’antipathie d’O’reissan n’était que le début. Le lendemain, elle devrait subir la compagnie de toute la cour. Le moindre de ses faux pas serait mal vu.

« Essaye de dormir. Tout va bien se passer. »

Elle ne le regarda pas, occupée à cacher son stress. Elle afficha un sourire et posa la main sur la poignée de sa porte.

« Merci. A demain.

− Hé. »

Morgan posa la main sur la sienne. Léana leva enfin les yeux vers lui. Il vérifia qu’ils étaient seuls dans le couloir, puis lui sourit.

« Ça va aller. Ils vont t’adopter très vite, ne t’en fais pas. Aies confiance en toi. »

Léana hocha la tête, incapable de répondre. La main du jeune homme répandait une douce chaleur dans la sienne. Finalement, il la lâcha. La princesse pénétra dans sa chambre le cœur battant.

Elle se coucha rapidement. Elle passa une bonne heure à chercher le sommeil. Finalement, elle se décida à rallumer une bougie. Cherchant à s’occuper l’esprit, elle récupéra son sac dans le coffre au pied de son lit et en extirpa son téléphone. Elle n’y avait pas touché depuis son arrivée ici. Évidemment, il n’y avait pas de réseau. Quant à la batterie presque à plat, elle ne serait pas rechargeable au château. Léana prit quelques photos de la chambre, autant pour s’occuper que pour ramener des souvenirs en France. Elle ignorait si elle reviendrait ici après son retour à Paris. Au moins, ainsi, elle aurait quelques souvenirs de sa vie de princesse.

La jeune fille se rassit ensuite dans le lit. Elle joua sur son téléphone jusqu’à ce qu’il rende l’âme. Lorsqu’elle le posa, elle se rendit compte qu’elle s’était calmée. Après tout, son autre vie était à portée de main : si les choses ne se passaient pas bien ici, elle n’aura qu’à rentrer chez elle et tout oublier. Alors qu’elle soufflait la bougie, une pensée soudaine la traversa. Pourquoi sa grand-mère avait-elle caché le miroir dans sa cave pendant presque vingt ans ? Pourquoi l’avoir gardé, après le départ de Jack et de sa mère ? Léana se promit d’interroger Claire en revenant chez elle.

Son sommeil fut agité par un rêve étrange. Elle chevauchait, fatiguée, en fuite. Fuyant quoi ? Un passé obscur, difficile à éviter. Un père violent et des souvenirs douloureux. Le seul endroit sûr était le château. Elle devait y aller à tout prix et demander, peut-être, une place de servante. Leo pourrait l'aider, si elle le trouvait. Mais ce ne serait qu'éphémère. Elle le sentait en elle-même, la sensation lui griffait l'âme : elle avait une mission à remplir, comme ceux de sa famille. Il fallait qu'elle rencontre les O'moska et qu'elle arrive à les convaincre qu'elle aussi avait le don. Un frissonnement la saisit soudain, alors qu'elle arrivait près du château encore éclairé. Elle avait entendu dire que le roi organisait une cérémonie en l’honneur de sa petite-fille. Les plus grands nobles du royaume étaient arrivés dans la journée, le château devait être pareil à une fourmilière. Mais elle sentait quelque chose. Un esprit qui la joignait. Quelque chose qui flottait autour d'elle.

« Qui est-là ? » s'inquiéta-t-elle.

Pas de réponse. Sa gorge se serra. Était-ce la sensation dont son père lui avait parlé, le sentiment d'avoir trouvé son partenaire ? Mais si c'était le cas, où se trouvait cette personne?

« Princesse Léana ? »

La princesse se réveilla en sursaut, encore prise dans son rêve. Tania l'observait, debout à côté de son lit.

« ... huit heures. »

Léana se redressa, peinant à ouvrir les yeux. Elle avait l’impression de n’avoir pas dormi de la nuit.

Un plateau avec son petit-déjeuner l’attendait à ses pieds. Quand elle vit qu’elle était bien réveillée, Tania lui approcha la nourriture, s’inclina et s’éloigna. C’est alors que la jeune fille aperçut la robe posée près de son lit, qui l’attendait pour le bal du soir. C’était le grand jour : elle allait officiellement être présentée au peuple aélien.

Sa gorge se noua immédiatement. Elle n’avait plus faim, soudain.

« Faites que tout se passe bien, ou je ne reviens plus jamais ici », marmonna-t-elle avant de se lever.

 

Une heure plus tard, Léana se trouvait dans le bureau officiel du roi. Elle était installée dans un fauteuil face à son grand-père, observant l’endroit avec curiosité. La pièce était grande et meublée de façon plus riche que celle dans la tour. Les murs blancs étaient propres et les meubles vernis. Des tableaux, des livres et de nombreux objets étaient exposés. Près de la cheminée se trouvaient deux canapés et une petite table.

« J’ai parlé à Ian, déclara-t-il sans préambule. Et la première chose que j’aimerais te dire, c’est que je ne veux plus que tu descendes le voir. »

Léana le dévisagea, surprise par son ton dur.

« Mais je…

− N’essaye pas d’argumenter. Une princesse n’a pas à descendre dans les cachots pour rendre visite à un prisonnier. Par chance, le garde n’avait pas encore raconté ta promenade à toute la caserne avant que je lui ordonne de se taire.

− Et comment suis-je censée apprendre à maîtriser ma magie si je ne peux pas le voir ? »

Elle vit le roi se raidir, mais soutint son regard.

« Nous arrangerons des entretiens privés entre vous. Privés, c’est-à-dire qu’à part Hannah, Morgan et moi, personne ne doit être au courant. Tu comprends ?

− Oui. Alors vous ne le pensez pas coupable ? Vous croyez qu’il n’a pas tué cet enfant ?

− Non. Je connais cet homme depuis des années, nous avons… »

Il s’interrompit.

« Vous avez ? le relança la jeune fille.

− Nous avons vécu beaucoup de choses tous les deux. Je pense que tu peux lui faire confiance. Néanmoins, par principe, vos entretiens seront supervisés. Si les gens apprennent que tu le vois, ils ne mettront pas longtemps à deviner que tu es Charmée.

− Vous supposez déjà que je vais accepter qu’il me forme. »

Il eut un sourire amusé.

« N’est-ce pas le cas ?

− Pourquoi ne pourrais-je pas le faire avec la conseillère ?

− Hannah est trop occupée. Elle doit gérer son propre travail, et celui de Ian tant qu’il est au cachot. Et puis, je dois bien admettre que Ommone a raison sur ce point : elle n’est pas la personne la plus pédagogue qui soit. »

Léana se tut un instant, puis enchaîna :

« Tout cela sous-entend que je vais revenir. Et si je décidais, demain soir, de rester chez moi et de ne plus mettre les pieds dans ce pays ? »

Un long silence s’ensuivit. Le roi se leva lourdement de son fauteuil et s’éloigna de quelques pas. Il s’arrêta devant un portrait fixé au mur. La reine Camilla y était représentée, assise dans un fauteuil doré. Elle avait une main protectrice sur son ventre rebondi. Était-ce Jack, qu’elle portait en son sein ?

« Tu ressembles plus à ton père que tu ne l’imagines, Léana. Je sais que tu reviendras. »

Il se tourna vers elle. Son air mystérieux la fit frissonner.

« Ton sang est aélien, que tu le veuilles ou non. Si tu souhaites découvrir qui était ton père et quelles sont tes origines, alors tu franchiras de nouveau ce miroir. »

Pour une fois, la jeune fille resta silencieuse en soutenant le regard de son grand-père. Au bout de quelques instants, celui-ci enchaîna :

« Es-tu prête pour aujourd'hui ?

− Je crois.

− Ta robe est sublime, comme d’habitude. Je féliciterai Dame Cyrille en personne.

− Dame Cyrille a cousu ma robe ?

− Oui, c’est notre couturière royale. Pourquoi crois-tu qu'elle soit à la cour ?

− Je croyais que les nobles pouvaient rester à la cour sans avoir besoin d’une raison particulière. Ce n’est pas justement ça, le but de leur noblesse ?

− Mes nobles ne sont pas invités toute l'année gratuitement ! Ils travaillent pour mériter leur place chez moi. Quant à ceux qui vivent dans les autres régions, ceux que tu vas rencontrer aujourd'hui, ils ont diverses fonctions trop compliquées pour être résumées ici. Tu n’auras qu’à interroger Morgan. »

La princesse hocha la tête. La liste de questions à poser ne cessait de s’allonger. Elle avait beau avoir harcelé Morgan, elle voulait toujours en apprendre davantage. Il y avait tant à savoir sur ce monde !

« Alors, hum… ta… ta mère ? Comment s’appelle-t-elle ?

− Carmen. Elle a quarante-quatre ans.

− Ton père en aurait eu quarante-trois, en années de ton monde. »

Elle sentit son ventre se nouer.

« Tu t’entends bien avec elle ?

− Eh bien… »

En un éclair, Léana repensa à l’année écoulée. Les disputes, les réponses acides qu’elle jetait à sa mère. Combien de fois Benjamin lui avait-il dit qu’elle pourrait être plus gentille, que Carmen était fatiguée ? Léana rétorquait à chaque fois qu’ils pouvaient toujours la renvoyer en France. Chez elle.

Elle avait détesté vivre aux États-Unis, du début à la fin. Alors pourquoi ne se sentait-elle pas mal à l’aise, dans cet autre monde ?

« C’est compliqué. J’ai été plutôt désagréable avec elle, cette année. »

Elle tut les raisons.

« Et ta grand-mère ? Le portail est dans sa maison, si j’ai bien compris ?

− Oui, on habite près de chez elle. Je la vois très souvent. Je l’aime beaucoup, mais je lui en veux de m’avoir caché l’origine de mon père toutes ces années. »

Il parut surpris.

« Elle te l’a caché ? Elle le savait, mais n’a jamais rien dit ? En dix-sept ans ? »

Léana trouva sa façon de réagir étrange. N’était-il pas censé être partisan du secret qui entourait son monde ? A sa place, la jeune fille aurait été ravie que le portail ait été si bien gardé.

« Elle a toujours été très secrète. Elle fait des mystères sur absolument tout. Quand elle ne veut pas aborder un sujet, elle l’esquive très facilement. »

Le roi hocha la tête. Son regard se perdit au loin durant quelques instants. Elle se rendit compte qu’il était très semblable à Claire, finalement.

Ils discutèrent ainsi durant une bonne heure. A chaque fois que Léana amenait le sujet vers son père, le roi le détournait. Elle comprit très vite qu’il n’avait pas envie d’en parler. Le sujet était-il encore trop sensible, malgré toutes ces années passées ? Léana n’insista pas : elle poserait ses questions à Ian.

 

Il était dix heures lorsque Hannah et Louis les rejoignirent dans le bureau. La conseillère portait une veste grise bien taillée et un pantalon ample de la même couleur.

« Majesté, Princesse, bonjour. »

Elle esquissa une ombre de sourire en guise de salut, puis vint s’installer auprès d’eux. Elle posa une liasse de feuilles devant la princesse. Louis les salua à son tour et s’assit à côté de Léana.

« Jazimir m’a fourni les dernières informations concernant nos invités. La famille Da’bemol ne sera pas présente, leur fille a attrapé une mauvaise sinuse. »

Léana ne comprit pas ce dernier mot.

« C’est une sorte de maladie », lui chuchota son traducteur à l’oreille.

Hannah enchaîna en citant d’autres noms, se tournant parfois vers la princesse pour lui indiquer lesquels étaient à retenir.

« Nous devons respecter un ordre précis d’entrée dans la Salle aux Cheminées, lui expliqua le roi. J’entrerai avec Hannah à ma droite. Tu viendras juste derrière. Tu n’as pas encore la position pour être à mon niveau, mais tu es tout de même notre invitée d’honneur. Louis t’accompagnera. Derrière nous viendront Pier O’leskine, mon trésorier, ainsi que d’autres membres du conseil royal. »

Léana fronça les sourcils.

« Je ne leur ai pas été présentée, je crois. Je n’ai même pas rencontré Jazimir, votre intendant.

− Tu l’as vu à ta présentation. C’est un niumba. »

Léana mit quelques instants à comprendre ce que signifiait ce mot.

« Oh ! Il vient de l’île Niumba, c’est ça ? »

Elle se souvenait effectivement du seul homme à la peau noire de la tablée royale.

« Exactement. Il a grandi là-bas, mais a décidé de quitter la communauté Niumba. Il a acquis son nom aélien il y a une dizaine d’années, juste avant de devenir secrétaire, puis intendant royal. 

− Je vois.

− Pier O’leskine n’a pas pu assister à ta présentation. Notre secrétaire royal était là, mais il est plutôt discret et préférait se joindre à la foule. Tu les verras tous ce soir. »

La jeune femme hocha la tête. Hannah lui dit aussitôt :

« Ne faites pas ça.

− Pardon ? »

La conseillère se lança dans une tirade en aélien qui dérouta Léana. Louis se chargea aussitôt de lui traduire ses paroles.

« Vous devez respecter les règles de bienséance aélienne ce soir, princesse. Hocher la tête est bien moins poli que de dire « d’accord ». Vous tenir droite, manger proprement, rendre le moindre salut, sourire autant que possible. Vous ne pouvez refuser de danser avec personne. Si vous ne comprenez pas une phrase… »

Il hésita, avec un sourire en coin. Hannah haussa un sourcil. Louis finit la traduction :

« … ne me regardez pas d’un air stupide, mais expliquez que vous ne parlez pas suffisamment bien notre langue.

− Je ne vous regarde pas d’un air stupide », protesta Léana.

Phelps se mit à rire doucement. Il était plongé dans les papiers que lui avait amenés Hannah, mais les écoutait tout de même d’une oreille.

« Et Morgan m’a déjà dit tout ça, soupira-t-elle.

− Mieux vaut qu’on vous les répète. Vous ne pouvez pas vous asseoir avant le roi. Ne vous asseyez pas non plus avant les seigneurs, mais faites-le en même temps qu’eux. Vous n’êtes pas encore leur supérieure. »

La liste continua durant un moment qui lui sembla interminable. Léana dut se retenir de se moquer de certaines règles. Elle ne devait jamais couper la parole au roi ou aux seigneurs, en revanche elle pouvait interrompre n’importe qui d’autre, ce qui était une forme de respect plutôt étrange. Elle n’était pas censée relever sa robe à deux mains lorsqu’elle marchait, mais seulement avec une. Il fallait croire que le risque de se ridiculiser en trébuchant était moins important que de respecter la coutume pour tenir sa robe…

Hannah conclut son sermon en lâchant une phrase d’un ton pincé. Louis répéta, légèrement gêné :

« Ne réitérez pas l’expérience de l’autre soir. Les nobles ont très mal jugé votre manière de sortir de la salle. Certains disent déjà que vous êtes une enfant gâtée, que vous serez aussi méprisante que votre père. »

Léana se crispa.

« Morgan m’en a déjà parlé. Je ne pensais pas que ça serait pris ainsi.

− Eh bien apprenez à penser plus », rétorqua Hannah d’une voix glaciale quand Louis lui eut transmis la réponse de la princesse.

Léana la foudroya du regard.

« Je fais ce que je peux pour m’habituer à vos coutumes, Conseillère. »

Hannah répondit, mais Louis hésita. Il regarda le roi, qui leva les yeux du livre qu’il consultait.

« Ça suffit. Il est temps pour Léana d’aller rencontrer son cavalier pour l’ouverture du bal.

− Qu’a-t-elle dit ? insista la jeune fille.

− Léana, cesse de faire l’enfant, s’agaça le roi. Hannah a raison, tu dois te comporter en princesse, à présent. Maintenant va, et fais attention à tes manières. »

Outrée, Léana se leva de son fauteuil. Elle s’inclina, raide, et sortit de la pièce sans un mot de plus. Louis se dépêcha de la suivre.

« Qu’a-t-elle dit ? lui demanda-t-elle dès qu’ils furent sortis.

− Écoutez, princesse, ce n’était rien…

− Alors vous pouvez me le dire. »

Le traducteur soupira.

« Elle a simplement dit qu’elle trouvait que vos efforts pour vous habituer étaient minables. »

La colère de Léana s’embrasa.

« Écoutez, fit Louis. La conseillère est une personne très directe. Vous ne devriez pas vous froisser à la moindre de ses paroles.

− Elle m’insulte, et je devrais l’accepter sans problème ?

− Oui. Parce qu’elle cherche justement à vous mettre à l’épreuve. Si vous craquez, vous lui prouverez qu’elle a raison. »

Léana ne répondit rien.

Ils parvinrent enfin au petit salon où Edouard O’membord les attendait, confortablement installé dans un canapé rembourré. Lorsqu’il les vit, il se leva d’un bond.

« Princesse Léana ! Enchanté. 

− Je suis ravie de vous rencontrer, Seigneur O’membord. »

Le jeune homme rit. Il avait des fossettes, des yeux marrons légèrement bridés et des cheveux bruns un peu ébouriffés. Sa chemise blanche était légère et bien rangée dans son pantalon bordeaux. Lorsqu’ils s’assirent, Edouard lui adressa un sourire sympathique. Il ne paraissait pas la détester comme certains, et ne la lorgnait pas comme d’autres.

« Je ne suis pas Seigneur, ma Dame. C’est mon père, Sole O’membord, qui règne sur la Pesée. »

Louis répéta la phrase à son oreille. Léana hocha la tête, gênée de son erreur.

« Pardonnez-moi.

− Ne vous en faites pas, il est normal d’être perdu quand on arrive dans une société inconnue.

Missie. J’ai aussi du mal avec votre langue, j’espère que vous ne m’en voudrez pas. »

Louis traduisit sa phrase en aélien.

« Bien sûr que non ! Votre accent est très mignon. »

La princesse rougit.

« J’ai entendu dire que vous dansiez très bien. C’est un honneur pour moi d’ouvrir le bal avec vous. »

Ils discutèrent jusqu’à l’heure du déjeuner, puis se dirigèrent ensemble vers la Salle aux Cheminées. La pièce bruissait de conversations enjouées quand ils entrèrent. Il y avait beaucoup plus de monde que les autres jours : les nobles arrivaient petit à petit des quatre coins de l’Aélie. Tout ça pour la voir, elle.

Des regards curieux les suivirent lorsqu’ils rejoignirent la tablée royale. Une seule personne y était assise : un homme élancé, au visage fin, qui leur sourit. Ses cheveux bruns mi-longs lui effleuraient les épaules, et il portait une barbe de quelques jours. Il ressemblait tant à son fils que Léana devina instantanément qui il était.

« Princesse Léana ! Je suis enchanté de vous rencontrer. Sole O’membord. »

La voix du seigneur était douce. Léana le salua et s’installa à son côté. Edouard se plaça à la gauche de son père, afin que Louis puisse rester près de Léana.

Alors qu’elle s’était attendue à être gênée auprès des seigneurs d’Aélie, la jeune fille se sentait à l’aise avec les O’membord. Sole était aussi simple et gentil que son fils.

« Je me doute que votre entrée dans ce monde ne doit pas être simple, déclara-t-il alors qu’ils entamaient le dessert.

− En effet, avoua Léana.

− Vous n’avez pas à vous en faire pour les autres seigneurs. Ils vous accepteront. Vous êtes la fille de Jack, cela crève les yeux. Même si aucun de nous n’a gardé un bon souvenir de cet homme, vous n’êtes pour rien dans ses agissements.

− Vous… vous l’avez bien connu ?

− Oui. Nous étions amis, dans notre jeunesse. Son départ m’a particulièrement blessé. »

Il se tut. Léana n’insista pas. Elle préférait que la discussion reste légère. Elle changea donc de sujet, interrogeant les O’membord sur leur région. Sole sembla ravi de parler de la Pesée, dont il semblait très fier.

La fin du déjeuner se déroula si vite que Léana fut surprise d’apercevoir Morgan qui s’approchait de leur table. Elle sentit ses joues se réchauffer et ne put retenir un sourire. Le jeune noble était habillé de vert, sa couleur de prédilection, d’une tenue simple mais élégante.

« Seigneur O’membord, Edouard, bonjour. Je suis désolé de vous interrompre, mais la princesse Léana est attendue pour l’après-midi.

− Avouez que vous voulez nous voler notre charmante compagnie, Morgan ! s’amusa Edouard.

− Nous nous retrouverons bien vite, Edouard, la rassura-t-elle, puisque nous devons nous entraîner pour la danse de ce soir.

− J’ai hâte, majesté. Votre beauté me manque déjà. »

Léana se retint de lever les yeux au ciel. Elle aimait bien Edouard, mais elle n’appréciait toujours pas toutes ces attentions masculines.

« Allons, Edouard, gronda le seigneur O’membord. Tu vois bien que tu embarrasses la princesse. J’espère qu’il se tiendra correctement cet après-midi, princesse Léana, sinon je me chargerai personnellement de le remettre à sa place. »

Léana remercia le seigneur en souriant, puis rejoignit Morgan. Celui-ci lui proposa son bras. Il avait l’air un peu énervé.

« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle.

− Rien. Comment vas-tu ?

− Morgan, tu es aussi transparent que je suis casse-pied. Qu’est-ce qu’il t’arrive ?

− Je n’apprécie pas qu’on te parle ainsi, voilà tout. Edouard O’membord est connu pour être un coureur de jupons. »

Léana se mit à rire.

« Ouais, je m’en doutais. Mais ce n’était qu’un compliment, tu sais.

− Mmh. Ne te laisse pas avoir avec ses mots mielleux. Il ne ferait que jouer avec toi.

− Attends, tu rigoles ? »

L’hypocrisie du jeune homme la choquait. Elle lâcha son bras.

« Depuis le début, tu me dis que c’est normal, ici, ce genre de comportement. Alors quoi, je dois montrer mes seins à tout le monde mais si quelqu’un m’approche, je le rejette ? »

Il grommela une réponse qu’elle n’entendit pas, et rougit.

« Quoi ? Tu es jaloux ? »

Morgan secoua la tête, mais ne répondit rien. Ils quittèrent la Salle aux Cheminées et grimpèrent l’escalier principal dans le silence. Enfin, alors qu’ils arrivaient devant la bibliothèque du deuxième étage, Morgan s’arrêta. Elle le dévisagea, mais il évita son regard.

« Je… commença-t-il. Je suis fiancé, Léana.

− Je sais », répondit-elle sèchement.

Elle pénétra dans la salle. Pourquoi se comportait-il ainsi avec elle, s’il aimait Mia ? Le jeune homme la suivit un instant plus tard.

« Bien, cet après-midi, tu dois apprendre les noms des personnes qui vont t’accompagner à ton entrée dans la salle, et ceux des personnes les plus importantes que tu croiseras. 

− Hannah m’en a déjà parlé ce matin.

− Eh bien je vais t’en reparler. »

Léana lui jeta un regard déçu, mais il s’assit sans la regarder. Elle comprit que la discussion sur Mia était close. Son cœur se serra, mais elle n’avait pas envie de se disputer avec lui. Elle se tut donc et l’écouta avec attention.

 

La séance de danse avec Edouard se passa très bien. Avant que Léana ne s’en rende compte, il était temps pour elle d’aller se préparer. Assistée par Rô et Tania, elle se lava, mit la belle robe azur choisie par le roi pour elle, et se coiffa. Les mains de fée de la petite servante blonde surélevèrent sa chevelure sur sa tête, les mèches tressées et maintenues par des pinces bleues. Quand elle fut prête, elle s’observa dans le miroir. Ses yeux étaient un peu écarquillés et ses joues rosies par l’appréhension.

« Tout va bien se passer », lui dit gentiment Rô.

On frappa à la porte au même moment. C’était la conseillère.

« Princesse Léana, nous vous attendons. Nos invités sont réunis dans la Salle des Cheminées.

− J’arrive. »

Elle la rejoignit dans le couloir, où Louis l’attendait aussi. Hannah hocha la tête et étudia sa tenue du regard. La princesse fut frappée par la froideur de ses yeux bleus. Finalement, alors que Léana passait devant elle, la femme murmura :

« Ne dites rien que vous risqueriez de regretter, et tout se passera bien. »

Louis lui traduisit, mais la jeune fille avait compris l’idée. Ça devait être une façon de lui souhaiter bon courage.

Ils s’engagèrent dans le couloir et retrouvèrent bientôt le roi Phelps. Il était en compagnie des membres de son conseil, qu’il lui présenta rapidement : son trésorier Pier O’leskine, un homme costaud aux cheveux gris ; le secrétaire royal Sino O’tierra, qui paraissait extrêmement timide, et enfin Jazimir Tanasso, le niumba. Il était plutôt petit, avait une barbe de quelques jours et des cheveux noirs coupés courts. Mais ce qui fascina Léana, ce furent ses yeux. Ils étaient d’un vert émeraude virant au doré et s’accordaient avec la tenue élégante de l’homme. Elle se souvenait parfaitement des yeux violets de Jochim, le niumba qu’elle avait rencontré à sa présentation.

« Vos yeux sont magnifiques », lâcha-t-elle sans réfléchir.

Tout le monde eut l’air surpris, mais Jazimir lui sourit.

« Je vous remercie, princesse Léana.

− Les niumban ont-ils tous les yeux aussi beaux que les vôtres ? » demanda-t-elle en français avec un coup d’œil à Louis.

Celui-ci se chargea de traduire. Le sourire de Jazimir s’accentua.

« C’est en effet une caractéristique de la communauté. »

Léana lui rendit son sourire, puis regarda son grand-père.

« Tu es charmante, la complimenta ce dernier. Es-tu prête ? »

La gorge soudain nouée, Léana répondit :

« Oui.

− Alors bienvenue, Princesse Léana. »

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