Chapitre 10

Par MissTic

 

2016

 

Je n’ai pas de nouvelles d’elle depuis trois jours. Nous nous sommes quittés sans fixer une autre rencontre, et je ne sais pas comment la contacter, à part de me rendre chez sa tante, ce qui paraitrait plutôt étrange. Je ne sais pas pourquoi, ça me prend la tête depuis. J’ai revu Takeo, et je lui ai raconté la journée passée avec Mizuno. « À mon avis, tu n’as pas attrapé que le virus du voyage… » m’a-t-il dit. Idiot. Je m’entends bien avec elle, mais de là à dire que je suis amoureux d’elle…

Pour une fois, nous sommes trois à table pour le repas du soir. Mon père a fait un effort. L’ambiance est quand même tendue, et je vois une brume grise flotter autour de chacun d’eux. Ils sont en colère l’un contre l’autre, mais ils n’en parlent pas. Ils tentent de maintenir une stabilité dans leur couple. Mais quelle stabilité ? Je mange mon bœuf yakiniku en silence. Je ne veux plus être mêlé à leurs histoires. Mon père redresse la tête.

— C’est délicieux ce que tu as cuisiné, ma chérie.

— Merci, répond sèchement ma mère.

— Ta journée s’est bien passée ?

— Comme d’habitude.

— … Qu’est-ce que ça veut dire, comme d’habitude ?

— Tu veux bien arrêter de prétendre que tout va bien ?

— J’essaie d’être plus présent pour ma famille, pourquoi tu ne veux pas reconnaître mes efforts, Kaori ?

— Parce qu’ils sont surfaits et hypocrites !

— D’accord, je suis un hypocrite maintenant. Pourquoi tu ne peux pas t’empêcher de me couvrir de reproches, même quand j’essaie d’agir à ta convenance, hein ?

— Je suis franche. Je dis ce que je pense. C’est tout.

— Et toi, tu ne dis rien ?

Je soupire quand je sens la voix de mon père se déverser sur moi. À contrecœur, je lève les yeux vers lui, mais je ne me lance pas dans ce combat perdu d’avance.

— Regarde, tu fais même honte à ton fils.

Les mots de ma mère sont de trop. J’explose.

— Vous me fatiguez, avec vos problèmes de couple ! Vous n’êtes pas plus mature l’un que l’autre ! Faites ce que vous voulez de votre vie, mais fichez-moi la paix ! 

— Naoto ! s’indigne ma mère.

— Tu oses juger tes parents, alors que nous t’offrons tout ? Toi qui ne travailles même pas sérieusement à l’école ? Toi qui n’es pas capable de te trouver un job étudiant pour l’été ? Tu oses !

— Parle-moi autrement ! Je ne veux pas recevoir les médisances d’un homme qui ne joue même pas son rôle de père !

Pendant un instant, on dirait qu’il va me frapper. Son poing est tendu et son torse s’avance vers moi par-dessus la table. Mais c’est une violente gifle que je reçois. Ma joue me brûle. Je regarde ma mère, sous le choc.

— Calme-toi tout de suite, Naoto ! Ne manque pas de respect à tes aînés. On ne t’a pas élevé comme ça !

Je suis hors de moi. C’est trop. Je sors de la cuisine, enfile mes chaussures, ouvre la porte d’entrée et claque la porte de toutes mes forces derrière moi. J’ai envie de hurler, mais je me contente de rejoindre la rue et de courir, loin, loin, loin. Je vois tellement rouge que je manque de me faire renverser par une voiture en traversant la route. Quand j’arrête enfin ma course, je crache presque mes poumons. Maintenant que j’ai répandu ma colère derrière moi, ce sont des larmes qui me viennent. Je les déteste. Je les déteste tellement. D’accord, mais qu’est-ce que je vais faire, maintenant ? Dormir dehors ? Je redresse la tête, toujours à bout de souffle, et je réalise que je ne suis pas loin du quartier de Nakasu. Je vois les yatai alignés le long du canal et j’entends la rumeur des conversations. Les lumières se reflètent dans l’eau en contrebas. Je pourrais aller chez Takeo. Je n’aurais qu’à monter dans un bus et en moins d’un quart d’heure, j’y serais. Pourtant, à cet instant, mon être entier appelle quelqu’un d’autre.

Je me retrouve à sonner à l’interphone, chez la tante de Mizuno, avant même de comprendre ce que je fais. L’instant d’après, je commence à me traiter de tous les noms. Pourquoi je fais ça ?  Qu’est-ce que je vais bien pouvoir lui dire ? Je ne sais même pas quelle heure il est.

Une voix que je ne connais pas répond. Est-ce que je me suis trompé d’appartement ? Non, c’est peut-être sa tante. Je demande Mizuno Keiko. Quelques secondes plus tard, j’entends sa voix à elle. Je ne sais pas pourquoi, mais toute mon animosité retombe.

— Mizuno, je… je suis désolé de venir si tard, euh… Tu…

— J’arrive.

Avant que je puisse ajouter quoi que ce soit d’autre, elle raccroche le combiné. « J’arrive » ? Elle descend me voir ? Je suis un peu nerveux. Elle doit être folle de rage que je me présente chez elle si tard le soir. C’est complètement irrespectueux. La lumière éclaire le hall, et elle pousse la porte pour sortir me rejoindre sous les lampadaires. Elle jette un coup d’œil à ma joue, qui doit être encore marquée par la main de ma mère.

— Qu’est-ce qu’il y a, Hoshino ? Ça ne va pas ?

— … Je viens de me prendre la tête avec mes parents. Je veux dire… sérieusement. Je ne sais pas pourquoi je suis là, j’ai pas réfléchi…

— Calme-toi, tu n’as pas à te justifier. Viens.

Elle retourne à l’intérieur de l’immeuble et me tient la porte ouverte. Je reste sur place, incertain.

— Quoi ?

— Entre je te dis, tu ne vas quand même pas dormir dehors ?

Je ne trouve plus les mots. Je n’ose pas lui avouer que j’aurais pu aller chez Takeo. Elle le sait sûrement. Mais je suis là. Je rentre à sa suite. Je la suis dans les escaliers, et me fais tout petit quand j’arrive sur le pas de la porte. Mizuno me demande d’attendre. Je l’entends murmurer et sa tante lui répond en chuchotant. Leur conversation à voix basse se poursuit avec plus d’insistance, puis la porte s’ouvre. Mizuno m’invite à entrer. Le premier instant, je me sens comme un intrus. L’appartement est petit, ancien, et il y fait chaud plus que de raison, mais je ne me plains pas. Sa tante vient me saluer et me souhaiter la bienvenue chez elle. Elle me dit de faire comme chez moi, pendant que Mizuno s’active dans une pièce annexe. Puis mon amie d’enfance vient me chercher et me présente un futon au sol qu’elle vient d’installer.

— C’est sommaire, mais au moins, tu pourras dormir sereinement. Je passerai la nuit avec ma tante.

— Mais…

— Ne t’inquiète pas.

Elle m’adresse un sourire plein de douceur, que je ne lui connaissais pas, et s’éclipse. Je leur suis reconnaissant pour leur accueil. Je ne me fais pas prier. Sans même retirer mes vêtements, je me couche sur le futon et je dors d’une traite jusqu’au lendemain.

 

Je suis réveillé par une délicieuse odeur de petit déjeuner. J’ai besoin de quelques secondes pour me souvenir de l’endroit où je me trouve. Je me sens soudain extrêmement gêné. J’ai dormi chez une fille. Enfin, j’ai dormi chez sa tante, et je n’ai pas dormi avec cette fille – pourquoi j’y pense ? – mais quand même. Si mes parents le savaient, ils me tueraient. Attends, est-ce que j’en ai quelque chose à faire de leur avis, en fait ?

Je sors de la pièce étroite en tirant la porte coulissante, et Mizuno vient me proposer de manger avec elle. Je rêve. Elle a cuisiné pour moi. Je ne sais plus où me mettre.

— Tu as bien dormi ?

— Oui, merci. Merci à toutes les deux…

— Ma tante est déjà partie travailler. Je lui passerai le message !

Sa lumière, sans doute ternie par l’inquiétude de la veille, est maintenant de nouveau rayonnante. Cette fois encore, elle a remonté ses cheveux en une queue-de-cheval. Elle me sert un thé sencha, du pain grillé, une omelette, du riz, du concombre et du daikon mariné. Je la remercie. Elle s’installe face à moi et me regarde en commençant à entamer son petit déjeuner. Elle a l’air d’attendre quelque chose. Elle veut savoir ce qu’il s’est passé.

— Excuse-moi, je ne préfère pas en parler. Pas maintenant.

— Je comprends.

— Je ne sais pas ce que je vais faire ces prochains jours… Je n’ai vraiment pas envie de rentrer chez moi, et je ne veux pas abuser de l’hospitalité de ta tante.

— Moi, je sais ce que tu vas faire.

Elle a un air malicieux. Je lève les yeux vers elle, intrigué, et les détourne tout de suite. Elle continue.

— En fait, non. Je sais ce qu’on va faire !

— Eh ?

— On part séjourner à Yufuin !

Je manque de m’étouffer avec mon thé vert.

— Tu as pris cette histoire de voyage au sérieux ?

— Bien sûr ! J’avais prévu d’y rendre visite à mes grands-parents de toute façon. Je voulais te le proposer l’autre jour déjà, mais je me suis dit que tu allais me prendre pour une folle.

— C’est… déplacé. Je ne peux pas m’inviter dans ta famille.

— Non, mais moi je peux !

Elle m’a eu. Je me résigne en hochant la tête. J’envisage de la suivre dans son délire, et l’idée me parait des plus appropriées dans ma situation actuelle. Je prends une grande inspiration.

— D’accord, j’accepte.

— Yatta !!!

 

 

— Takeo, j’aurais besoin que tu me rendes service.

— Tout ce que tu veux, mon pote ! me répond-il au téléphone.

— Tu pourrais me prêter des vêtements pour plusieurs jours ?

— Quoi ? Tu vas où, faire quoi avec elle ?

— Comment tu sais que je pars avec elle ?

— D’habitude, tu ne vois personne d’autre que moi. Tu retrouves ton amie d’enfance, vous avez parlé de voyages, maintenant tu m’appelles d’un numéro inconnu… Ai-je besoin de chercher plus loin ? C’est évident que si tu pars, c’est avec cette fille ! Tu reviendras, quand même ?

— Arrête tes bêtises, on part pour moins d’une semaine dans sa famille. Je ne me permettrai pas de rester plus…

— Et tu n’as plus de vêtements chez toi ?

— C’est compliqué… Je me suis embrouillé avec mes parents.

— Ah, je vois. Et t’as pas pensé à venir chez ton meilleur pote en premier ?

— Bien sûr que si, mais…

— Je plaisante, détends-toi ! Tu peux passer avant midi ?

— Oui, notre train part à onze heures, de toute façon.

— Parfait ! À tout à l’heure.

— À plus.

Quand je raccroche, Mizuno est en train de gribouiller dans mon répertoire téléphonique. J’aime bien le garder sur moi, comme mon portefeuille. Quand est-ce qu’elle me l’a pris ? Je m’avance pour le récupérer.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— J’écris mon numéro de téléphone. Comme ça, la prochaine fois, tu pourras m’appeler directement. Tu vas chez lui ? Tu es sûr que tu auras le temps ?

— Ne t’en fais pas, il habite au centre-ville lui aussi. Je fais juste l’aller-retour. On se retrouve à la gare de Hakata à dix heures trente ?

— OK !

 

Me réveiller chez quelqu’un d’autre. Partager un petit-déjeuner avec Mizuno. Envisager de prendre le train vers une destination inconnue. Cette journée est vraiment atypique.

Quand j’entre chez Takeo, au dernier étage d’un immeuble du quartier de Torikai, ses parents sont ravis de me voir et me laissent rejoindre mon meilleur ami dans sa chambre comme si je faisais partie de la famille. Takeo est avachi sur le lit, son téléphone à la main.

— S’il te plait, est-ce que je peux prendre une douche ? J’ai pas osé me le permettre chez sa tante en me levant !

— Salut Naoto, content de te voir Naoto, oui moi ça va merci, attends quoi ? Tu as dormi chez elle ?

— Calme-toi, j’étais à la rue, elle m’a hébergé, fin de l’histoire.

— Tu deviens entreprenant, je n’imaginais pas ça de toi.

J’attrape la serviette de bain qu’il a sortie de son placard pour moi, et me contente d’ignorer sa remarque. Je prends une douche express. Quand j’en sors, il me tend un sac à dos avec des vêtements et des sous-vêtements propres.

— Si mes parents t’appellent, je suis chez toi, d’accord ?

— T’inquiète, je te couvre !

— Je te revaudrais ça.

— Pas de problème. Je suis cent pour cent avec toi !

— Je ne vois pas de quoi tu parles.

Je vois très bien de quoi il parle.

— Appelle-moi quand même, s’il se passe quoi que ce soit !

— Bye, Takeo ! Merci pour votre accueil, monsieur et madame Furukawa.

Quand je sors, je décide de prendre le bus, pour une fois. J’essaie de ne pas trop réfléchir à ce que je fais, parce que ça n’a pas beaucoup de sens. Pourtant, y penser m’exalte. Est-ce que ça ne suffit pas à justifier que je fais le bon choix ?

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DSWritter
Posté le 14/05/2025
Cela augure un voyage touchant entre ces deux jeunes. Après les tensions familiales, cette escapade improvisée avec Mizuno sonne comme une bouffée d'air frais et une opportunité de tisser des liens plus profonds.
L'entraide et la complicité naissante sont palpables, et on a envie de les suivre dans cette aventure inattendue. J'ai hâte de voir comment leur relation va évoluer au fil de ce périple !
MissTic
Posté le 15/05/2025
Merci pour ton retour DSWritter !
Je suis ravie que les émotions que j'essaie de transmettre passent bien au fil de la lecture :-) N'hésite pas à me dire s'il y a des petites incohérences ou des choses qui ne sont pas claires. Tous ces retours sont très enrichissants !
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