Les jours qui ont suivi, je n’ai plus pensé à la lettre, à ce que m’avait dit Phil, ni à aucun autre des sujets dont nous avions parlé ce soir-là. Cette affaire ne m’inquiétait pas outre mesure, je ne connaissais peut-être pas bien Carole mais ce mot me semblait bien plus anodin que Phil n’avait l’air de le croire.
La période estivale approchant, les questions concernant nos congés annuels commençaient à se poser. Phil était très limité et ne connaissait les dates de ses jours de repos qu’au dernier moment. Nos vacances étaient donc toujours un peu improvisées, au gré de nos envies, mais nous prévoyions un petit temps de réflexion suffisamment à l’avance pour nous entendre sur la destination.
Le soir où nous nous sommes retrouvés autour de la table de la cuisine, un atlas national grand ouvert posé devant nous, la dernière chose à laquelle je m’attendais a jailli de la bouche de Phil.
- Je ne suis pas sûr de pouvoir prendre des vacances très tôt cette année. Il va falloir que tu partes seule pour Sainte-Marie-sur-Dragonne.
Je n’ai pas immédiatement compris ce qu’il voulait dire, d’où lui venait cette étrange idée, ni même ce qu’il attendait de moi exactement. Il tenait dans ses mains, à la place de ses traditionnelles feuilles de papier recensant les idées de lieux à visiter qui lui venaient tout au long de l’année, la carte postale de Carole.
- Dis-moi que c’est une blague… ai-je murmuré.
J’étais complètement déboussolée. Qu’avait-il avec ce simple billet de remerciement qu’elle avait simplement dû oublier au fond de son sac ? J’étais peut-être trop amère vis-à-vis de son souvenir, lui s’attachait anormalement à en décrypter les ultimes fragments.
- Je t’ai déjà expliqué ce que je trouvais louche dans cette lettre, a repris Phil sans tenir compte de mon agacement. À cela s’ajoute un détail que tu as toi-même relevé…
- Phil…
- Ce n’est pas du tout le genre de Carole de s’étendre en affabilité. Ce que je vois dans ce « merci » n’est pas attaché à son sens matériel.
- Phil…
- Il s’agit d’une lettre d’adieux.
J’ai hésité à éclater de rire devant l’air grave de Phil, mais je me suis dit à temps que ce n’était pas le meilleur moyen de lui montrer qu’il avait tort de s’inquiéter. J’ai préféré m’accrocher aux quelques morceaux de Carole que je croyais bien connaître.
- Ce ne serait pas la première fois qu’elle partirait en voyage. Le pays n’était probablement plus assez grand ou exotique pour lui demeurer encore attrayant.
- Pense ce que tu veux, Marion, a marmonné Phil, mais fais-le pour moi. Je ne suis pas spécialement enchanté de te laisser partir seule comme ça, mais j’ai peur qu’elle ne fasse une bêtise, si ce n’est pas déjà trop tard…
La théorie de Phil m’a heurtée aussi violemment que si elle avait été lancée à la vitesse d’un train grande ligne. Cependant, en considérant de nouveau le peu de choses que je savais d’elle, je persistais à la penser incassable, indestructible. C’était faux, bien évidemment, tout le monde a ses faiblesses, mais c’était l’image que Carole avait réussi à construire dans ma tête, à essayer de cacher sa vulnérabilité tout en la portant à même la peau. Peut-être voulais-je seulement me convaincre qu’elle était toujours de ce monde.
- Je crois que c’est inutile, ai-je répliqué. Il y a beaucoup d’endroits où elle pourrait être en ce moment, le seul indice que nous ayons est le nom de ce village, d’où la carte a été envoyée il y a des semaines…
- …et rien ne prouve qu’elle a été écrite récemment, ni postée par Carole. Et rien n’explique pourquoi le paysage n’a rien à voir avec ce qu’il devrait être dans cette ville de Sainte-Marie-sur-Dragonne. Je trouve que ça fait suffisamment d’éléments troublants pour considérer que cette expédition ne serait pas vaine. Dans le pire des cas, elle n’a pas laissé de traces et tu rentres bredouille. Dans la meilleure situation, tu sais exactement ce qu’il est advenu d’elle et tu sais où elle se trouve, on sera fixé.
Je ne comprenais pas l’acharnement de Phil. Que lui importait que Carole ne donne plus signe de vie ? Elle avait toujours fait ainsi, cela ne voulait pas dire qu’elle avait des ennuis pour autant.
- Je préfère ne pas avoir de raison de m’inquiéter, ou en tout cas de les connaître, ces raisons d’il y en a, a établi Phil, voyant sans doute que le débat faisait rage dans mon esprit.
Je savais qu’il disait vrai, que je m’en voudrais plus tard si je ne tentais rien maintenant, alors que les indices étaient encore récents. Je conservais une rancœur inexplicable qui faisait suite à l’absence d’information concernant Carole bien qu’au fond, j’avais toujours su qu’elle resterait muette et introuvable après son départ.
Machinalement, j’ai tourné les pages de l’atlas à la recherche de la localité où Phil voulait m’envoyer en reconnaissance. D’après les lignes de niveau, il s’agissait d’une commune de moyenne montagne, comme il me l’avait indiqué, inaccessible par le train. Il me faudrait prendre plusieurs autocars…
- Tu pourrais prendre ton vélo, a suggéré Phil après que je lui aie exposé mon problème.
J’ai eu une brève pensée pour le pauvre bout de ferraille que je poussais un peu plus à chaque nouvelle sortie. Il grinçait de plus en plus mais tenait bon. Je n’étais pas sûre de l’emmener très loin. Phil m’a assurée qu’on le réparerait avant mon départ. J’ai soupiré qu’il me faudrait prendre un train régional, comme un dernier argument contre cette folle entreprise. Phil m’a regardée de travers.
- Comme si ça te gênait de parcourir des centaines de kilomètres en une journée pour tes rendez-vous. Tu peux bien faire ça pour tes vacances, non ? Ou au moins, pour une personne que tu aimes.
Je me suis sentie toute bête. J’avais honte, mais je pensais cette opération vouée à l’échec. J’étais inapte à me débrouiller sans Phil pour retrouver quelqu’un qui ne voulait pas être ralliée, si elle était encore dans la capacité de se déplacer.
- Tu penses qu’elle aurait fait pareil pour nous ? ai-je demandé doucement.
- Bien sûr que non, elle ne se serait même pas inquiétée. Mais la question n’est pas là, Marion, tu le sais bien.
Je le savais bien. J’avais seulement besoin d’un bon prétexte pour lui courir après, car rien ne disait qu’elle serait heureuse de me revoir. Je me suis souvenue qu’elle m’avait quand même retrouvée, un jour. Ce jour où elle avait sonné à la porte, tenant encore le morceau de papier sur lequel j’avais griffonné mon adresse dans le creux de sa main.
Cependant, même si j’avais une infime motivation pour m’engager dans cette drôle d’aventure, je n’avais pas son expérience de la route, ni aucune indication sur son passé, ou les gens qu’elle connaissait qui aurait pu me conduire jusqu’à elle. À part Fred, mais c’était vague, et je n’avais aucune raison d’obtenir quelque chose de lui. D’ailleurs, où aurais-je pu le trouver ? J’avais autant de chances de tomber sur lui que sur Carole, et bien moins encore : je ne savais même pas à quoi il ressemblait.
- Je me suis renseigné sur Sainte-Marie-sur-Dragonne à la bibliothèque, a repris Phil.
Je l’ai considéré, incrédule, me demandant à quoi il voulait en venir exactement.
- Puisqu’elle ne nous a pas laissé beaucoup d’indices, il faut nous organiser, établir un plan, a énoncé Phil en feuilletant une liasse de papier barbouillé et raturé au crayon gris. Alors, j’ai cherché à savoir ce qu’il y a de beau à Sainte-Marie-sur-Dragonne.
Il avait l’air content de lui, ce qui m’a fait sourire. Il semblait prendre beaucoup de plaisir à prononcer le nom improbable du patelin dans lequel il était sur le point de m’envoyer.
- Et qu’y a-t-il à Sainte-Marie-sur-Dragonne, si ce n’est pas trop indiscret ?
Phil m’a lancé un regard amusé par le haut, parce qu’il avait le nez collé à ses fiches et a extrait de sa ramette une page identique aux autres.
- Pas grand chose, mais c’est un lieu de passage pour de nombreux pèlerinages, randonnées estivales et artistes ambulants. Il va falloir réserver ta chambre très prochainement. Je pense que tu peux obtenir des résultats intéressants du côté des hôteliers. Sinon, la ville doit son nom à la rivière qui la traverse et qui tient davantage du torrent de montagne.
Je me suis penchée avec lui sur les informations pratiques concernant Sainte-Marie-sur-Dragonne. Il n’y avait pas grand chose de plus à apprendre. Phil m’a expliqué l’utilité des autres notes qu’il avait prises : il s’agissait d’hypothèses de villages qui pouvaient correspondre au paysage photographié au dos du mot de Carole. Evidemment, n’ayant aucune preuve d’aucune sorte, le travail avait été titanesque pour le pauvre Phil, mais la liste était complète et chaque agglomération bénéficiait de son descriptif sur sa petite fiche cartonnée.
- J’essayerai de te rejoindre le plus vite possible, a promis Phil. Le mieux est de correspondre par téléphone en attendant, comme ça, tu mènes ta petite enquête et tu me racontes tout dès que tu as du nouveau.
- Tu ne m’as pas précisé s’il y avait une cabine téléphonique à Sainte-Marie-sur-Dragonne, l’ai-je taquiné.
- Mais depuis quand a-t-on besoin d’un téléphone pour passer un coup de fil ? Je te croyais plus imaginative que ça, a-t-il répondu sur le même ton.
Nous avons passé la soirée à organiser le voyage. Je me disais qu’il m’avait prise par les sentiments, mais je n’avais pas la force d’aller à l’encontre de son anxiété. Je sentais ma propre inquiétude refaire surface. Les doutes de Phil m’angoissaient à mon tour, dans une moindre mesure, mais je commençais à être d’accord avec lui : nous avions besoin d’être fixés.
J’avais aussi un peu peur du temps qu’il me faudrait pour retrouver Carole. Et si je n’obtenais pas les renseignements escomptés à Sainte-Marie-sur-Dragonne ? Je n’allais tout de même pas arpenter tous les villages ciblés par Phil…
- C’est à ce moment-là que je te rejoindrai. On cherchera ensemble le temps qu’il faudra. Je quitterai mon emploi s’il le faut.
- Tu ne ferais pas ça ? me suis-je écriée, horrifiée.
Phil a souri de toutes ses dents, s’amusant de mon air alarmé comme si c’était la blague du siècle.
Nous n’en sommes pas encore là. Mais ce seront à coup sûr les plus longues vacances de ta vie…
Coquilles et remarques :
— je ne connaissais peut-être pas bien Carole mais ce mot me semblait bien plus anodin [virgule avant « mais »]
— Il s’agit d’une lettre d’adieux [d’adieu]
— si elle avait été lancée à la vitesse d’un train grande ligne [« de grande ligne » serait préférable]
— Dans la meilleure situation, tu sais exactement ce qu’il est advenu d’elle et tu sais où elle se trouve, on sera fixé. [Je dirais : « ce qu’il est advenu d’elle, tu sais où elle se trouve et on sera fixé ».]
— ou en tout cas de les connaître, ces raisons d’il y en a, a établi Phil, voyant sans doute que le débat faisait rage dans mon esprit [s’il y en a / « a affirmé Phil » ou « a déclaré Phil » conviendraient mieux qu’« a établi »]
— a suggéré Phil après que je lui aie exposé mon problème [après que je lui ai exposé ; « après que » commande l’indicatif]
— Phil m’a assurée qu’on le réparerait avant mon départ. [assuré ; on dit « assurer à qqn que », c’est donc un COI]
— pour retrouver quelqu’un qui ne voulait pas être ralliée [rallié : « quelqu’un » est neutre, donc il n’y a pas d’accord / le verbe « rallier » me semble impropre dans ce contexte ; je propose : pour aller chercher (suivre la piste de, se lancer sur les traces de) quelqu’un qui ne voulait pas être retrouvé »]
— ou les gens qu’elle connaissait qui aurait pu me conduire jusqu’à elle [qui auraient pu]
— Je l’ai considéré, incrédule, me demandant à quoi il voulait en venir exactement [où il voulait en venir]
— Pas grand chose, mais c’est un lieu de passage / Il n’y avait pas grand chose de plus à apprendre [grand-chose (les deux fois)]
— Evidemment, n’ayant aucune preuve d’aucune sorte [Évidemment]
Merci !
J'ai vu que Marion et Carole était toujours là et je me suis dit que pourquoi ne pas y faire un tour ? Et finalement, on dirait bien que j'ai mangé les dix preniers chapitres.
J'aime beaucoup l'ambiance de tout ça. Particulièrement quand Marion et Phil attendent Carole, tu nous dis pas vraiment qu'elle leur manque beaucoup mais on le sent avec tous ces eptits détails : Marion qui regarde par la fenêtre, ou qui commence à tricoter un manteau, ou qui s'endort. Et je trouve ça vraiment touchant. C'est quand même des moments bizarres quand on attend des nouvelles de quelqu'un à qui on tient, qu'on n'en reçoit pas, et que finalement la vie reprend son cours.
Je ne sais pas si Carole m'inspire de la peine, de l'énervement, de l'admiration, plus probablement les trois à la fois ^^ elle est très particulière en tout cas. Un peu rustre sur les bords :p
Comme Phil, je ne pense pas que ce mot soit si anodin, surtout que c'est pas le genre de Carole, d'un autre côté comme Marion je ne crois pas à une chose aussi radicale. On verra bien où tu nous emmènes <3
Je suis contente que tu te sentes bien chez Marion et Carole (et Phil) :D
Oui en effet, le petit mot a son rôle à jouer dans l'histoire, à leur place je ne sais pas si j'y aurais cru mais j'en avais besoin pour l'histoire :'D (auteure flemmarde xD)
Merci infiniment d'être passée, ça me touche beaucoup <3
Bon Carole apparaît comme un sujet tendu. Ils n'ont pas la même vision des choses, mais il finit quand même par la pousser à prendre des vacances pour retrouver leur amie. J'apprécie aussi le fait qu'il ne réclame pas forcément la réciproque, qu'il décide de le faire sans se soucier de savoir si elle le ferait ou non. Cela donne une bonne idée du personnage, de sa bonté aussi. En tout cas je suis contente qu'il ait convaincu Marion à se lancer car elle se mémériser un peu. Elle oubliait un peu son esprit d'aventure et ses jolies rencontres dans le train !
Bref vivement qu'elle parte, vivement qu'elle retrouve Carole et qu'on éclaircisse le mystère de cette carte !
Bah la mémérisation n'a pas que des côtés négatifs !!! Personnellement, je suis tellement timide que c'est bien le genre de chose que je suis incapable de faire ! Alors je les écris haha !
Merci Jupsy :)
Je compte distiller quelques infos sur Carole dans la suite… qui ne sera pas pour tout de suite, malheureusement, mais je m'attache à finir mes histoires, donc la fin, vous la connaîtrez ! (normalement, avant la fin de l'année ;) enfin, c'est un peu facile de dire ça !)
Tu as vu juste, la lettre n'a rien d'anodin ! D'ailleurs, ça aurait été un peu bête d'introduire la lettre sans qu'il n'y ait aucune conséquence sur les personnages ;) J'espère que la suite te satisferas, même si je ne peux pas te dire quand est-ce qu'elle aura lieu xD
Merci encore ! Et à bientôt j'espère :)
Mimi