Le soir, chez la reine
Quand elle était entrée dans le salon, Édith avait été troublée par l'ambiance feutrée de ces soirées privées où les dames se présentaient bellement vêtues. À leurs cous, des rangées de perles, dans leurs cheveux rubans soyeux qui jetaient des éclats de couleur sous les candélabres. On avait peine à croire que la Cour était installée non loin des batailles que menait Sa Majesté en Franche-Comté.
La duchesse de Montpensier était arrivée avant la reine car si l'on voulait participer au jeu, il fallait venir avant Sa Majesté et venir après si on voulait seulement regarder. Édith ne s'étonna donc point de remarquer qu'il y avait déjà des personnes installées autour de la table. Il y avait la duchesse de Créquy, que Son Altesse Royale Mademoiselle lui apprit être une dame du palais de la reine.
Il y avait également des dames qu'Édith entendit nommer : la comtesse de Gramont(1), la Maréchale d'Humières(2), la mère de la mijaurée qui s'accrochait à Val-Griffon, puis une autre dame qui semblait être la reine par son port, mais qui ne l'était pas.
Grâce à la description que lui avait faite la Grande Mademoiselle dans le carrosse, Édith reconnut la princesse d'Harcourt(3), dame du palais de Sa Majesté, une personne bellement faite mais volontiers querelleuse.
Soudain les portes s'ouvrirent et la souveraine entra suivie de cette Felipa Arbaca, de ses nains et des dames, dont sa Première dame d'honneur, la duchesse de Richelieu(4), qui s'installa sur une chaise qui ressemblait trait pour trait à un prie-Dieu. Elle avait soulevé gracieusement sa lourde robe de brocart et s'était mise à genoux sur l'assise, les bras reposant sur le dossier et regardait les jeux qui débutaient à la table de la reine.
Il y avait trois autres tables, de plus petites envergures, et pareillement, des joueuses et des spectatrices habillaient le modeste salon. Nul homme n'était présent, on avait annoncé la venue du Dauphin, cependant rien n'était moins sûr, à sa plus grande tristesse.
Édith était retranchée sur un des sièges meublants, inconfortables à cause de leur rembourrage aplani par l'âge et à la tapisserie élimée d'usure. Elle ne prenait ni part aux jeux, ni au spectacle de voir évoluer les parties, toute son attention était pointée vers un petit chien épagneul nain qui venait vers elle en couinant. Elle le prit sur ses genoux, renoua son ruban rose autour du cou et s'assura que personne ne lui portait d'attention pour une petite discussion...
« Qu'est-ce qui te fait pleurer petit chien ? »
L'animal sursauta et leva la tête vers elle. Il planta ses yeux dans les siens, ses pupilles se dilatèrent aussitôt et il répondit: « Tu m'entends ? »
« Oui, je peux te comprendre et te parler... »
« Oh ! C'est tellement extraordinaire ! D'habitude personne ne nous comprend... »
« Je ne le sais que trop... ce don me déstabilise aussi, mais dis, pourquoi couinais-tu ? »
« Parce que j'ai mis bas il y a deux ans et que mes bébés n'ont pas survécus... Ils sont morts... C'est aujourd'hui jour de deuil pour moi... J'ai mal, tellement mal... Je me souviens que je passais mes journées à les chercher, seulement ils n'étaient plus là... Ma maîtresse a aussi beaucoup pleuré sa fille, tandis que moi je pleurais mes chiots... et encore en ces dates difficiles, nous nous comprenons... l'absence et la perte nous tenaillent... »
Cette histoire la bouleversa et Édith sentit son nez la piquer et ne put retenir des larmes qu'elle essuya en vitesse. La duchesse de Montpensier lui avait expliqué que parler de mort à la cour ou être triste était très mal vu ! Alors elle se mordit les lèvres jusqu'en souffrir et battit des paupières pour chasser les dernières gouttes traîtresses.
« Ce que tu me dis me fend le cœur, j'ai envie de pleurer car je ressens ta douleur, elle est immense... mais dis-moi qui est ta maîtresse ? »
« La reine. »
Tout s'expliquait.
« Et toi, jeune fille qui es-tu et que fais-tu là ? C'est la première fois que je te vois. »
« Je suis toute nouvelle ici, je m'appelle Édith de Franc, mademoiselle de Montgey et demoiselle de compagnie de la duchesse de Montpensier. »
« Je vois... Tu n'as pas l'air heureuse. »
« Je suis obligée de faire bonne figure et de ravaler mon orgueil, j'ai pour ordre d'aller m'excuser auprès de ce maudit Charles de Val-Griffon quand il paraîtra ! Je l'ai giflé, il m'avait insulté ! »
« Oh ! Cela ressemble à Charles d'être primesautier (5) quand il parle, mais ne te fis pas à son fiel, il n'est que de façade ! C'est un bon garçon. »
Édith leva les yeux au ciel et en douta fortement ! Val-Griffon aimable et bon ! Peuh ! Une fabulation de l'esprit, oui !
La petite épagneule se mit à gigoter sur ses genoux et Édith lui demanda ce qu'elle avait.
« J'ai un besoin pressant. »
L'animal bondit et vint gratter la jambe de la reine en chouinant. Il réitéra son geste en pleurnichant plus fort et la souveraine se pencha pour voir ce qu'avait sa petite chienne. Elle comprit qu'elle avait envie de se soulager.
— Madame de Richelieu, je vous en prie, allez quérir un valet pour sortir Esperanza, elle doit aller se délivrer.
La première dame d'honneur de la reine se leva de sa chaise pour regarder les jeux et allait attraper Esperanza, quand celle-ci courut jusqu'à Édith et se cacha dans ses jupes. Ce comportement suspendit la partie de ferme(6) que l'on jouait et tout le monde avait le regard en direction de la demoiselle, qui se sentait mal à l'aise d'être au centre de l'attention.
Alors elle prit son courage à deux mains et osa proposer :
— Si Votre Majesté le permet, je pourrais peut-être me charger de sortir Esperanza.
La reine l'examina, ainsi que la duchesse de Montpensier, et contre toute-attente, Sa Majesté accepta sa proposition. Édith fit la révérence et s'éclipsa discrètement du salon, en faisant mine de ne pas sentir le vent froid de tous les yeux qui suivaient ses pas.
Esperanza la guida dans l'immense Logis du Roi et par des axes tranquilles et sûrs, elles atteignirent rapidement le jardin clos et ses deux petits parterres, non loin de l'immense parc de la Colombière crée par le prince de Condé. La truffe respirant le bon air frais du soir, Esperanza gambada jusqu'à un arbre au tronc fin et se soulagea à ses pieds, les pattes écartées.
« Dis Esperanza, j'ai rencontré cet après-dîner une gentille demoiselle qui s'appelle Marie-Anne Rouillé. »
« Ah oui, répondit Esperanza en partant renifler des odeurs dans les allées d'un parterre, mademoiselle de Meslay, elle est très gentille oui, elle sera une bonne amie pour toi. Elle est fiable même si elle en veut à Val-Griffon. »
« Je trouve que tu prends un peu trop souvent sa défense. » lui fit-elle remarquer.
« C'est parce qu'il m'a sauvé de la noyade bébé. J'ai glissé dans un grand trou boueux creusé par les jardiniers à Versailles et je me suis embourbée. J'avais la tête coincée sous une grosse branche et mon corps glissait dans les profondeurs encore marécageuses. Heureusement Charles m'a entendu et a sauté dans le trou sans réfléchir ! Il garde de cette aventure une cicatrice au poignet droit et l'estime de la reine, même s'il est du côté de la Montespan ! »
Esperanza fut interrompue dans son récit par un loir qui traversa son chemin et l'excita tant qu'elle se mit à lui courir après ! Sa chandelle à la main, Édith sursauta en voyant passer le rongeur comme une flèche talonné par Esperanza !
Le demoiselle souleva de sa main libre sa lourde jupe et ses jupons et galopa derrière la petite épagneule qui faisait des zigzags en essayant d'attraper le loir. Sa course la mena vers un coin reculé du jardin, plongé dans l'obscurité.
Des chuchotements flottèrent jusqu'à ses oreilles. Édith arrêta de sa poursuite et se fit toute petite et toute discrète. Elle mit une main devant le faible halo de lumière de sa chandelle et la souffla pour plus de précaution, puis, elle s'avança à pas feutrés jusqu'à un grand arbre où elle entendait une discussion.
— Il lui ressemblait en tous points, chuchotait une voix.
Édith voulut s'approcher davantage, elle trottina vers un autre arbre quand une branche craqua sous son soulier et aussitôt une voix masculine vibra, puissante et forte :
— Qui va là ?
Édith ne répondit rien et maudit la branche !
Elle fit demi-tour et s'éloignait sur la pointe des pieds lorsqu'elle repéra une silhouette se faufiler en direction du palais. Aux bruits que faisaient ses vêtements quand ils traînaient au sol, Édith sut que c'était une femme ! La demoiselle voulut la rattraper lorsque une poigne ferme enserra son avant-bras et la fit pivoter. D'un coup, elle se retrouva dos contre un tronc d'arbre, une épée sous sa gorge !
De peur, elle en lâcha le bâton de cire de sa chandelle éteinte.
— Mais enfin vous êtes fou ! cria-t-elle de peur.
— Mademoiselle de Montgey !! répondit une voix masculine.
— Oui ! C'est drôle, vous semblez me connaître cependant je ne suis pas votre égale sur ce point...
L'homme encore plongé dans les ténèbres rit jaune et repartit sur le champ :
— Ma joue se souvient encore de vous !
Édith sursauta et serra sa jupe contre elle : « Val-Griffon ! »
— Vous ! s'écria-t-elle.
— En personne, mademoiselle furibonde, dit-il en rengainant son épée. Dites, vous avez le chic pour être fourrée là où vous ne devriez pas être ! Ou alors [...]
— Je suis venue sortir Esperanza sur autorisation de la reine ! Toutefois je n'ai pas à me justifier, vous et moi sommes... étrangers ! Au fait, reprit-elle bourrue, je vous demande pardon pour la gifle ! Mais sachez que je ne le fais que sur ordre de Son Altesse Royale Mademoiselle.
Elle se racla la gorge, piquée dans sa fierté d'avoir été obligée de s'excuser auprès d'une raclure pareille !
— D'ailleurs, que faisiez-vous tout seul la nuit au fond du jardin avec une...
Elle suspendit sa phrase, rouge d'embarras et s'exclama furieuse :
— J'espère que vous n'étiez pas en train de compromettre cette Marie d'Humières, si c'était bien elle ! Si vous l'avez déshonorée, sachez que j'en référerai à [...]
Édith crut discerner dans le noir de la nuit dilué par l'éclat de la lune, une lueur dangereuse glisser dans les yeux de ce gentilhomme qu'elle avait appris à détester.
Il fit un pas vers elle, silencieux. Édith inhalait son parfum de musc qui s'insinuait en elle, la possédait, glissait dans son ventre, faisant battre son cœur et malgré elle, elle se troubla, désarmée face à lui. Charles se pencha vers elle et Édith tressauta, statufiée contre le tronc rugueux qui la soutenait. L'instant d'après, elle sentit le fugace frôlement d'une morsure dans son cou. Les dents de Val-Griffon avaient glissé sur sa peau comme une eau pure s'écoulait dans un ruisseau caché et cette caresse lui coupa le souffle.
Estomaquée par la suavité de ses lèvres, Édith frissonna quand il se détacha d'elle. Quel vide glacé y avait-il laissé alors qu'il ne l'avait qu'effleuré... Ce geste osé avait été la réponse à sa gifle... Elle le sentait au fond d'elle.
— Je regrette, je n'ai aucun compte à vous rendre mademoiselle, lui murmura-t-il sèchement sans répondre à sa question. Quant à vos menaces, je suis navré, elles sont sans effet, en revanche vous devriez faire attention... Des loups rôdent dans les bois... Un malheur est si vite arrivé...
Et il la planta, anéantie, chamboulée par toutes les émotions qui cognaient en elle comme un tambour de guerre.
GLOSSAIRE :
(1) Elizabeth Hamilton, comtesse de Gramont (1641-1708) est une aristocrate d'origine écossaise et irlandaise.
(2) Louise Antoinette de La Châtre (1635-1723).
(3) Françoise de Brancas, (1650- 1715) princesse d'Harcourt.
(4) Anne Poussard de Fors du Vigean, (1622-1684) duchesse de Richelieu. Première dame d'honneur de la reine de 1671 à 1679.
(5) Impulsif.
(6) Jeu semblable à la loterie.
Oui Esperanza (espoir en espagnol) est trop mimi de l'amour <3 Merci de ton retour :)