Des voix résonnaient dans la forêt sombre. Les hauts arbres au tronc noir dominaient Gregor, leurs cimes étaient si élevées qu’il ne les apercevait pas. Les mots étaient chuchotés, menaçants, entourant le vieil homme. Mais il ne parvenait pas les saisir. Il rêvait, il en avait conscience, mais était incapable de se réveiller.
Il marchait d’un pas pressé, essayant d’échapper aux voix. Elles murmuraient son nom, inlassablement. Ainsi que d’autres. Des noms surgis tout droit de son passé étaient répétés à l’infinie, comme une litanie accusatrice.
Rappelle-toi. Souviens-toi de ce que tu as fait.
Soudain, elle apparut. Ses cheveux noirs flottaient autour de sa tête, sa peau était presque transparente. Ses yeux verts perçants semblaient briller dans le noir. Gregor s’arrêta net, le souffle coupé, saisi par la peur.
« Pourquoi ? demanda-t-elle d’une voix douloureuse. Pourquoi m’avez-vous fait ça ?
− Je suis désolé, je… »
L’apparition se brouilla. Son visage se déforma par la colère et elle fonça brusquement sur Gregor. Le vieil homme hurla, se retourna et s’en fut en courant. Mais il eut à peine fit quelques mètres qu’il tomba sur une scène bien trop familière. Un homme était étalé dans une mare de sang, son visage avait été lacéré par des griffes. Près de lui, un petit garçon de quatre ans était accroupi. Il était couvert du sang de son père. Il leva vers Gregor des yeux vides.
Pourquoi, grand-père ?
La douleur fut si intense que Gregor se réveilla en sanglots.
« Gregor, murmurait Glenda près de lui. Tout va bien, mon amour, je suis là. »
Le vieil homme se rendit compte qu’il tremblait. Il tâcha de maîtriser ses larmes, mais le visage de son gendre ne le quittait pas.
« C’était encore le même cauchemar ? » demanda doucement Glenda.
Gregor acquiesça. Il se laissa bercer par sa femme.
« J’ai cru… j’ai cru parler à Merle, murmura-t-il finalement. Sa voix était si proche…
− Je ne le sens pas. Il est fermé, Gregor, tu le sais bien. C’était ton rêve.
− Peut-être. Mais… »
Il se tut. Merle était charmé mais, lorsque son père était mort, il s’était fermé hermétiquement. Depuis, ses grands-parents n’avaient jamais réussi à l’atteindre par le charme. Mais parfois, dans ses cauchemars, Gregor avait l’impression d’entendre la voix de son petit-fils. Il avait déjà interrogé Merle. L’enfant avait avoué rêver de son père, mais jamais il n’avait vu Gregor.
L’homme se leva, incapable de se rendormir. Il se rendit dans la chambre où dormaient Merle et sa mère. Le petit semblait paisible. Gregor tendit son esprit, effleura l’enfant, mais ne rencontra qu’un mur. Il soupira.
Il alla dans la cuisine, tâchant de chasser de son esprit les images du cauchemar. Deux morts qui n’auraient pas dû arriver, deux morts inutiles qui avaient bouleversé bien des vies…
Gregor était assis sous le porche. Il prenait son petit-déjeuner en écoutant les bruits de la forêt. Son cauchemar l’avait fait revenir sur d’autres moments de sa vie, notamment le jour où il avait rencontré le prince Jack O’legan.
La nouvelle de la fuite du prince et de la reine avait fait le tour du royaume en une moins d’une semaine. Les Telonska n'avaient pas pris part à la rébellion et s’étaient bien gardés de dévoiler la cachette des O’legan. Gregor refusait de prendre pour de la lâcheté la fuite de Jack et Camilla. Il les avait vus traverser le passage. Il avait perçu la souffrance de sa reine, avait lu la peur dans les yeux du prince. Ces deux-là fuyaient bien plus que quelques nobles furieux. Sans oublier que Gregor avait juré fidélité au roi. Aider sa famille faisait partie de son devoir.
Soudain, il sentit des présences étrangères. Il les percevait, mais ne pouvait traverser leur mur. Ils étaient fermés grâce à l’aria, sans aucun doute. La princesse était-elle déjà de retour ? Gregor se leva. En général, il laissait Kaoline gérer les visiteurs. Mais si ceux-là venaient de Kaltane...
De la forêt surgirent trois soldats de la garde royale de Kaltane, deux hommes et une femme. Gregor se figea et croisa les bras.
« Bonjour, fit-il. Que nous vaut le plaisir de votre visite ?
− Gregor Telonska ?
− C’est bien moi.
− Lieutenant Horace Tenille. Nous venons de la part du roi Phelps Tan’o’legan. Nous avons pour ordre de vous interroger à propos d’un passage récent dans l’autre monde. »
Les cavaliers mirent pied à terre et attachèrent leurs chevaux à la barrière. Gregor, troublé, les invita à entrer.
« Asseyez-vous, je vous en prie. Je vous sers quelque chose à boire, à manger ? Vous avez dû faire un long voyage, jusqu’ici.
− Non, ça ira. »
Le lieutenant avait le crâne dégarni et une petite moustache brune. Il gardait la main posée sur la poignée de son épée, comme s’il s’attendait à voir surgir le danger de la cuisine des Telonska. Quand il se posa avec lourdeur sur une chaise et observa la pièce d’un air dégoûté, Gregor décida qu’il ne l’aimait pas. Il s’assit néanmoins face à lui.
Glenda et Kaoline, qui étaient installées dans la pièce, les regardèrent avec étonnement. Le lieutenant les salua d’un signe de tête, avant de reporter son attention vers le vieil homme.
« Telonska, le roi aimerait savoir s’il y a eu des passages récents, par ici. A part la princesse, bien évidemment.
− Non. Elle est la seule à avoir traversé depuis au moins une dizaine d’années. Avec le jeune O’toranski, bien sûr. Mais il n’est pas passé par ici pour aller en France.
− Bien sûr, il a traversé à Manz. La princesse a donc traversé une première fois, seule ?
− Oui. Elle était perdue. Le lendemain, O’toranski est apparu. Il nous a emprunté un cheval pour remonter immédiatement voir le roi.
− Quand est-il retourné en France ?
− Environ deux semaines plus tard. Que cherchez-vous, au juste ? Vous savez déjà tout cela. »
Il vit Tenille tressaillir.
« Comme savez-vous que je le sais ? Vous lisez dans mes pensées ? »
Gregor fronça les sourcils, puis échangea un regard avec sa femme.
« Non, lieutenant. Mais le roi connaît les précisions que vous venez de me demander, alors je suppose que vous les connaissez aussi.
− En effet. Et entre les deux passages de O’toranski, personne n’est venu par ici ?
− Non.
− Comment pouvez-vous en être sûr ? Vous ne pouvez pas surveiller toute la forêt de Leinne.
− A part le roi, O’toranski et ma famille, personne ne connaît l’emplacement du passage.
− Et pourtant, deux hommes sont passés.
− Je vous demande pardon ? »
Surpris, Gregor dévisagea le lieutenant, puis l’homme et la femme qui se tenaient debout derrière lui. Aucun d’entre eux ne broncha.
« La princesse a failli être enlevée, peu avant que O’toranski ne la rejoigne. Les deux hommes semblaient bien connaître le terrain. Vous savez que le passage de Manz est gardé ; ils sont donc forcément passés par ici.
− Il en existe d’autres, grogna Gregor. Dans d’autres pays.
− Ils n’auraient pas eu le temps de les rejoindre, de traverser et d’atterrir on ne sait où, avant de rejoindre la princesse, tout ça en deux semaines. Ils sont forcément passés par ici. »
Le vieil homme tentait de se rappeler s’il avait perçu quelque chose, les jours précédant l’arrivée de Morgan. Il consulta Glenda et Kaoline, mais elles semblaient aussi perplexes que lui.
« Si ce que vous dites est vrai, alors ils devaient savoir précisément où se trouve le passage, et où nous habitons. Sinon, nous les aurions perçus. »
Tenille se raidit. Il porta de nouveau la main à son épée. Gregor percevait sa nervosité. Lui-même commençait à être mal à l’aise. Quelque chose clochait dans l’attitude du lieutenant.
« Ah oui ? Et comment vous l’expliquez, dans ce cas ?
− Je n’en sais rien. Peut-être ont-ils suivi O’toranski.
− Ou peut-être êtes-vous des traîtres, qui cherchez à me manipuler. »
L’homme se leva et sortit son épée brusquement. Kaoline étouffa un cri. Lentement, Gregor recula sa chaise.
« A quoi jouez-vous, lieutenant ? Je vous dis ce que je sais, c’est tout. Retournez donc le répéter au roi, et il saura en tirer les conclusions qu’il veut.
− En tant que chargé de la mission, je suis la main du roi ici. Et je pense que vous nous trompez. Vous autres Charmés n’en faites qu’à votre tête. Il vous était très facile de faire passer des assassins dans l’autre monde. Au nom du roi, je vous arrête.
− C’est ridicule ! protesta soudain Kaoline. Mon père n’a rien fait ! »
Mais le lieutenant fit un signe à ses soldats, qui s’avancèrent vers Gregor l’arme à la main. Celui-ci se leva difficilement.
« Arrêtez ces bêtises, gronda-t-il. Vous n’avez aucun droit de… »
Le coup que lui assena Tenille dans la tête lui coupa le souffle et le fit tituber. Il entendit sa femme et sa fille hurler. Le vieil homme tenta de se rattraper à la table, des étoiles devant les yeux.
« Nous sommes protégés par l’aria, il ne sert à rien de tenter de vous emparer de nous, gronda le lieutenant.
− Je ne…
− Laissez-le ! »
Un éclair brun surgit et se jeta sur le lieutenant.
« Merle ! » cria Kaoline.
Mais la femme soldat avait déjà saisi l’enfant par le cou et le projeta à terre. En voyant son petit-fils heurter le sol, Gregor fut pris de fureur.
« Vous n’auriez pas dû faire ça, gronda-t-il. Je vous laisse une dernière chance de vous calmer, et je vous suivrai sans faire d’histoires pour m’expliquer devant le roi.
− Gregor, non », supplia Glenda.
Mais il soutenait le regard du lieutenant. Celui-ci était protégé par l’aria, mais son corps entier expulsait sa haine. Alors que le vieil homme levait les mains pour les calmer, tout dégénéra.
« Lieutenant, il veut vous posséder ! » cria le soldat.
Au même moment, Merle se redressait et se précipitait vers la femme. Celle-ci lui assena une claque si violente que le petit vint heurter Gregor. Le vieil homme fut poussé vers Tenille, vers son épée toujours brandie. Il sentit la lame s’enfoncer dans son flanc. Un cri rauque s’échappa de sa gorge. Lorsque sa tête heurta le sol, c’est son corps entier qui s’enflamma. Le monde se mit à tourbillonner. Il entendait des cris, des bruits de pas, mais tout était brouillé.
Grandpe ! Non !
Merle ?
Je t’en prie, pas toi aussi… Non, non, je suis désolé...
Le vieil homme perçut le visage de son petit-fils. Deux pensées lui vinrent : Merle s’était enfin ouvert au charme. Et il le faisait alors que les Charmés et les non-Charmés entraient dans une guerre civile qui réduirait probablement l’Aélie à néant.
Gregor revit le visage de Phelps Tan’o’legan, bien plus jeune, lui demandant de garder le passage. Lui assurant qu’il prendrait soin de sa famille. Il espérait que le roi saurait tenir sa promesse, comme lui-même avait tenu la sienne.
Le vieil homme ferma les yeux et sombra dans le noir.
* * *
La douleur dans le cou de Léana s’était atténuée. Son corps entier la lançait, les courbatures dues à la chevauchée se rappelaient à elle. Elle n’arrivait pas à soulever ses paupières lourdes, mais sentait qu’elle était dans un lit confortable, bordé de draps doux à l’odeur de lavande. Il n’y avait aucun bruit, rien que le son de sa propre respiration. Doucement, elle ouvrit les yeux sur la lumière du soleil. Il pénétrait par les fentes des volets, révélant sa chambre. Léana chassa les larmes qui brouillaient sa vue. Petit à petit, tout lui revenait. La −seconde− tentative d’enlèvement de Kaevin. La chute, la lame qui s’enfonçait dans sa chair. Elle porta une main tremblante à son cou. Un épais bandage le couvrait.
Les souvenirs continuant de remonter, elle vit son père. Son cœur se serra aussitôt. Elle se repassa la scène, s’accrochant à l’image de Jack, essayant de l’imprimer dans son esprit. Ses mimiques, son air sûr, sa voix.
« Pourquoi pleures-tu ? »
Léana sursauta. Elle n’avait pas vu le roi, assis près de son lit. Il semblait avoir vieilli de vingt ans depuis la veille, mais son dos était droit et il s’était changé.
« Toujours aussi royal, murmura-t-elle. Je suppose qu’on ne vous voit pas souvent en pyjama en train de déprimer sous un plaid. »
Elle referma les yeux, fatiguée. Était-ce sa chute, qui l’avait vidée de son énergie ?
« J’ai perdu beaucoup de sang ?
− Pas tant que ça, la blessure était superficielle. Raye ne cherchait sûrement pas à te tuer.
− Vous l’avez attrapé ?
− Malheureusement, il a réussi à filer. Mes soldats l’ont pourchassé une bonne partie de la nuit, mais il s’est volatilisé.
− Je l’ai vu, fit-elle d’une voix rauque.
− Kaevin ?
− Mon père. Jack. »
Elle ouvrit les yeux pour voir le roi pâlir.
« Dans un rêve. »
Une douce chaleur l’envahissait. Ce n’était qu’un souvenir, celui de quelqu’un qui avait connu son père. Mais peu lui importait : elle venait de le voir parler, bouger, tout simplement vivre. Et pour elle, qui ne l’avait jamais connu, c’était un cadeau incommensurable.
Les dernières paroles de son père lui revinrent alors. Elle regarda le roi.
« J’ai le nom de votre fille, pas vrai ? »
Le roi blêmit. Il baissa les yeux sur ses mains serrées entre ses genoux. Elle le vit respirer profondément.
« Comment le sais-tu ? Comment as-tu pu voir Jack ? Il est mort, Léana.
− J'ai... j'ai vu le souvenir de quelqu'un d'autre pendant que j'étais inconsciente, répondit-elle. Mon père disait qu'il était au courant pour sa sœur et qu'il souhaiterait appeler sa fille comme elle. »
Le roi hocha lentement la tête.
« Je n'ai jamais su comment il l'avait découvert. Mais... c'est la vérité. Nous avons eu un premier enfant, Camilla et moi. Mais elle est... »
Sa voix se brisa. C’était la première fois que Léana le voyait ainsi. Faible, décomposé.
« Elle est morte, termina-t-il d’une voix bourrue. Puis Jack est arrivé, et on a tenté d’oublier notre fille. On ne l’a pas dit à Jack, car… parler d’elle était trop difficile. »
Son regard vague erra sur le visage de sa petite-fille.
« Et aujourd'hui, plus de cinquante ans après... tu arrives, portant son nom et ses yeux. Je m'excuse de ne pas te l'avoir dit, c'était... beaucoup trop douloureux.
− C’est pour ça que vous refusez de me parler de lui ? Parce que c’est trop dur ? »
Il détourna le regard. Elle crut qu’il allait de nouveau esquiver la discussion, mais il ne le fit pas.
« Sûrement. Ton père me détestait quand je l’ai chassé, il y a dix-huit ans. Je suppose qu’il me détestait encore quand il est décédé. Je crois que… que c’est cette culpabilité qui m’empêche de te parler de lui. De savoir que j’ai poussé mon fils vers sa fin, qu’il est mort en me haïssant.
− Je croyais que vous ignoriez ce qui lui est arrivé, murmura-t-elle.
− C’est le cas. Mais si je l’avais laissé rester au château… il serait peut-être encore vivant.
− Et peut-être qu’il aurait provoqué la guerre et qu’il serait mort de toute façon. Vous n’êtes pas responsable. »
Il la regarda longuement. Elle-même se demanda d’où lui venaient ces paroles calmantes.
Vos mots sont très justes, ma reine. Vous seule pouvez lui procurer l’apaisement dont il a besoin.
Léana tressaillit, mais ne fut pas surprise. Elle avait senti la présence de Ian depuis qu’elle s’était réveillée. C’était un peu comme s’il s’était trouvé dans la pièce, caché, et qu’elle seule était consciente de sa présence.
« J’ai besoin d’aria, sire, demanda-t-elle.
− C’est Ian, n’est-ce pas ? Le souvenir. »
Elle acquiesça. Le roi l’observa en silence quelques instants.
« Merci, Ian, soupira-t-il. De prendre soin de nous, même depuis ton cachot. »
Léana sentit l’assentiment du charmé.
Phelps se leva difficilement, s’approcha de la table et saisit le plateau qui s’y trouvait.
« Ton petit-déjeuner. Tu as dormi toute la nuit. Tu as déliré et eu de la fièvre, alors que ta blessure était superficielle. Même le docteur n’a pas compris pourquoi. Mais je suis ravi de constater que tu vas mieux. Tu te sens prête à reprendre la route ?
− Je pense que ça ira. »
Léana saisit la petite fiole posée sur le plateau. Avant de la porter à ses lèvres, elle s’adressa à Ian.
Merci de m’avoir protégée. Je ne sais pas comment vous avez fait, mais j’ai senti que vous le faisiez.
Je le referai autant de fois que nécessaire, princesse Léana. De même que je veillais sur votre père.
Il était charmé ?
Mais la présence de l’homme s’estompa. Léana soupira et vida l’aria.
« Je ne me souviens de rien, fit-elle ensuite. A part du souvenir de Ian. Il… il a pris soin de moi.
− Comme toujours.
− Et mon père, sire ? Était-il charmé ? »
Le roi secoua la tête.
« Pas à ma connaissance. Mais Jack me cachait de nombreuses choses, alors ça ne m’étonnerait pas qu’il l’ait été. Bien, mange, et oublie tout ça. Je vais envoyer tes servantes t’aider à t’habiller. Tu sais, Léana, tu peux rester plus longtemps, si tu n’as pas la force de chevaucher aujourd’hui.
− Je ne peux pas, désolée. Ma mère et ma grand-mère m’attendent.
− Vas-tu revenir ? »
Elle soutint son regard, consciente qu’il retenait cette question depuis qu’elle était arrivée au château, quatre jours plus tôt.
« Je ne sais pas. Je dois d’abord rentrer chez moi, et réfléchir à tout ça.
− Très bien. J’espère que tu reviendras tout de même me rendre visite. On a encore beaucoup de sujets à aborder, toi et moi. »
Comme l’avait dit le roi, la blessure de Léana était superficielle. Elle n’avait presque plus mal. Pourtant, elle gardait un sentiment de malaise de sa nuit. Phelps avait dit qu’elle était fiévreuse. Elle-même avait la sensation d’avoir déliré, mais elle était incapable de se rappeler ses songes.
Ses forces retrouvées, elle s’habilla rapidement et rejoignit Morgan dans la cour. A sa grande surprise, un troupeau de nobles y patientait. Quand ils la virent, ils se précipitèrent vers elle, lui parlant tous en même temps. Morgan se glissa près d’elle et lui fit la traduction.
« Ils aimeraient savoir comment tu vas.
− Bien, mais je ne pourrais plus respirer s’ils continuent à m’assaillir comme ça ! »
Le jeune noble sourit, avant de demander aux nobles de lui laisser un peu d’air. Dans le groupe, Léana reconnut les yeux gris-bleu d’Edouard O’membord. Un frisson la saisit, et elle murmura à Morgan :
« Partons, s’il-te-plaît. Pourquoi est-il là ? C’est lui qui m’a présentée à Kaevin. »
Morgan hocha la tête et déclara leur congé aux jeunes attroupés.
« Il a juré n’y être pour rien. On n’a aucune preuve qui démontre le contraire.
− Et je croyais que Ian Ommone était en prison sans véritable preuve ? Alors que le roi le pense innocent ? Edouard est l’ami de Kaevin, il m’a presque mise entre ses bras. C’est forcément lui qui l’a fait entrer dans le château. »
Apparemment gêné par le ton qu’elle employait, Morgan jeta un regard aux alentours. Il mit une main dans son dos pour l’inviter à s’éloigner. Baissant la voix, il répondit :
« Léana, s’il-te-plaît, ne parle pas de Ommone ainsi. Les gens ne doivent pas entendre son nom dans ta bouche. Il faut que tu comprennes que Ian est Charmé et que si le roi ne l’avait pas enfermé, on aurait eu droit à une révolte dans Kaltane. Malheureusement, les O’membord sont très puissants. Tout comme O’reissan. Le roi peut les interroger, les faire surveiller, mais pas les arrêter.
− Ou il y aurait une révolte ? compléta-t-elle d’une voix acide. C’est bien simple, ça ! Le peuple dicte ses droits au roi, en somme. Peu importe qu’un kidnappeur soit en liberté et un innocent en prison. »
Le jeune homme soupira. Ils parvenaient à leurs chevaux quand Edouard O’membord les rattrapa.
« Princesse ! Une seconde, je vous prie. »
Morgan lui lança un regard menaçant, mais l’autre n’y prêta pas attention. Il commença à lui parler, trop vite pour qu’elle comprenne.
« Morgan, soupira-t-elle. Traduis, s’il-te-plaît. »
D’un ton clairement agacé par Edouard, le jeune homme obéit :
« Il tient à s’excuser. Il te promet qu’il ignorait les intentions de Kaevin, qu’ils sont amis mais qu’il n’a aucune idée des raisons qui l’ont poussé à t’enlever. Il espère vraiment que tu le crois, et que tu lui pardonneras. Il dit aussi qu’il va tout faire pour retrouver Kaevin et lui demander des comptes. Mais bon, ça, je n’y crois pas trop. »
Léana serra les dents.
« Et pourquoi vous croirais-je ? Vous m’avez poussée dans les bras d’un homme qui a voulu m’enlever. Ça ne m’étonnerait pas que vous l’ayez aidé à entrer au palais. »
Elle lui tourna le dos, et s’agrippa à sa selle pour y monter. Elle entendit Morgan répondre à O’membord. Son aélien n’était pas parfait, mais elle aurait juré qu’il avait reformulé ses mots.
« Princesse… »
Le jeune noble avait l’air défait. Léana le regarda dans les yeux et y lut toute la tristesse du monde. Néanmoins, il hocha la tête.
« Je saurai vous prouver que je ne suis pas un traître, ma Reine. Faites bon voyage. »
Léana se sentit tressaillir à ces mots. Ian aussi, l’avait appelée ainsi. Était-ce vraiment comme ça qu’ils la voyaient ?
Ils saluèrent le roi, ses conseillers et les nobles qui étaient venus leurs dire au revoir, puis quittèrent l’enceinte du palais.
Léana, Morgan et leurs gardes s’arrêtèrent pour déjeuner dans un village vers treize heures. Les regards des habitants se faisaient méfiants, voire mécontents.
« Ils ne m'aiment pas, remarqua Léana en voyant une femme la fusiller du regard. Comme tout le monde, il faut croire.
− Ils apprendront à te connaître et se rendront compte que tu n'as rien à voir avec ton père. Tu restes une étrangère, qui vient d’un autre monde, en plus ! »
Il mit pied à terre devant une petite auberge à l'enseigne dorée, « Chez Mertel ». Un garçon se précipita. Morgan lui confia leurs chevaux.
« J'ai vraiment l'impression d'être au Moyen-Age, s'amusa la jeune fille.
− Ne t'inquiète pas, tu es presque de retour dans l'époque moderne. Après, tu n'auras qu'à choisir entre y rester ou vivre une vie de reine. »
Pour la première fois, il faisait allusion à la possibilité qu'elle reste. Léana en fut mal à l’aise. Elle n’arrivait toujours pas à faire face à la question. Le fait qu’on la lui pose la déboussolait. Que pouvait-elle bien répondre ? Plaquer sa vie, le monde où elle avait toujours vécu, quitter sa famille ? Pour devenir princesse, puis reine ! C’était totalement impensable.
Et pourtant, une part d’elle y pensait.
Lorsqu’ils pénétrèrent dans l’auberge, les regards se tournèrent vers eux. Un petit homme trapu au crâne dégarni se précipita, les yeux écarquillés.
« Princesse Léana ! C’est un honneur ! Je… »
Le reste de sa tirade fut prononcé bien trop rapidement pour Léana. Elle comprit simplement qu’elle avait affaire au fameux Mertel, le propriétaire. Tandis que Morgan discutait avec l’homme, elle regarda autour d’eux. Les tables et les chaises étaient en bois, simples. La seule extravagance de l’auberge était un pan de mur recouvert d’un large trompe-l’œil. Il donnait l’impression que l’auberge était deux fois plus grande.
Les personnes attablées ne semblaient pas particulièrement accueillantes. Certains murmuraient en la foudroyant du regard. Une femme à la robe grise poussiéreuse la pointa du doigt en marmonnant quelques mots. Ciandre, le soldat qui se tenait à droite de Léana, la vit et il lui adressa un ordre. L’aélienne fronça les sourcils, grimaça à leur attention et leur tourna le dos.
Ciandre regarda Léana et lui adressa son sourire chaleureux habituel. Il se rapprocha d’elle comme pour la protéger. Celle-ci se sentit aussitôt rassurée.
Ciandre faisait partie de ceux qui l’avait accompagnée durant son voyage d’aller à Kaltane. Il avait un visage jovial, un peu d’embonpoint et de larges épaules. Elle se sentait à la fois à l’aise et protégée auprès de lui. Les autres gardes étaient différents : ils gardaient le visage sérieux, semblaient plus tendus. Aucun ne cherchait à engager la conversation avec la princesse. Léana était tout de même contente qu’ils soient auprès d’elle.
C’était une chose d’être méprisée par les nobles de Kaltane, c’en était une autre d’être la cible de personnes qui n’avaient pas grand-chose à perdre, comme ces habitants. Qui sait ce qu’ils pourraient faire, par haine envers le prince ?
Morgan et elle s’assirent à une table. Les soldats les encadrèrent.
« Je crois vraiment que les aéliens ne veulent pas de moi, fit remarquer Léana.
− Ne t’inquiète pas. C’est une bonne auberge, Martel ne laissera pas un seul de ses clients t’insulter. »
Elle ouvrait la bouche pour répondre que ce n’étaient pas leurs mots qu’elle craignait, quand un cri à la porte d’entrée l’interrompit.
« Leo ! »
Une jeune femme rousse surgit auprès d’eux Elle bondit sur le plus jeune des gardes de Léana. Ciandre dégaina son épée, mais stoppa son geste aussitôt. Le fameux Leo avait les yeux ronds de surprise, mais il serra la fille contre lui.
« Qu’est-ce que c’est ? demanda Morgan.
− Oh, Leo ! Je suis si contente ! »
Elle avait une voix joyeuse, ne détachait pas son regard brillant du jeune homme. Les cheveux roux, le nez long, les yeux noisette. Ils se ressemblaient tant qu’on ne pouvait douter de leur lien de parenté.
« Pardon, votre Altesse, bredouilla le garde. C’est ma sœur. Je ne sais pas ce qu’elle fait ici. »
Morgan se détendit. Il invita la jeune fille à s’asseoir. Elle s’appelait Rebecca Sierkai, était la petite sœur de Leo et avait à peine deux ans de plus que Léana. Lorsqu’elle apprit avec qui elle se trouvait, elle tourna un visage ravi vers la princesse.
« Vous êtes la princesse Léana ? Incroyable ! »
Elle tendit la main vers elle pour la saluer. Léana fit de même. Lorsque leurs peaux s’effleurèrent, la princesse fut prise d’un frisson. Son regard s’ancra dans celui de Rebecca.
Elle eut l’impression de l’avoir toujours connue, d’avoir toujours su qu’elle était là, quelque part. La nouvelle venue rompit le contact aussitôt, le visage blême.
« O sa votre Trinita », murmura-t-elle.
Les autres la dévisagèrent d’un air étonné. Léana ignorait ce que signifiait trinita.
« Ne dites pas de bêtises, fit Morgan, vous n’êtes pas une O’moska.
− Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Léana.
− Elle dit qu’elle est ta Guide de l’héritage.
− Ma quoi ? »
Rebecca prit son frère comme témoin. Il soutint ce qu’elle disait. Morgan se tourna vers Léana pour lui expliquer.
« Les O’moska sont les Guides officiels de l’Héritage, ils vivent à Kaltane. Apparemment, le grand-père Sierkai était un bâtard de O’moska, et a hérité de la magie.
− Tu parles chinois, Morgan. Quelle magie ? C’est quoi, un Guide de l’Héritage ?
− Commandons à manger, et je t’explique tout. »
Rebecca se joignit à eux tandis que Ciandre appelait le patron. Leo et sa sœur plongèrent aussitôt dans une conversation à mi-voix. Morgan débuta son récit.
« La reine Linaa Tan’o’drenne a vécu il y a une centaine d’années. C’était une femme dont la plus grande peur était de tomber dans l’oubli après sa mort. Elle voulait laisser une mémoire, une trace de son passage. Tous ses enfants étaient morts en bas-âge. Elle savait qu’elle n’en aurait pas d’autres. Elle écrivait des journaux, des lettres, se faisait peindre dès qu’elle le pouvait. Elle a même construit des ponts, des maisons, en y laissant des petites touches personnelles reconnaissables. Elle entassait énormément d’objets, et elle avait des babioles qui lui étaient vraiment chères. Un jour, elle a convoqué un mage du Royaume Elfique.
− La forêt magique ? C’est là que mon père est mort. »
Morgan acquiesça.
« On raconte que les Elfiques tirent leurs pouvoirs de la nature. Ce sont des guerrières farouches, qui aiment attiser ce mystère autour de leur territoire. Les habitants de la Serre y croient dur comme fer. Et la reine Linaa aussi y croyait. Elle a décidé que chacune de ses possessions serait liée à quatre autres, afin qu’aucune ne reste jamais perdue. Mais pour lier des objets, non-vivants, il fallait passer par des êtres vivants. La reine a choisi la famille O’moska, de qui elle était proche. Un rat fut aussi amené pour le sortilège.
− Un rat ? s’exclama Léana.
− Oui. On trouve dans la bibliothèque de Kaltane un bouquin rédigé de la main de Linaa, qui décrit la façon dont le sort a été jeté. Chaque groupe de cinq objets a été lié à dame Elene O’moska, qui était alors enceinte, et au rat. Une fois relâché, l’animal a répandu autour de lui la magie, désignant aléatoirement des aéliens. Les descendants de dame O’moska furent proclamés Guides de l’héritage. Ils possédaient le don de l’héritage. Leur but était de retrouver leur partenaire pour réunir ensuite l’héritage de la reine, si jamais une attaque éparpillait les objets si chers à Linaa. Et c’est ce qui est arrivé : la reine est morte durant la guerre Shere. Le palais a été pillé avant que la princesse Drachina, nièce de Linaa, ne remette de l’ordre dans le pays. La famille O’moska a donc respecté son rôle depuis, cherchant leurs partenaires dans tout le pays, puis se mettant en quête des objets de l’héritage. »
Deux serveuses revinrent avec des assiettes fumantes. Léana regarda avec un soudain appétit le bouillon de poulet qu’on lui donnait. Tout en attaquant le plat, elle demanda :
« Comment les guides de l’héritage savent qu’ils ont trouvé leur partenaire et les objets ?
− D’après ce que j’ai lu, ils le sentent d’un frémissement. Mais je suppose que Rebecca sera mieux placée que moi pour te l’expliquer. »
Ils se tournèrent vers la jeune femme. Léana remarqua alors seulement la cicatrice qui lui traversait la joue droite, de l’oreille jusqu’au menton. Qu’est-ce qui avait bien pu lui arriver ? Morgan s’adressa à Rebecca. Elle lui répondit avec un sourire. Elle avait les yeux brillants et l’air constamment joyeux. Léana aimait bien ce qui se dégageait d’elle.
La jeune femme rousse leur expliqua qu’elle ne savait pas vraiment comment fonctionnait le pouvoir, ni ce qu’était sa mission. Son père était mort récemment et n’avait pas eu le temps de le lui apprendre. C’était pour cette raison qu’elle rejoignait la cour. Elle était principalement venue pour son frère. C’était un heureux hasard qu’ils se soient croisés dans cette auberge. Leo parut très peu attristé de la mort de son père. Il avoua que leur mère était décédée des années auparavant. Il avait quitté la maison rapidement après cela, car il ne supportait pas son géniteur.
« Vous pourrez rentrer avec nous au palais et demander aux O’moska de tout vous expliquer », proposa Morgan à Rebecca.
Un immense sourire naquit sur le visage de la jeune femme. Elle tourna ses yeux brillants vers Léana.
« Avec plaisir ! »
Ils arrivèrent chez les Telonska trois heures plus tard. Morgan profita du trajet pour continuer d’apprendre sa langue à Léana. Cela ne faisait que quatre jours qu’ils avaient commencé les cours, mais elle intégrait très facilement ce qu’il lui disait. Les mots ressemblaient énormément au français.
De plus, elle avait été en télépathie avec Merle, Kaoline et Glenda, qui ne parlaient qu’aélien. C’était très étrange, comme sensation. La pensée, le charme, était comme une langue universelle : elle n’avait pas besoin de saisir les paroles d’une personne pour comprendre ses pensées. Le fait d’avoir pu lire des esprits aéliens avait comme « ancré » l’âme même de la langue dans son cerveau. Elle ne connaissait pas le vocabulaire, bien sûr, mais la structuration des phrases, l’intonation, étaient devenues instinctives. Elle songea avec amusement que ça l’aurait bien aidée en cours d’allemand, cette magie.
La maison des Telonska était étrangement silencieuse. Alors qu’elle descendait de cheval, Léana s’arrêta pour tendre l’oreille. Les poils de sa nuque se hérissèrent. Quelque chose clochait. Elle le sentait dans l’atmosphère figée qui entourait la maison.
« Il se passe quelque chose », murmura-t-elle.
Aussitôt, Morgan brandit son épée. Les soldats se raidirent et l’imitèrent.
« C’est trop silencieux, chuchota le jeune homme. On n’entend plus d’oiseaux. »
Léana se précipita vers la maison.
« Léana ! » appela Morgan, mais elle l’ignora.
La tension lui nouait la gorge. Elle ne connaissait pas beaucoup les Telonska, mais ils avaient été son premier contact avec l’Aélie. Leur accueil avait été si gentil qu’elle redoutait que quelque chose leur soit arrivé.
« Kaoline ? »
Léana poussa la porte. Elle croisa le regard perdu de Merle. Le petit garçon plissa le nez de menace, brandissant une épée courte.
« Non ! menaça-t-il. Partez ! »
Morgan entra à son tour. Il baissa son arme en voyant l’enfant. Il fit signe aux gardes qui l’avaient suivi de s’apaiser. Alors que Léana allait interroger Merle, la porte du couloir s’ouvrit. Glenda apparut. Son visage était sombre, ses yeux cernés. Elle semblait avoir cent ans.
« Glenda, tout va bien ? s’inquiéta Léana.
− Vous l’avez tué. »
La femme regardait Morgan. Celui-ci fronça les sourcils et répondit :
« Je ne comprends pas. »
Léana sentit les pensées de la femme la titiller. On aurait dit qu’une radio était allumée à proximité, grésillant dans le lointain. Il lui suffisait de s’approcher pour mieux entendre. Elle fit physiquement et mentalement un pas en avant. Son esprit se connecta à celui de la vieille femme. Glenda la regarda droit dans les yeux.
« C’est le roi qui les a envoyés. Nous l’avons servi toute notre vie, et à présent ses hommes nous ont détruits. »
L’effet était saisissant. Léana entendait les paroles en aélien avec ses oreilles et en comprenait le sens dans sa tête. Elle sentit aussi toute la douleur de la femme, la peine et le sentiment de trahison qui l’habitait.
De qui parlez-vous ?
« Vous parlez des soldats venus vous interroger ? demanda Morgan d’un air surpris.
− Ils s’en sont pris à mon mari et mon petit-fils. »
Glenda regarda de nouveau Léana. D’un coup, celle-ci vécut la scène : elle vit les hommes menacer Gregor, l’épée brandie. Du sang coulait sur sa tempe à cause du premier coup qu’il avait reçu. La peur empêchait Glenda de réagir, tandis que son petit-fils se jetait vers un soldat.
Tout s’enchaîna trop vite : Merle fut repoussé par la femme militaire, heurta Gregor. Le vieil homme fut projeté en avant. La douleur de son mari envahit Glenda, qui poussa un cri en tombant à genoux avec lui. Elle ferma les yeux. Léana fit de même.
La souffrance avait pris le pas sur tout le reste. Le choc lui coupa le souffle quand il cogna le sol. Il mourut en quelques secondes.
La jeune fille se mit à pleurer, envahie par la tristesse de la vieille femme. L’amour de sa vie s’était fait transpercer devant elle sans qu’elle puisse y faire quoi que ce soit. La peine était tellement intense qu’elle aurait voulu mourir à son tour. Mais Kaoline et Merle avaient besoin d’elle. Le petit, surtout.
« Léana ! Léana ! »
La jeune fille rouvrit les yeux sur Morgan. Les larmes ruisselaient sur ses joues. Elle vit que Glenda aussi pleurait. Merle était venu se serrer dans les bras de sa grand-mère. Kaoline était apparue.
« C’est injuste, murmura la jeune fille. Pourquoi les ont-ils attaqués ?
− Parce que nous sommes Charmés, répondit Glenda. Rentrez chez vous et ne revenez pas, Léana. Ou bien vous finirez six pieds sous terre, comme votre père. »
Morgan saisit la jeune fille par le bras.
« Calme-toi, Léana. Que s’est-il passé ?
− Elle m’a… montré la scène. Oh, Morgan, il était sans défense ! Ils s’en sont pris à lui sans aucune raison, par pure haine !
− Répétez-le au roi, gronda Glenda. Dites à Phelps Tan’o’legan que Gregor Telonska est mort et que nous ne pouvons plus garder le passage. Il a fait une promesse à mon mari, il y a des années de cela. Il doit la tenir, à présent.
− Une promesse ? » demanda Léana.
Mais Glenda secoua la tête.
« Ne revenez pas, Léana », répéta-t-elle.
Elle leur tourna le dos et s’en fut. Kaoline poussa Merle pour qu’il suive sa grand-mère.
« Je suis désolée, bredouilla Léana. Je ferai ce que je peux pour vous aider. »
Glenda lui jeta un ultime regard avant de disparaître. Morgan prit Léana par la main.
« Allons-y.
− Suivez-moi », fit Kaoline d’une voix fatiguée.
Cette fois-ci, elle ne chantonnait pas en les menant au passage. Ils récupérèrent le sac de Léana sur son cheval. Morgan indiqua aux soldats de l’attendre. Léana ne lui adressa pas la parole, toujours sous le choc. Son cœur battait encore trop vite, ses paumes étaient moites. La colère bouillonnait en elle. Ces hommes n’avaient aucune raison de s’en prendre à Gregor ; aucune. Il n’avait pas d’arme, ne présentait aucune menace. Il était simplement différent, possédant un don qui leur faisait peur.
« Qui étaient ces soldats ? » finit-elle par demander.
Sa voix était vide, plate. Morgan lui jeta un coup d’œil inquiet.
« Tu te souviens, des hommes qui ont tenté de t’enlever ? »
Elle acquiesça.
« Ils n’ont pas pu traverser par le passage de Kaltane et ne venaient sûrement pas d’un autre pays. Ils étaient aéliens, mais connaissaient parfaitement Paris. Ils sont probablement passés par ici. Le roi avait envoyé le lieutenant Tenille pour interroger les Telonska. On voulait savoir s’ils avaient perçu quelqu’un, ou s’ils savaient comment ces hommes avaient pu traverser. Je… je ne pensais pas qu’ils s’en prendraient à Gregor. »
La fureur de Léana se transforma en rage froide. Tenille. Ce nom, elle ne l’oublierait pas.
« Tu aurais pu attendre qu’on revienne, fit-elle. Tu aurais dû savoir que ce lieutenant était anti-charmés !
− Et comment l’aurais-je su ? Les tensions envers les Charmés sont très récentes, à Kaltane. Depuis qu’un enfant est mort à cause d’un Charmé au sein-même de la ville.
− Ian Ommone n’y est pour rien. »
Il fronça les sourcils.
« Tu ne le connais pas, Léana. Tu lui as parlé une fois. »
Elle ne le détrompa pas. Sans vraiment savoir pourquoi, elle préférait garder secrets ses échanges mentaux avec Ian. Elle se contenta donc de répondre :
« Mais le roi le croit innocent, lui. Je trouve que les injustices s’oublient un peu trop facilement, dans votre monde.
− Ce n’est pas facile, d’être roi, tu sais ! »
C’était la première fois qu’il s’énervait. Léana en fut légèrement surprise, mais le ton du jeune homme ne fit qu’alimenter sa propre fureur.
« Et en attendant, Gregor est mort ! Alors j’espère que Phelps saura réparer cette injustice-là. A moins que ce soit votre plan depuis le début. Après tout, toi aussi tu soupçonnais Gregor d’avoir envoyé ces hommes m’enlever. »
L’air las, Morgan secoua la tête.
« Le roi voulait seulement interroger Gregor, Léana. Nous ne pensions pas que ça pourrait arriver. Mais le lieutenant sera puni comme il se doit. »
Comment faisait-il pour retrouver aussi vite son calme ? Elle lui criait à moitié dessus, mais il parvenait à ne pas hausser le ton. Elle avait l’impression de se trouver face à Lucas, son cousin. Il était le seul de sa famille à être capable de lui tenir tête et à réussir à la calmer.
Ils étaient parvenus à la Prairie. Kaoline se tenait debout, le regard dans le vide, près du passage. Léana s’avança vers elle.
« Gregor sera vengé, je vous le promets », lui dit-elle d’une voix tremblante.
Kaoline tourna vers elle des yeux vides d’émotion. Léana, le cœur lourd, posa une main hésitante sur le bras de la femme. Elle n’ajouta rien. Puis elle s’écarta et s’approcha du passage.
« Cela veut-il dire que tu comptes revenir ? demanda Morgan d’un ton plein d’espoir.
− Je ne sais pas. J’ai besoin de réfléchir. »
Il hocha la tête. Fit un pas vers elle.
« Je te laisse une semaine. Je serai chez ta grand-mère dans une semaine, pile. A toi de venir me trouver, quelle que soit ta réponse. D’accord ? »
Il réduisit de nouveau la distance qui les séparait et saisit sa main. Léana serra les dents, mais le contact la réchauffait. Elle sentit sa fureur fondre.
« OK, fit-elle. Au revoir.
− S’il-te-plaît… »
Elle voulut se dégager, mais il la retint et la tira vers lui. Il posa une main sur sa hanche. Leurs visages se retrouvèrent à quelques centimètres l’un de l’autre. Le parfum de bruyère l’envahit, brouillant ses pensées.
Elle était fâchée, oui. Infiniment triste, et perdue aussi. Mais tout était masqué par la peau de Morgan contre la sienne, par cette odeur entêtante. Son regard doux était si désolé qu’elle ne pouvait pas lui en vouloir. Il leva la main doucement. Léana sentit un frisson la parcourir avant même qu’il n’ait effleuré sa joue.
« Ne m’en veux pas, calita… »
Alors un visage aux yeux bridés et encadré de cheveux noirs s’imposa à elle. Elle dut fournir un effort surhumain pour s’arracher aux mains du jeune noble.
« Retourne voir ta fiancée, Morgan. Mia est… »
Mentalement, elle prit son propre cœur entre ses mains, l’enferma dans un coffre à clé et le rangea tout au fond d’elle. Mais elle le sentait battre, fort, tentant de reprendre le contrôle, la poussant à l’embrasser. Elle se força à reculer.
« Mia est géniale. Elle ne mérite pas un homme qui en embrasse une autre. »
Elle lui tourna le dos et s’accroupit pour éviter son regard désespéré.
« Désolée. »
Elle posa une main sur son sac de voyage, l’autre sur le portail, et se sentit emportée.