Phil ne relevait jamais lorsque je faisais allusion à Carole par n’importe laquelle de ses habitudes, ou toutes ces choses qui lui étaient propres et qui me faisaient penser à elle. Il ne disait rien lorsque je fixais le calendrier, quand je regardais par la fenêtre ou insistais pour faire de très longues balades à vélo.
Je ne supportais pas de le voir si sceptique. J’attendais l’hiver avec impatience. Je savais que Carole reviendrait aussi sûrement que si elle me l’avait promis. Je m’en voulais tellement d’en avoir appris si peu durant ces quatre mois que j’élaborais des stratégies pour amener les sujets qui m’intéresseraient le plus naturellement possible dans les prochaines conversations que j’aurais avec elle.
Evidemment, Phil voyait cette nouvelle obsession d’un très mauvais œil. De mon côté, je pensais qu’il avait tort de s’inquiéter pour moi. La plupart du temps, il évitait donc le sujet qui le rendait si triste, pour moi, pour Carole, je ne sais pas.
Au retour du froid, j’ai fait le lit dans la chambre d’ami et racheté une provision de sachets de tilleul. J’ai même tricoté l’ébauche d’un manteau en laine que j’avais remarqué dans un magazine spécialisé. Phil m’observait faire sans rien dire, sans oser me rappeler que je n’avais aucune garantie de revoir Carole.
Nous avons vu passer l’hiver en mesurant la hauteur grandissante des mailles qui s’échappaient progressivement de mes aiguilles à tricoter. Carole ne venait pas. J’étais sur le qui-vive le soir en attendant Phil. Et il revenait seul, me trouvant systématiquement endormie dans mon fauteuil. Patiemment, il me conduisait au lit et ne commentait jamais la situation. Il savait que ça passerait, et c’est ce qui est arrivé.
Prenant conscience, avec le retour du printemps, que je n’avais plus de raison d’attendre quoi que soit, j’ai rangé le tricot inachevé dans le coffre sous le canapé, j’ai remis en place le couvre-lit en patchwork dans la chambre d’ami et j’ai mis de côté mes vêtements d’hiver. Phil a observé ces changements en silence, mais un silence d’approbation cette fois.
Le temps ne s’est pas arrêté. Maintenant que je n’espérais plus voir débarquer Carole, il filait à toute allure, nous laissant à peine le loisir d’observer le paysage autour de nous. Nous nous sommes retrouvés mariés un beau matin, une journée qui ressemblait à toutes les autres alors qu’elle ne l’aurait peut-être pas dû. Je me sentais vieillir, et Phil se moquait de moi.
- Marion, trente-cinq ans, tu ne crois pas que c’est un peu tôt pour se marier ?
Ils pouvaient parler, lui et ses trente-neuf ans à peine soufflés. Beaucoup de choses m’avaient ainsi éloignée du fait que j’attendais Carole depuis cinq ans. Elle avait tout bonnement disparu, mais avec les années et en rassemblant les fragments de souvenirs qui me restaient d’elle, j’avais fini par me convaincre qu’elle allait bien, qu’elle était sûrement mieux ailleurs, à un endroit ou personne ne lui posait trop de questions ou ne cherchait à en savoir trop long sur elle.
Nos mardis soirs avaient disparu, remplacés par les mercredis : le bar avait changé de propriétaire. Phil était absent plus souvent encore. Cela dit, de mon côté, je m’arrangeais en conséquence pour rester plus tard à l’agence. Je n’étais pas une boulimique de travail, mais le fait d’être maintenant mariée, même si cela ne changeait pas grand chose après notre relation clandestine de huit ans, m’angoissait vis-à-vis du ménage, comme si j’avais décidé de m’atteler à devenir une parfaite petite fée du logis. Encore fallait-il que je m’y mette sérieusement… Je ne croyais plus vraiment à ce destin depuis que Phil avait pris les choses en main et s’occupait de la cuisine la plupart du temps. Je me disais que tout cet engrenage avait démarré le jour où j’étais montée dans ce train, et que la vie dépendait finalement de peu de choses, de hasards parfaits au bon moment. Il m’était impossible d’imaginer ce qui serait advenu de moi si j’avais choisi l’horaire suivant – hormis le fait que j’aurais été très en retard à mon rendez-vous.
En sortant de mon bureau, ce mercredi-là, j’ai trouvé Phil dans le hall d’entrée de l’office.
- Tu t’es perdu ?
- En effet, ma chère, j’aurais besoin de votre aide et de votre savoir-vivre pour nous trouver un endroit où dîner ce soir.
J’ai pouffé en tournant la clef dans le système de verrouillage de la vitrine. Phil avait toujours eu une façon bien à lui de m’inviter au restaurant.
- Oh, mais vous êtes mariée, mademoiselle. Mes excuses pour cette bévue. J’imagine qu’il me faut d’abord obtenir la permission de votre époux pour vous sortir ce soir…
- Depuis quand ai-je besoin de la permission de mon mari pour faire quoi que ce soit ? ai-je demandé sèchement, guettant sa réaction.
Il a souri de toutes ses dents.
- Si tu sors les armes féministes, je capitule sans condition.
Il a enfoncé les mains dans les poches de son jean et a avancé d’un pas léger et sautillant en sifflant avec insouciance.
Il m’a emmenée dans un restaurant végétarien, sans doute pour me rappeler à quel point nous nous fondions bien dans la masse de couples bourgeois qui fréquentaient l’endroit. Nous avons passé commande et sommes restés silencieux. Les conversations alentour nous faisaient sourire. Nous échangions haussements de sourcil et esclaffements dissimulés par un éternuement à l’écoute de nos voisins maniérés. J’ai cependant vite remarqué que quelque chose n’allait pas chez Phil. J’ai repris un air sérieux et ai posé ma main sur son bras pour attirer son attention.
- Phil ? Ça ne va pas ?
Il a levé le regard vers moi et l’a aussitôt baissé. Il avait une manière de se tenir le menton que je lui voyais rarement, posture qui signifiait qu’il était soucieux.
- Il s’est passé quelque chose de grave ? ai-je insisté, dérangée par son mutisme.
Avec un long, très long soupir, Phil a lâché sa mâchoire. Il avait l’air épuisé, bien qu’il n’ait pas travaillé autant que les autres jours. Il semblait avoir pris dix ans.
Il s’est retourné vers le dossier de sa chaise et a fouillé dans la poche intérieure de son veston. Il en a sorti une missive un peu froissée qu’il ne m’a pas tendue tout de suite.
- C’est au sujet de Carole, a-t-il indiqué platement, me laissant le temps de me remémorer qui était Carole.
Il devait pourtant se douter que je ne l’avais pas oubliée comme ça. Ma fourchette est restée suspendue au-dessus de l’assiette que le serveur venait d’apporter.
- Et que lui arrive-t-il ? ai-je demandé sur le même ton.
Probablement rien, essayais-je de me persuader. Phil n’a pas répondu, mais alors qu’il me tendait la lettre, j’ai senti que tout allait bien : il n’y avait dans l’enveloppe qu’une carte postale représentant une vallée encaissée entre de très hauts sommets gris, et on n’envoyait pas de fâcheuses nouvelles sur des cartes postales. Je ne me méfiais pas de ma méconnaissance de Carole à ce point-là. J’ai pensé, en admirant la photographie, que ce panorama me la rappelait inexplicablement.
J’ai retourné le paysage pour lire le mot qui nous était adressé.
- Merci, ai-je lu, interloquée.
Pourquoi Phil avait-il une mine aussi sinistre à la pensée de cette simple formule de politesse ?
- Merci, a-t-il confirmé.
Il ne m’avait pas quittée des yeux. J’ai reposé le billet en le poussant vers Phil et j’ai continué mon assiette. Il est resté immobile. Il m’a regardée manger dans l’expectative, je n’ai pas compris pourquoi.
- Eh bien ? a-t-il fini par demander, voyant que je n’étais pas décidée à relancer la conversation.
- Eh bien quoi ? Carole nous écrit pour nous dire merci, sûrement pour les quelques mois qu’elle a passées ici, et tu trouves qu’il y a quelque chose à en redire ? Ça lui ressemble assez, elle ne se serait pas égarée en « Chers Marion et Phil » ou autres amabilités inutiles. Tu ne la connais plus ou quoi ?
Je ne savais pas ce qui m’agaçait le plus dans cette histoire, que Phil soit anxieux pour Carole, ou en tout cas qu’il semble attacher une grande importance à une attention qu’elle avait sans doute déjà oublié après m’avoir convaincue que j’avais tort de m’inquiéter de son sort lorsqu’elle ne venait pas, ou ma propre frustration, qu’après cette longue attente, elle n’envoie qu’un mot, un seul, sans aucune autre fioriture que son prénom qui signait la missive.
- Ne t’énerve pas, Marion, a dit Phil d’une voix douce. Je t’explique simplement que je suis surpris par ces nouvelles qui n’en sont pas. De plus, cette lettre a été envoyée le 20 avril dernier, c’est ce que dit le cachet de la poste. À moins qu’elle ne se soit égarée en chemin, elle a été expédiée d’un petit village de moyenne montagne qui n’a rien à voir avec cette vallée.
J’ai lu le nom de la commune sur le tampon : Sainte-Marie-sur-Dragonne. Je n’avais jamais entendu parler de cette localité, mais je croyais Phil sur parole. Il s’était forcément renseigné pour l’affirmer avec tant d’applomb.
- Tu dis ça comme si tu ignorais que Carole était en mouvement perpétuel, lui ai-je fait remarquer.
- Je ne l’ignore pas. Il y a d’autres détails qui me turlupinent. La lettre n’est pas datée, rien ne permet d’affirmer qu’elle a été écrite récemment, ce qui rejoindrait le fait que nous sommes sans nouvelles de Carole depuis quatre ans…
- …cinq ans, ai-je rectifié, et ça ne dépend que de toi.
- Il y a une différence entre ne pas s’alarmer du devenir d’une amie qui donne du silence radio pendant des mois avant de débarquer comme une fleur et trouver bizarre le fait qu’elle refasse surface par poste interposée au bout de cinq ans pour nous remercier de l’hospitalité, alors que nous savons très bien que ce n’est pas son genre.
J’ai baissé les yeux vers mon tian de légumes en me disant que la réflexion de Phil n’était pas vaine. Il y avait peut-être bien quelque chose qui se dissimulait sous cet air de rien, le même air qu’elle avait en taisant tout ce qui la rendait malheureuse.
- Qu’est-ce que tu comptes faire alors ?
- Rien, a répondu calmement Phil. Je remarquais juste.
Coquilles et remarques :
— que j’élaborais des stratégies pour amener les sujets qui m’intéresseraient le plus naturellement possible dans les prochaines conversations que j’aurais avec elle. [On dirait que « le plus naturellement possible » se rapporte à « qui m’intéresseraient » ; pour lever l’ambiguïté, il faudrait dire : « que j’élaborais des stratégies pour amener le plus naturellement possible les sujets qui m’intéresseraient dans les prochaines conversations ».]
— Evidemment, Phil voyait cette nouvelle obsession [Évidemment]
— que je n’avais plus de raison d’attendre quoi que soit [quoi que ce soit]
— même si cela ne changeait pas grand chose après notre relation clandestine de huit ans [pas grand-chose]
— et que la vie dépendait finalement de peu de choses, de hasards parfaits au bon moment. [Cette phrase ne restitue probablement pas l’idée que tu veux exprimer. Je verrais plutôt quelque chose comme « que la tournure que prend la vie tient à peu de chose » ; « chose » au singulier : ça veut dire « pas grand-chose ».]
— J’ai reposé le billet en le poussant vers Phil et j’ai continué mon assiette [« continué mon repas », « continué à manger », mais pas continué mon assiette]
— sûrement pour les quelques mois qu’elle a passées ici [passés]
— Je ne savais pas ce qui m’agaçait le plus dans cette histoire, que Phil soit anxieux pour Carole, ou en tout cas qu’il semble attacher une grande importance à une attention qu’elle avait sans doute déjà oublié après m’avoir convaincue que j’avais tort de m’inquiéter de son sort lorsqu’elle ne venait pas, ou ma propre frustration, qu’après cette longue attente, elle n’envoie qu’un mot, un seul, sans aucune autre fioriture que son prénom qui signait la missive. [Cette phrase est trop longue : il faudrait trouver un moyen de la scinder. / Coquille : oubliée]
— Il s’était forcément renseigné pour l’affirmer avec tant d’applomb [d’aplomb]
Merci pour tes remarques :-) et tu vois, ce n'est pas si mal de se ficher des sentiments des autres haha !
Cinq ans se sont écoulées. Phil et Marion se sont mariées. Puis cette carte jaillit soudainement. C'est intriguant, vraiment intriguant. Il faut bien l'avouer. En plus Carole semble être un sujet délicat pour eux deux. Bon après ce n'est pas dénué de toute logique vu qu'elle a un peu disparu du jour au lendemain sans donner de nouvelles. Et puis les observations ne sont pas forcément rassurantes. Elles ne sont pas forcément inquiétantes non plus. Par contre elles intriguent, ça c'est clair et net ! Du coup, faut que je continue à lire parce que je suis curieuse d'en apprendre plus !
Merci pour ce commentaire !
Le mariage n'est pas non plus quelque chose qui me fasse rêver (mais bon, j'ai peut-être pas encore l'âge :P), mais comme tu le dis, pour des histoires juridiques c'est quand même important… Et c'est vrai que je n'avais pas vraiment pensé à la façon dont ça pouvait faire basculer l'histoire ^^ C'est intéressant pour ça, les retours de lecteurs (surtout pendant la lecture), tout le monde se pose des questions sur des sujets qui le touchent, c'est passionnant d'avoir un ressenti différent à chaque fois :)
Encore un grand merci de me lire !