Chapitre 10

Notes de l’auteur : Réécriture

- Vous proposez de sacrifier votre vie ... pour elle ?

La question s'était échappée des lèvres brûlantes de Lyllianne. Sa voix trahissait un respect craintif, comme happé par la curiosité mais détruit par sa timidité. Ce n'était pas vraiment ce à quoi s'attendait Kelly d'une femme comme elle. L'Elfe Lunaire, âgée de probablement un lustre de plus que la Cape, avait déjà démontré ses habitudes à s'effacer. Pourtant, elle était la seule à avoir osé prendre la parole.

- Sacrifier. Quel intérêt ? Sa sécurité est disons ... un investissement.

Personne ne prononça un mot, incapable de digérer l'information. Excepté Lyllianne, ils devaient sûrement réfléchir à quel type d'anguille se cachait sous la roche. Ils la fixaient, le regard suspicieux, méfiant, agressif presque. Forcément, ils pensaient avoir échoué. Qu’ils allaient tous périr de sa main. Ou qu’elle allait leur proposer quelque chose qui l’avantagerait, elle, et non eux. Mais ça ? Non, c’était inespéré, trop pour être vrai.

"Qu'est-ce qu'elle y gagne ?"
"Elle pourrait nous tuer immédiatement, pourquoi ne le fait-elle pas ?"
"Si elle veut protéger tant que ça la Cape Blanche, est-ce que ça signifie que celle-ci a un don particulier ?"
"Quel piège nous tend-elle ?"

Ces questions devaient tournoyer dans leur tête. Chercher, chercher, chercher quelle raison pourrait l'amener à prendre une position si défavorable. Ils ne trouveront pas. Ils ne pourront pas trouver. Kelly l’espérait. Il ne fallait pas leur en laisser l’occasion. 

Doucement, doucement, très doucement, son coeur ralentit pour reprendre un rythme calme. La raison, Kelly la perçut du coin de l'œil. Selona ne tenait plus la lame contre le cou de San. À la place, ses bras musclés encadraient sa petite tête, détendus, et ses yeux se concentraient uniquement sur la Cape Noire.

Ses doigts se faufilèrent, tâtonnèrent et s'enroulèrent autour d'un poignard. Il l'avait déjà prévenue qu'une seule arme ne suffisait pas. À sa ceinture, serrés contre ses épaules, cachés dans la semelle de ses chaussures, sur ses cuisses, accrochés aux mollets. Si un couteau pouvait s'y glisser, sa tenue le permettrait.

- Un problème ? les interrogea-t-elle avec sarcasme en levant la lame jusque devant ses yeux. Peut-être que si j'égorge l'un d'entre vous, le reste sera convaincu qu'il est préférable de m'avoir comme alliée que comme adversaire ?

Un sourire froid, un regard ironique, une voix antipathique. Kelly s’avança, confiante. Sans même le savoir, Selona lui avait rendu un contrôle absolu sur elle-même. Juste ce dont elle avait besoin. 

- C’est pas … comme ça que c’est censé se dérouler, murmura le Technimage.

- Aah, bienvenue dans l'univers magique, fabuleux et extraordinaire des Capes Noires, où tout se décide selon nos propres lois.

Le Technimage ne recula pas. Kelly à un demi-mètre devant lui le fixa droit dans les yeux, le poignard fermement serré dans sa main. Il guettait, les pupilles dilatées. 

Un pas de plus.

La jeune femme était si proche de lui qu'elle voyait tout. Ses pores, ses lèvres gercées par le froid, ses tâches de rousseur. Elle aurait presque pu deviner jusqu'à ses pensées. Quel serait le prochain mouvement ? Il avait envie de bouger, de s'écarter, de ne plus avoir à respirer le même air que la Cape. Et il restait immobile. Ne pas la vexer. Ne pas oublier qu'elle pouvait le tuer. Ne pas prendre de risque.

Il n'était pas le seul à garder sa position. Personne n'avait bougé, comme si le temps s'était arrêté autour d'eux. Kelly en profita pour glisser son bras autour du cou du Technimage. L'arme détendue mettait ce dernier en garde par sa simple présence.

- Ne t'avais-je pas demandé de rester à terre ? Quand je donne un ordre, on obéit. Comment pourrais-je te le faire comprendre ?

Une hésitation factice, théâtrale. Un long regard autour d'elle, sur chacun de ses camarades.

- Je sais. Ne trouves-tu pas ça injuste d'être le seul à endurer la douleur d'un bras cassé ?

Comme pour appuyer ses paroles, elle y exerça une pression. Légère, pour lui rappeler son impuissance.

- Aah, malheureusement, ça ne va pas être possible. Ca m'embêterait de devoir perdre du temps à réparer tout ça. Je vais être gentille pour une fois. Pas bouger. Compris ?

Il ne se retira pas, les dents serrées, le menton relevé : il prenait sur lui.

Bonne décision.

- C'est qui, votre chef ? poursuivit-elle en haussant la voix. Qu'il se dépêche de trouver un pacte, je n'ai aucune envie de moisir ici. Je suis ouverte à beaucoup de choses, ne soyez pas timides.

Le Technimage répondit immédiatement, un ton au-dessus du sien. Il avait presque mangé la fin de sa phrase, assez pour lui déplaire.

- Laisse-nous réflé …

- Aah, et j'oubliais, le coupa-t-elle avec agacement. Je ne veux pas d'un pacte simple qui stipule bêtement que je dois obéir, ou quelque chose du même genre. Je veux un pacte concret. Sinon ça ne serait pas amusant, n’est-ce pas ?

Le groupe approuva à la quasi-unissons, tantôt d'un "oui", tantôt d'un hochement de tête, tantôt sans réponse.

Kelly lorgna le groupe de l'œil, une seule pensée en tête. Ils n'avaient pas de chef. Elle aurait pu le parier si elle n'avait pas plus important à faire. Le Technimage avait tenté de s'accaparer de ce rôle car tout comme elle, il le savait : les groupes sans hiérarchie étaient les plus simples à diviser. Il ne lui restait plus qu'à s'en servir pour se séparer des éléments perturbateurs et garder les pions.

Mentalement, la Cape leur laissa trois minutes. Elle les regarda se concerter, hésiter, grimacer. Selona avait vite perdu tout intérêt pour les conversations et commençait à ricaner bêtement tout en élaborant des solutions toutes plus farfelues, inutiles et irraisonnables les unes que les autres.

- Je pourrai peut-être ... mettre ça en place ... Cependant, il me serait nécessaire d'avoir l'approbation ... de chacun, marmonna le Technimage.

Ce dernier parlait d'une telle lenteur, coupant ses phrases, prenant le temps de formuler chaque concept. Ce n'était même pas un effet de style logique pour aider à suivre ses propos. Sûrement parlait-il seul. Apparemment, c'était courant chez les Technimages. À elle, ça ne lui était jamais arrivé. Heureusement.

- Si t'as une idée, ne la garde pas pour toi, siffla Kelly lorsqu'il l'interrompit dans son décompte.

Son regard qui coulait sur le sol se releva alors pour croiser celui solide de la jeune femme. Ses yeux écarquillés, il devait être surpris de s'être fait prendre en pleine divagation. Un instant, et il éleva la voix.

- Écoutez-moi. J'ai une proposition qui pourrait nous arranger. Malgré tout, j'aimerai avoir l'accord de tous.

L'attention du groupe était désormais rivée sur lui. Il marqua une très légère pause, avant de reprendre.

- Ce qui serait pour nous le plus avantageux, ce serait de faire, effectivement, de cette Cape, notre alliée. Elle pourrait nous être d'un atout majeur si nous arrivons à bien la sceller, et nous pourrions ainsi profiter mutuellement de ses capacités sans avoir à craindre pour notre vie, tandis qu'elle pourrait bénéficier de nos soins (il désigna Lyllianne), de ma technologie, et de nos diversités raciales, seulement à des fins personnelles et non pour l'Ordre des Capes.

Ce n'était pas idiot. Même plutôt avantageux pour les deux camps. Ils allaient accepter, pacter, et faire un bout de chemin ensemble. Kelly trouverait l'Ukilibah, et s'arrangerait pour se débarrasser d'eux une fois son objectif atteint. Il lui suffisait de manipuler le pacte à sa guise.

- Non, je refuse, s'opposa fermement Selona tandis que Myias approuva d'un hochement de tête déterminé. Nous n'avons pas besoin de ce cleb de Reikiel, et même, il est hors de question que l'on mette nos capacités à son service. Je ne peux pas la côtoyer en tant qu'égale. C'est même hors de question. 

- Je suis d'accord avec elle, approuva Amril. Je refuse de faire équipe avec une meurtrière. 

Sérieusement ? Pourquoi faire la fine bouche ? Ils pouvaient s'emparer d'elle, et ils refusaient ? Ils agissaient comme des enfants mécontents.

- Vous désobéissez à votre chef ? Et votre bon sens, vous en faites quoi ?

Le Technimage se crispa légèrement. Évidemment. Mais c'était trop tard.

- Notre bon sens ? s'offusqua Selona. Je pense qu'au contraire, éviter de se retrouver avec une tueuse de sang froid est une excellente idée. 

Ils commençaient sérieusement à l'agacer. Puisque la logique ne l'emporterait pas, la provocation serait plus efficace.

- Aah, quel dommage. Et moi qui me réjouissait justement de faire copain-copain avec un groupe de …

Kelly jeta un regard significatif au Technimage, s'autorisant un sourire froid, presque malsain.

- ... Bras-cassés.

- Ou sinon, nous ne sommes pas obligés de faire un pacte, hein ? s'énerva l'Elfe Solaire en frappant brutalement ses poings l'un contre l'autre. Si elle l'a proposé, c'est qu'elle est en difficulté. Je propose qu'on lui casse la mâchoire pour ne plus jamais avoir à entendre son arrogance. Qui est partant ?

- Je ne savais pas que cette théorie était vraie, s'étonna Kelly en arquant un sourcil, son sourire sans vie incapable de s'appaiser. Qu'il y ait toujours un idiot impulsif dans un groupe d'aventurier, je veux dire.

- Oh toi ! s'emporta Selona en s'approchant furieusement. J'te jure que j'vais te le faire …

- Eh, Selona ! Calme-toi bon sang ! la réprima Myias.

Ses mots n'eurent aucun effet et dans un soupir, il se téléporta près d'elle pour la retenir par l'épaule, sans grande efficacité.

- Ne rentre pas dans ses provocations. On va faire quoi si elle comprend qu'elle n'a pas tort ?

Brutalement, l'Elfe Solaire brandit son poing pour le frapper. Plus agile et prévoyant, le Meneur de Temps retourna innocemment là où il était quelques secondes plus tôt, hors de portée.

Des enfants. Des adolescents tout au plus. Face à l'ennemi, ils dévoilaient leurs désaccords au lieu de se souder. Kelly avait déjà pensé à jouer sur les tensions dans le groupe pour le diviser, et ils venaient de lui réduire la tâche de moitié.

- J'étais persuadé que vous seriez contraire à mon idée, c'est pourquoi j'ai prévu une alternative, reprit le Technimage.

Calme, réfléchi, agit au moment opportun. Trois qualités que ce dernier possédait naturellement. Il n'était pas le chef de ce groupe, et c'était un gachi. Typiquement une personne qui ne le sera jamais, vouée à mener les autres à leur apogée par sa simple présence. Jamais il n'imposera ses décisions même si elles sont les meilleures. Regrettable. Dans l'Ordre des Capes, Kelly n'aurait pas pu rêver de meilleur allier. Et maintenant qu'elle l'avait trouvé, il n'était pas avec elle.

- Nous savons tous que lorsque nous nous sommes engagés dans cette montagne, nous mettions nos vies en jeu. Pour accéder où nous devons aller, avoir la fidélité, et donc l'aide de cette Cape, pourrait nous éviter des risques inutiles ... C'est pourquoi nous devons prioritairement la garder avec nous pour le moment, sans qu'elle puisse ne nous faire du mal, et idéalement, qu'elle nous obéisse.

Évidemment, c'était le plus avantageux. Mais Kelly leur avait fait comprendre qu'elle n'accepterait pas de pacte de ce genre, alors à quoi bon en reparler ? Un regard de sa part, pas même un son, et le Technimage acquiesça avec assurance, toujours sous l'emprise physique de la Cape.

- Je sais, je n'ai pas oublié, mon idée est tout autre. Je me suis souvent intéressé aux pactes, poursuivit-il. Et je suggère donc qu'elle devienne notre otage, notre prisonnière. Les effets les plus probables, ce seraient qu'elle nous craigne, et que par ce biais, elle nous obéisse. Cependant, ce n'est pas impossible qu'un prisonnier ait la dure volonté de récupérer sa liberté, quitte à tuer ses gardiens. Il nous faudrait donc ajouter qu'il lui est impossible de nous faire du mal.

Parler comme s'il était incontrôlable. Parler comme si Kelly ne pouvait rien changer. Parler comme s'il était sûr que tout se passerait comme il l'avait prévu. Qu'avait-il derrière la tête ?

- Adorable de me révéler tes intentions, commenta sarcastiquement Kelly pour voir ce qu'il en était. Et si je refuse ? Je peux encore tous vous tuer, tu le sais bien, n’est-ce pas ?

- Et pourtant, tu as quémander un pacte. Tu as besoin de ce pacte, vrai ? Pour moi, que ce soit maintenant ou lorsque tu as formulé cette requête, tu étais au summum de tes capacités. Pourtant, tu nous as proposé quelque chose qui te mettrait en difficulté. J'ignore pourquoi, cependant, j'ai deux hypothèses. La première : un pacte t'empêche d'agir autrement. 

Ses yeux de cuivre lutèrent pour ne pas s'éclipser vers San. Cette dernière retenait son souffle, ou plutôt ses larmes. La culpabilité était en train de l'attaquer, mais elle ne coula pas.

- La deuxième : tu as besoin de cette adolescente pour ta mission.

Kelly ferma un instant les paupières, à la fois pour réfléchir et laisser paraître son agacement à la vue de tous. 

- J'ai toujours trouvé les Technimages comme toi agaçants. Tu crois vraiment être au dessus de tout et pouvoir prévoir chaque scénario ? Tu n'es pas Caleb, redescend sur terre. Tu confonds bien des choses. Par exemple, besoin et facilité. Aucun de vous ne m'est indispensable. Il m'aurait, certes, été préférable de voyager avec un groupe entier, mais je peux très bien m'en passer. À vous de décider, lequel d'entre vous restera vivant pour me servir d'esclave ? Aah, et dire que ça fait presque un an que j'avais pris la bonne résolution de ne pas tuer si j'avais d'autres solutions. Et dire que j'avais presque atteint mon objectif... Aah quel dommage. Lequel vais-je égorger en premier ? On commence par toi ?

D'un mouvement rapide, la lame du couteau encadra la gorge du Technimage qui releva sa main gauche jusqu’à sa tête. Un réflex ? Il la rabaissa en vitesse, et serra les dents sous le regard désapprobateur de Kelly

- Tu me pardonneras, ça risque de faire un peu mal…

- Attends ! Arrête ça ! Par pitié ! D'accord ! Quelles sont tes conditions ? s'emporta Selona, impuissante.

Kelly releva le regard pour croiser celui de l'Elfe. Elle se retenait de se jeter sur elle, à deux mètres seulement d'eux. Le minuscule corps de San était enfui contre le sien et elle ne pouvait pas le lâcher. Mais depuis que la Cape avait posé son bras sur le Technimage, Selona lui avait paru beaucoup plus nerveuse et tendue. A contrario de Lia, ces deux-là devaient sûrement se connaître depuis un bon bout de temps.

Après une seconde, Kelly desserra doucement sa prise, le poignard toujours près de sa pomme d'Adam.

- Mes conditions. Ne la touchez pas, partagez-moi toutes les informations que je désire connaître, et ne tentez aucun coups bas contre moi. En échange, je ne vous tuerai pas.

- Trente secondes ! Laisse-moi trente secondes, quémanda-t-elle.

Tout compte fait, il ne lui fallut pas trente secondes pour faire son choix. Ses bras se resserrèrent et le couteau vint racler la gorge de San. Non, pas racler. Une goutte de sang roula le long du couteau. Blesser ? Elle avait osé la blesser ? À cette vue, le cœur de Kelly claqua contre les paroies de sa cage thoracique, animé par sa promesse comme par la rage.

- C’est ça, mon choix ! Lâche-le et abaisse-toi ! ordonna Selona alors que les petites larmes rouges ruisselaient jusqu’à tâcher la tenue immaculée de sa sœur.

Caleb la força à obtempérer alors Kelly obtempéra. Dans sa poitrine, ses organes la brûlaient, sa respiration se faisait superficielle. Ses sens en alertes lui criaient de l’aider. Pour le moment, elle ne pouvait que s’arranger pour la garder en vie. 

- Waouh, je m’attendais pas à ce que ça fonctionne réellement, s’étonna l’Elfe Solaire. T’es un génie.

- Pas vraiment, je suis juste un Technimage, la reprit-il, humble. En attendant …

Il se tourna vers Kelly, qui, même un genoux à terre, n’avait pas lâché San du regard, comme si tout son corps craignait que celle-ci allait mourir si ses yeux la quittaient. Sans un mot, le Technimage s’abaissa à son niveau pour lui parler.

- Cape ou pas, je respecte la Première des Cents Lois de Caleb : Je n’abuserai pas du pacte d’un prochain. Tu as proposé un pacte, et on te laissera trouver ton avantage là dedans.

Aah, les Cents Lois de Caleb. C’était, à la création d’Adama, le parfait idéal. Dès l’âge de parler, une cérémonie était organisée, où tout enfant promettait de respecter ces fameuses règles. Jusqu’à la faille de 278. Certains avaient fini par trouver que les règles étaient trop nombreuses et trop strictes et créèrent l’organisation secrète des “Sans voie”. Ils la nommèrent ainsi à la fois car ils ne suivaient pas le chemin de Caleb, et car ils élevaient leurs enfants en se privant de leur voix, pour ne pas que Caleb décide de les influencer à travers leurs corps. Cette nouvelle génération de “Sans voie” avait rapidement pris le contrôle, comme aucune forme d’autorité ne pouvait les contrer, tous soumis aux pacifiques Cents Lois de Caleb. C’est pourquoi elles avaient été abolies ; tout le monde sur Adama devrait avoir le droit de pouvoir se défendre si désormais une menace était crainte. Alors pardonnez Kelly de trouver ironique ses paroles. 

- Je ne sais pas comment tu as entendu parler de cet endroit ni comment tu y es entrée, mais si tu es ici, c’est que tu as besoin d’obtenir une réponse, déduisit le Technimage. Voici ce que je te propose : Accompagne-nous jusqu’à Eloïde. On lui posera une question, et tu auras droit à la tienne. 

Et voilà, elle était là, l’information qui lui manquait. Qui était Éloïde ? 

- Une collaboration temporaire, reprit-il, jusqu’à ce que nos chemins nous séparent. Tu pourras, comme je l’avais déjà proposé, bénéficier des soins de Lyllianne et de mes inventions, et en échange, nous aimerions que tu promettes de ne pas nous tuer, et que tu nous laisses restreindre tes mouvements. Ça nous mettrait en peu plus en confiance et on pourrait mieux collaborer que si tu étais totalement libre de tes mouvements, pacte ou pas. Est-ce que ça te convient ?

Intéressant. Kelly ne s’attendait pas à ça. Pas ne pas leur faire de mal, mais ne pas les tuer. Pas ne pas leur mettre des bâtons dans les roues, mais restreindre ses mouvements. N’était-ce pas l’option la plus évidente qui les arrangerait mieux ? Si, sauf Selona. Elle, elle préférerait mourir que de collaborer avec une Cape. Il reprenait l’image de la prisonnière avec une formulation plus douce et plus avantageuse, sans abuser sur les restrictions, de quoi satisfaire autant l’une que l’autre. Ou presque ; l’idée d’avoir des menottes ou une autre technologie qui la priverait de ses mouvements la tentait peu. Enfin bon, c’était soit ça, soit elle était en incapacité total d’utiliser sa force contre eux, ce n’était pas le moment de protester.

- Selona, retire ton arme d’elle, s’il te plaît, demanda-t-il avant que Kelly n’accepte. Je m’en voudrais d’abuser du lien qui les unie pour un pacte.

La concernée claqua la langue, mais baissa l’arme et retira même son emprise de San, qui ne s’éloigna pourtant pas. Libre de ses gestes, Kelly se releva. Son cœur tout comme sa respiration avait repris un rythme calme et pondéré. La seule chose qui n’avait pas changé, c’étaient ses yeux qui ne trahissaient que de l’animosité. Selona claqua une nouvelle fois la langue, sans maintenir son regard. À son tour, Kelly l’abandonna pour s’assurer de l’état de sa sœur, analyser l’ampleur de la coupure, mais ses pupilles ne trouvèrent aucune plaie ouverte.

- Alors, Cape ? Pas d’objection ? réitéra le Technimage.

- Pas d’objection, confirma Kelly en suivant Selona du regard. 

Toujours dans une attitude charmante, celle-ci ordonnait à Myias de surveiller San et s’approcha de Lyllianne. Le visage déformé par une colère retenue, elle lui confia sa main et attendit sans patience que son index, fendu en profondeur, se referme.

- Eh, la Lunaire, occupe-toi d’abord de ton chef, j’ai besoin de lui pour pacter.

- Très peu pour moi, refusa immédiatement ce dernier

Kelly lui jeta un regard suspicieux. Que gagnait-il à ce que ce soit quelqu'un d'autre qui s'occupe de ce pacte ? Il était le plus apte à cette tâche, et contrairement à d'autres, il ne risquait pas de se tromper dans la formulation.

- Dans un pacte, celui qui a proposé les clauses donne sa main droite, et celui qui les accepte donne sa main gauche. Hors, nous n’avons pas le temps d’attendre la réparation complète de mon bras. Il vaut mieux que ce soit quelqu'un d'autre que moi qui s'en occupe.

- C'est lui qui va s'en occuper, completa Selona en pointant Myias. Moi je peux pas faire de pactes, et puis, il faut bien qu'il se montre utile pour quelque chose de temps à autre.

- Eh, protesta le concerné, outré. Va te perdre seule dans les montagnes, on verra après combien de temps tu regretteras ma présence.

- Quoi que, lui confier une tâche si importante, c'est peut-être d'un trop haut niveau pour lui, poursuivit l'Elfe Solaire sans lui prêter attention.

- Je vais le faire. Vu que comme par hasard, quelque chose t'empêche de le faire. Interdiction de faire des pactes, mon oeil, t'as juste la flemme.

Plus Kelly observait ces deux-là, plus leur relation devenait claire. Ils se manipulaient l'un l'autre ajustant excuse et provocation. Pour y arriver de la sorte, ils devaient avoir vécu pas mal de choses ensemble. Ce qu'elle avait pris pour des désaccords plus tôt n'avait plus rien de tout ça.

En signe de reddition, le Meneur de Temps élimina la distance qui le séparait de Kelly et rangea son gant droit dans sa poche. De ses yeux vairons, il la dévisagea dédaigneusement, avec même un peu de dégoût.

- Avoue, Selona, tu ne voulais juste pas toucher cette …

Ses lèvres restèrent en suspension sous le regard lourd de la Cape Noire. 

- ... cette magnifique et exceptionnelle personne, acheva-t-il.

- Je m'appelle Kelly. Kelly Terroc, fit-elle après l'avoir dévisagé froidement.

- Kelly ? murmura le Technimage.

- Laissez-moi commencer le pacte, vous n'aurez qu'à confirmer. Myias, Myias comment ?

Le concerné écarquilla les yeux.

- Eh, comment ... Comment sais-tu mon prénom ?

À quoi bon le savoir ? Il avait la réponse sous le nez depuis le début, il n'avait juste pas saisi l'opportunité d'en prendre connaissance. Pour ne pas perdre son temps, elle se contenta de hausser les épaules.

Le Meneur de Temps ne la lâcha pas des yeux, requérant silencieusement une réponse complète. Après un long soupir, Kelly se tourna vers Lyllianne.

- Lyllianne, surnommée Lia.

Pivota sur elle-même.

- Selona.

Volte-face vers le Rêveur.

- Amril.

Regarda pour finir son congénère.

- Lui, je l'ignore. Quatre sur cinq. J’ai beau être douée pour l’espionnage, on ne peut pas dire que vous ayez fait beaucoup d’efforts pour vous dissimuler. Votre prénom, et retenez-le bien, il fait partie de vous. Appeler en public un ami par son prénom, c'est l'exposer à des dangers.

- Tu en fais beaucoup, pour un prénom, souleva Amril.

- Ça me tue de dire ça, mais elle a raison, soupira Selona. Le révéler à des inconnus est une erreur.

- Je suis d'accord avec elle, approuva le Technimage. Pour qu’un pacte soit concret, le prénom et le nom de famille doivent être mentionnés. Prenons un exemple. A se prend la tête avec un inconnu, B. Plus tard, A veut se venger de B et fait un pacte avec C pour qu’en échange d’argent, C ruine la carrière de B. Comme A ne connait pas le prénom de B, le pacte est invalide. Le seul moyen pour que le pacte soit valide, ce serait que le B soit présent. Vous me suivez ? 

Kelly opina d'un hochement de tête. C'était exactement là où elle voulait en venir.

- Ouais, c’est capté, bref, on le fait ce pacte ? s'impatienta Selona.

Le Meneur de Temps hocha la tête tandis que la Cape Noire retira le gant en cuir de sa main gauche et le rangea dans une poche latérale de son pantalon. Tout comme le voulait le procédé, elle tendit sa main pour qu'il vienne poser sa paume droite sur la sienne.

- Tu as les mains moites, déclara Kelly lorsqu'il completa son geste.

- Eh. Promettons au lieu de perdre du temps inutilement.

Kelly acquiesça. Ses yeux de cuivre lorgnèrent le groupe avec attention. Lyllianne soignait distraitement le bras cassé de son ami, l'attention fichée sur la Cape. Selona, un peu à l'écart, s'était assise à même le sol et baillait, plus pour manifester son ennui que sa fatigue. Amril lançait un regard encourageant à Myias qui prit une grande inspiration.

- Nous promettons, déclara-t-il à l'unisson avec Kelly.

Une lumière blanche jaillit du sol jusqu'à former deux cercles dont les pactiseurs étaient tous les deux le centre d'un. Les formes se croisaient en un fragment. Kelly avait lu quelque part que cette partie commune représentait le choix commun qu'ils décidaient de faire tandis que le reste symbolisait leurs différences. À partir de là, hors des cercles, les sons étaient étouffés, inaudibles, histoire de ne pas entraver le pacte. La façade lumineuse qui les enrobait avait aussi son lot de protection pour qu'aucune triche extérieure vienne briser ce moment sacré. 

Éblouissant.

- Moi, Myias Bugane, je promets au nom de notre groupe de ne faire aucun mal à la Sylvoir ici présente et de collaborer avec Kelly Terroc si celle-ci nous accompagne jusqu’à Éloïde et qu’elle ne tue aucun d’entre nous.

Kelly se renfrogna. Elle s’était proposée pour commencer le pacte, ce n’était pas pour que ce pauvre Meneur de Temps lui coupe l’herbe sous le pied.

Elle attendit une seconde, puis deux que Myias émette leur deuxième requête, mais il n'en fit rien. 

 - Moi, Kelly Terroc, je promets d’accompagner le groupe de Myias Bugane et lui-même jusqu’à Éloïde, ainsi que de ne pas leur ôter la vie s'ils ne font aucun mal à la Sylvoir ici présente, et qu'ils collaborent loyalement avec moi.

- Une parole.

Leurs index pivotèrent pour s'emmêler.

- Une promesse, poursuivit Kelly.

Leurs pouces se pressèrent l'un contre l'autre.

- Une vie, finirent-ils en même temps.

Leurs mains se séparèrent, les deux anneaux de lumière s'atténuèrent, les deux représentants s'écartèrent.

- TOI ! Laissez-moi l'étriper, par pitié ! supplia Selona. Plus jamais je ne veux qu'il s'occupe de quelque chose ! Myias, je te jure qu'une fois le désert atteint, tu te débrouilleras pour te trouver de l'eau et te protéger contre le sable, mais ne compte pas sur moi !

- Qu'est-ce que j'ai fait ? bredouilla le concerné, surpris par cet élan d'agressivité. 

Kelly aurait juré qu'il préférait se cacher derrière elle plutôt que d'affronter de face sa camarade. 

Quelle situation inespérée, c’était presque 

||Kelly ? Laisse leur restreindre tes mouvements. Tu en auras besoin.||

trop beau pour être vrai.

La voix douce du lion astral se faufila dans son esprit. Pour qu'il décide de se mêler à cette histoire, ça devait être important. Leo avait refusé jusque-là de se mêler des combats et des négociations. Il était neutre et pacifique, selon ses dires. Un gachi. Kelly aurait adoré l'avoir à ses côtés pour se battre. Sa seule présence aurait suffit à les faire plier. Mais voilà que le seul moment où il intervenait c'était pour lui imposer une restriction ? Quelle blague.

||Sais-tu que je sens ta frustration ? Fais moi confiance, tu ne le regretteras pas. Me crois-tu ?||

Kelly soupira profondément. Autant ne pas se mettre un presque-dieu à dos en évitant ses conseils.

- Ses restrictions, grenouille ! T'en fais quoi ?! l’engueula Selona T'as un côté suicidaire, l'instinct de survie d'une guêpe devant un piège ? T'as pas vu tous les autres cadavres tremper dans le sirop ? Tu veux d'autres métaphores, ou tu préfères que je te cogne pour que tu les comprennes ? 

Le Meneur de Temps se crispa, tout en jetant un coup d'œil craintif à Kelly.

- J’ai cru que c’était un accord tacite, protesta Myias.

- T’es sérieux ?! Myias !

Quel bazar ... Un peu d'ordre ne ferait pas de mal.

- Arrête de crier, siffla Kelly sans hausser le ton. La première personne à qui j'en voudrais si cela ne m'avantageais pas, ce serait à toi.

- À moi ? Qu'est-ce que tu rac …

- C'était ton choix qu'il fasse ce pacte. Je suppose que tu ne t'es pas proposée pour des raisons post-traumatiques. Et maintenant ? Qu'est-ce que tu vas faire ? L'engueuler jusqu'à quoi ? Qu'est-ce qui va changer ? Si tu ordonnes à un pion qu'il agisse comme une reine, ne t'étonne pas s'il échoue. Alors maintenant, Selona, réfléchis, qu'est-ce que tu peux faire pour changer la donne ?

Kelly souffla un coup, s'agrippant à ses dernières secondes de réflexion. Les paroles de Leo tournaient en boucle dans sa tête sans jamais en sortir. Évidemment qu'elle adorerait profiter de cette erreur. On lui donnait une autre chance de mener le groupe, et voilà qu'elle hésitait à la saisir. Maudit lion astral. À croire que les égaux de Caleb cherchaient autant que leur Dieu à la mettre en difficulté.

- Je vais vous laisser restreindre mes mouvements, céda Kelly sous le regard sidéré du groupe. C'était dans les clauses du contrat, et je les respecterais, avec ou sans le pacte.

- Pourquoi tu ferais ça ? Qu'est-ce que tu veux en échange ? demanda précipitamment Amril, méfiant.

- Un bon d'achat dans une armurerie ? ironisa Kelly sans un sourire. J'ai simplement jugé que je n'avais pas besoin de Caleb pour respecter mes paroles.

- Qu'est-ce que tu y gagnes ? 

Aah, il voulait jouer à ça ?

- Vous seriez moins effrayé par ma présence et on collaborerait mieux, quelque chose du genre ? 

Aucune réponse. Personne ne trouva quelque chose à redire. Ils devaient s'interroger sur ses véritables intentions. Bonne chance. Même elle ignorait ce à quoi ça lui servirait. Leo ne lui avait donné aucune information de plus et restait sagement sur la mezzanine à l'observer. Cet animal intriguait Kelly. Après tout, le lion astral était avant tout un pacifiste qui refusait de se mêler aux combats. Alors pourquoi s'amusait-il à la conseiller dans tout ce qu'elle faisait. Quel était son but ? Que gagnait-il à l'aider ? Était-il vraiment son allié, ou se servait-il d'elle pour ses propres objectifs ? N'allait-il pas la mener à sa perte plutôt qu'à son apogée ? S'il était considéré comme l'égal de Caleb, est-ce qu'il n'essaierait pas, lui aussi, d'avoir son propre monde ? Une planète dont il pourrait être le Dieu ?

- Lyllianne te remercie. 

C'était le Technimage qui s'était exprimé, tandis que l'Elfe Lunaire, à côté de lui, acquiesça, les joues pourpres. 

Spontanée. Il n'existait pas d'autres mots pour d'écrire mieux cette femme. Son groupe n'avait pas l'air d'apprécier cette facette d'elle. Surtout Selona. Peu importe comment se comportait Lyllianne, elle trouvera toujours quelque chose à redire. Pas assez forte. Pas assez courageuse. Pas assez efficace. Encore une fois, l'Elfe Solaire agitait furieusement son pied. Son expression colérique trahissait toutes les remarques qu'elle ne dit étrangement pas.

Un pas, puis deux, puis trois. Lyllianne ne bougea pas, pétrifiée par l'approche de la Cape. Ne pas confondre gratitude et confiance. Kelly enfila un sourire qui se voulait aussi rassurant que ceux de Yrsa. L'Elfe Lunaire pencha légèrement la tête, un peu moins tendue, ses grands yeux bleus brillants de curiosité.

- Lia.

La concernée papillonna, surprise à l'écoute de son surnom. Kelly garda son sourire, et essaya de l'adoucir. Tout ce dont elle avait besoin, c'était l'avoir de son côté. C'était son assurance vie.

Elle posa une main rassurante sur l'épaule de l'Elfe et créa un contact visuel de confiance.

- Tu peux en être sûre, à toi, je ne te ferai pas de mal. Soie sans crainte. Ce serait injuste que tu sois mise dans le même paquet qu'eux. Tu avais juste envie de changer d'air, et voilà que tu te retrouves ici. Ils ne se préoccupent pas de toi et t'exposent inutilement à des dangers, tu n'as pas à rester avec eux.

- Dixit une Cape, ironisa Selona avec un ricanement. Tu penses vraiment qu'elle serait mieux avec toi ? Elle ne supporte pas la vue du sang, tu ne veux pas son bien, juste te servir d'elle. Dégage tes sales pattes d'elle, avant qu'on ne te les attache !

Lyllianne attrapa la main de Kelly qui reposait sur son épaule avant qu'elle ne la retire et la remonta avec délicatesse sur sa joue.

- Non, c'est bon ... Vous pouvez rester ... Vous ne me dérangez pas.

Ses yeux brillaient, un sourire timide, presque ému parcourait ses lèvres. Tout son corps, de ses doigts fragiles à ses orteils gelés, tremblait. 

- Vous avez le même regard que celui que j'ai perçu tout à l'heure, murmura-t-elle avec prudence. Plus j'y pense, plus ça fait sens.

Kelly se retira sans geste brusque, dans un silence friable. Incapable de se décider sur sa réponse, elle fit volte face. Récupérer le matériel qu'elle avait abandonné plus haut devint son seul objectif ; ça lui laissera le temps pour réfléchir. Il lui fallait à tout prix exploiter les compétences de l'Elfe Lunaire. Chance pour elle : les autres membres du groupe avaient déjà fait la moitié du travail en l'isolant ainsi. Ils ne devaient pas être conscients de sa valeur pour la laisser ainsi dépérir. Rapidement, ses pas la guidèrent vers le tourbillon d'escaliers qui la raccompagnera près de Leo.

- Eh, où tu vas ? l'interpella le Meneur de Temps.

Kelly s'arrêta sans virgule, brute. Pour qui se prenait-il à discuter ses gestes ?

- J'ai laissé des affaires à l'étage. Je vais les chercher.

- Eh, on doit collaborer, préviens au moins avant de partir comme ça !

Elle ne se retourna pas. Pas la peine, il allait finir par comprendre.

- Myias, s'interposa le Technimage. Laisse-la, elle est scellée, et c’est déjà un miracle. 

Parfait. C'était tout ce qu'il suffisait.

Trois pas de plus, une hésitation, un nouvel arrêt. Ses pensées avaient comme trouvé un nouveau chemin. Une autre option toute indiquée. Ici, avoir Lyllianne ne lui servait à rien, pas à elle seule. Et si, au lieu de briser les liens, elle s'en servait ? Il n'avait pas de meilleure solution pour le moment. Il fallait que le groupe comprenne. Ils devaient comprendre. Comprendre que s'ils mettaient Lyllianne à l'écart, ils se débarrassaient d'une de leur plus grande carte.

- Lia. Une dernière chose.

Elle s'était exprimée d'une voix forte, autoritaire, dos à eux.

- T'es pas folle.

Rien de plus. Rien de moins. La première pierre était posée, fine, plate. Assez large pour accueillir le reste de la construction. 

Et Kelly grimpa les marches, une à une, petit pas par petit pas.

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