Le 37ème jour : Nimrod
Nombreux étaient les grunes qui venaient lui rendre visite. Ils approchaient avec leurs visages joyeux qui se fanaient en apercevant ses blessures, comme l’avaient fait ceux de Kanaari, Tandoori et Izzirod.
Ils l’entouraient, la consolaient, tentaient de la caresser sans réellement la toucher. Héerod était venue avec sa flûte et Izzirod avait dansé de nombreuses heures sur la mélopée lancinante qui en était sortie. Nimrod était contente et triste. Elle était trop épuisée pour vraiment comprendre tout ce qu’ils lui disaient. La musique était bien. La fin de son precah était tombée. Elle espérait qu’un nouveau pousserait bientôt. Elle était comme nue et c’était étrange. Nimrod comprenait mieux ce que Lissarod avait ressenti en recevant son precah si tard.
À propos de Lissarod, elle ne se montrait pas trop. Elle s’était excusée dix fois pour l’avoir laissée dans le labyrinthe, mais Nimrod ne pouvait pas encore lui répondre. Son amie s’était éloignée le temps que tous les curieux viennent faire leur visite. Ce n’était pas grave pour l’instant. Nimrod se sentait mieux sans regard coupable sur sa nuque.
De la danse et de la musique. Des choses simples. C’était bien.
Elle ne voulait pas encore repenser aux os et à la vieille bromrod qui avait essayé de la tuer. Au fait qu'elle n'avait même pas essayé de sortir, comme si la simple volonté de Keizarod lui avait pris sa volonté de vivre. Elle voulait penser à l’été qu’elle ne connaissait pas, à sa chaleur et à la beauté éphémère des feuilles parme qui tapissaient l’arbre pour quelques jours encore.
Et puis elle voulait penser à lui. Il était venu trois fois aujourd’hui pour remplir le creux dans l’écorce avec de l’eau fraîche. Il parlait et souriait moins que les autres, mais lui seul avait eu cette attention.
Il ne restait pas. La compagnie de la foule le répugnait autant que Lissarod. Mais il revint le soir quand les autres grunes furent partis, les bras chargés de nénuphars qu’il avait déracinés dans la vase des rives de la Rivière Blanche. Après les avoir replantés, il s’assit sur le bord de la mare et laissa tremper l’extrémité de sa queue dans l’eau.
Elle l’observa.
Il était très fin, sans doute un peu trop pour un tepmehri... et un peu petit. Il ressemblait un peu à une musaraigne-garou : il en avait le nez pointu et le regard alerte. Elle voulut rire ce qui donna une sorte de raclement dans sa gorge. Dïri lui jeta un regard perplexe.
Elle aimait bien ses pommettes tranchantes et ses lèvres fines un peu pincées. Ses yeux couleur de miel étaient trop durs pour qu’elle puisse soutenir leur mystère. Il lui faisait encore un peu peur après tout.
Et puis il y avait cet anneau en bois dans le nez qui tranchait avec ses tentacules ordonnés de tepmehri bien sage. Elle ne savait pas très bien ce qu’elle pensait de lui. Elle repensa à sa main sur ses tentacules et dans sa bouche ; elle baissa le visage pour qu’il ne voit pas sa gêne. C’était peine perdue ; elle noircissait si facilement, il fallait s’y faire.
— On a ramené les petites élégantes à leur mère. Elle n’était pas très contente.
Nimrod eut un nouveau rire-ronronnement. Dïri ajouta :
— Enfin, d’après ce que j’ai compris, c’est Haéri qui s’en est occupé. Je crois que je suis nul pour grimper aux branches.
Elle lui sourit. Elle était contente qu’il lui parle, même pour des petites choses sans importance. Il avait une voix beaucoup plus grave que ce que disait sa silhouette. Une voix qui lui mettait le ventre en composte.
— Je vais partir un jour ou deux, dit-il.
Elle leva les yeux vers lui, puis regarda ses mains.
— Je ne veux pas te mentir, alors il ne faudra pas que tu me poses de question. Quelqu’un m’a aidé pour te retrouver. Un autre comme la vieille bromrod en bas. Je dois aller lui parler maintenant et le remercier pour ce qu’il a fait. Je reviendrai après. Lissarod ira te chercher de l’eau fraîche pendant mon absence. Ça va aller ?
Nimrod hocha la tête doucement.
Il se redressa et sortit sa queue de la flaque. Elle le regarda faire avant d’ouvrir la bouche :
— Dïri...
C’était encore trop dur de dire merci. Mais il avait compris. Il lui sourit gentiment, malgré ses yeux qui faisaient peur, et s’en alla.
Le 38ème jour : Dïri
C’était horrible de la regarder différemment parce qu’il savait qu’elle était spéciale. Il se souvenait quand ils étaient descendus dans l’arbre la première fois, il l’avait juste trouvée normale, sans doute un peu ennuyeuse et sans attrait.
Mais maintenant, elle entretenait un mystère et elle l’intriguait. Et puis elle avait changé, il s’accrochait à cet argument pour avoir le droit de l’apprécier. Ça devait être quelque chose de se sentir mourir à petit feu et surtout de comprendre que quelqu’un avait voulu vous détruire.
Elle n’était peut-être pas intéressante avant, mais pouvait l’être maintenant. Il n’y avait pas de règle de l’Arbre contre ça.
Il grimpa les branches vers les cimes. Pour la troisième fois, Mock l’attendait. Il n’avait pas sa flûte, mais son chapeau melon était sur sa tête. Parmi ses huit yeux, deux étaient en train de somnoler.
Il lui fit un signe amical de la main.
— Bon retour, Dï, et félicitations pour ce sauvetage rondement mené !
Dïri ne répondit pas tout de suite. Il arriva au niveau de Mock avant de s’incliner sobrement.
— Je vous remercie du rôle que vous avez joué dans cette affaire. Nimrod est hors de danger.
Mock l’observa d’un œil curieux.
— C’est drôle comme les choses se passent parfois. J’ai beau avoir tant d’années, il y a encore tant de choses que je n’arrive pas à prédire avec précision. C’est pour ça que j’ai besoin de gens comme toi pour me soutenir.
— Pourquoi la bromrod voulait-elle se débarrasser de Nimrod ? Et pas seulement d’elle, il y avait d’autres cadavres...
Dïri avait parlé plus sèchement qu’il ne l’avait voulu, mais Mock ne s’en offusqua pas.
— Keizarod a peur. Elle possède un pouvoir immense, depuis beaucoup trop longtemps pour sa propre raison. Il se trouve que parfois, dans certaines portées de grunes naissent des individus ayant les mêmes capacités. Ils ne possèdent pas le pouvoir, mais la possibilité de le voler. C’est le cas de Nimrod. Keizarod s’accroche à sa particularité, mais elle est très fragile maintenant... très vieille, très absente. Et elle n’utilise pas assez ses capacités, le pouvoir rêve de s’enfuir, de quitter son corps pour habiter quelqu’un d’autre dont l’âme n’aurait pas été rongée.
— Je ne comprends pas, dit Dïri.
Songeur, il regardait Ephèbre qui tournait lentement au-dessus de leurs têtes. L'air était lourd et emplit de follets luisants.
— Qu’est ce que tu ne comprends pas ? demanda Mock.
Mais Dïri n’eut pas besoin de répondre, car l’être lu la réponse en lui :
— Si elle ne veut pas utiliser son pouvoir, pourquoi ne pas le donner à un autre ? C’est à cause de la longue vie qu’il donne ? C’est ce que tu te demandes, n’est-ce pas ?
— Oui.
— C’est faux. Keizarod veut mourir depuis si longtemps qu’elle ne s’en souvient même plus. La mort est peut-être son seul souhait dans ce monde.
— Alors pourquoi ?
— Malgré tout ça, Keizarod reste avant toute chose une grune. Elle ne donnera pas le pouvoir tant qu’elle le pourra, car elle sait que ce sera un malheur et une malédiction pour le nouveau porteur.
— Elle préfère les tuer ?
— Beaucoup de ceux qui ont les capacités ne descendent jamais dans l’arbre. Ils peuvent vivre leur vie sereinement. Mais ceux qui descendent entendent l’appel dans leur chair. Keizarod savait que Nimrod reviendrait, et elle y retournera encore, sois-en sûr. Mais tu devras être avec elle à ce moment-là et il faudra la protéger. Car Keizarod préférera lui donner la mort que de lui infliger la vie éternelle.
Dïri fronça les sourcils. Le sourire de Mock se fana et devint légèrement menaçant.
— Attention, Dïri, tu ne dois pas aimer Nimrod.
— Je ne l’aime pas.
— Mais tu pourrais la laisser entrer dans ton cœur si tu ne fais pas attention. Je le lis dans ta tête. C’est interdit et très dangereux.
Le 39ème jour : Lissarod
Haéri n’était pas allé voir Nimrod depuis le début de sa convalescence, mais il avait aidé Lissarod à ramener de l’eau fraîche du lac deux fois depuis le départ de Dïri.
Elle ne savait pas quoi en penser. Elle se méfiait toujours, mais ne se permettait plus d’être désagréable avec lui depuis qu’il l’avait aidée à sauver Nimrod. Ils avaient fait leurs deux aller-retour en silence et cela l’avait soulagée.
Une fois, fatigué, il s’était arrêté contre un rocher moussu et avait fumé une longue pipe en bois taillée à la main dans laquelle il avait émietté des pétales séchés.
Lissarod ne savait pas si elle devait rester ou continuer seule. Elle était restée et il lui avait passé la pipe. Ils avait fumé ensemble. Le tabac avait un goût de fleurs âcres.
— Après tant d’aventures ӝ sommes-nous enfin amis ? avait demandé Haéri.
Lissarod ne savait pas très bien quoi répondre. Elle n’avait pas d’amis. En oubliant Nimrod en bas, elle avait failli à sa confiance et ne pouvait plus rester près d’elle aussi simplement qu’avant. Et puis Nimrod avait un peu cessé d’être Nim à présent.
— Je ne sais pas, avait-elle répondit prudemment.
Haéri avait ri et ses yeux noirs s’étaient plissés malicieusement. Il avait une grande bouche. Lissarod trouvait cette bouche intéressante. Elle ne donnait pas une impression de gentillesse, mais de fourberie. Mais « fourberie » était un mot qui ne signifiait rien pour les autres grunes à part elle.
— C’est pas grave ce n’est pas ӝ entièrement nécessaire.
Elle ne comprenait pas ce qu’il voulait dire. Nécessaire pour quoi ?
La pipe s’était terminée dans un silence plus lourd. L’odeur âcre de la fumée avait attiré les musaraignes-garous qui les observaient de leurs yeux tristes ; les musaraignes-garous étaient toujours tristes, car leur seul désir était de savoir à quoi elles pourraient bien ressembler si la lune n'étaient pas pleine. Mais en vivant sur une lune, c'était difficile.
Lissarod et Haéri reprirent leur fardeau et continuèrent l’ascension vers Villapapel. Ils se séparèrent avec une désagréable sensation de non-dit.
Le 40ème jour : Haéri
Ils s’étaient tous réunis près de la maison de Lissarod et Nimrod. Il y avait les jumeaux, toujours inséparables, Héerod, lui-même, Nimrod dans son bassin, Lissarod qui gardait les bras radicalement croisés et Dïri qui était redescendu des cimes et s’était assis juste à côté d’Izzi dont les yeux pétillaient. Deux crapauds-licornes s'étaient même joints au groupe, alléchés par l'odeur suave des nénuphars ; on ne voyait d'eux que leurs huit yeux d'or et leurs cornes dépasser de l'eau de la flaque qu'ils partageaient avec Nimrod.
Haéri se fit la réflexion que celle-ci n’était pas la seule à avoir changé : une certaine mélancolie s’était déposée sur le groupe. Nimrod ne parlait toujours pas, bien qu’elle ait semblé heureuse que son precah ait commencé à pousser. Les jumeaux avaient visiblement été confrontés à une idée trop douloureuse pour eux et ils souriaient moins qu’avant, Lissarod était toujours d’humeur compliquée, mais elle semblait faire plus d’efforts pour le cacher. Cela contrariait Haéri ; ce qu’il aimait avec Lissarod, c’est quand elle lui apprenait de nouveaux mots qui n’existaient pas. Quand à Dïri, il avait les yeux caves et le regard vague, comme si quelque chose lui avait retourné la cervelle suffisamment pour l’empêcher de dormir. Finalement, il n’y avait que Héerod et Izzi qui semblaient être restées les mêmes, ce qui était normal pour la première, mais pas pour la seconde. Les bras enroulés autour de son unique genou, Izzi souriait en jetant des regards furtifs à son voisin.
« Oho... » pensa Haéri.
Lui-même vivait plutôt bien la situation : il avait appris des mots, il avait appris que l’on pouvait essayer de tuer l’un de ses semblables, il avait découvert un palais merveilleux et surtout il avait compris qu’il n’était pas obligé d’être gentil, ce qui était fondamental. Mais il lui manquait encore une chose pour être satisfait.
— On devrait jouer de ӝ la musique et danser, dit Izzi.
Les jumeaux s’enthousiasmèrent, mais Lissarod et Dïri ne répondirent pas. Haéri les soupçonnait d’être de mauvais danseurs, mais Nimrod aimait la musique, alors ils ne s’y opposaient pas. Ceci dit, Nimrod n’avait pas fait de signe d’assentiment non plus. Elle jetait des regards songeurs en direction des cernes de Dïri.
« Quel succès, ce nabot ӝ Réveille-toi, petit niais ! » songea Haéri avec un rire intérieur. Mais Dïri ne semblait rien voir de l’attention qui lui était portée. Tant pis pour lui.
Le temps passait et ils étaient déjà le quarantième jour. Presque la moitié.
Qu’avait-il fait jusque là ? Il pouvait bien dispenser ses conseils, il ferait bien de les appliquer en premier. La vérité, c’est qu’ils avaient déjà commencé à vieillir : leurs visages étaient moins ronds, leur peau moins douce, leurs joues se plissaient plus fort quand ils souriaient et de petites rides entouraient le coin de leurs yeux.
Il repensa à Keizarod et se dit que celle qu’ils qualifiaient de vieille bromrod n’était peut-être pas beaucoup plus âgée qu’eux physiquement.
Tandoo avait commencé à jouer, mais personne ne dansait.
— Je suis triste qu’on ait dû ӝ laisser les élégantes, murmura Izzi. Leurs petites mains ornées ӝ de mitaines étaient choues !
Lissarod eut un geste d’impatience.
— Ce sont des animaux, pas des jouets.
— Mais je sais très bien ӝ Je ne suis pas stupide !
Haéri leva un sourcil. Même Izzi finissait par récupérer des mots de Lissarod. Elle était comme une plante infusée dans de l’eau chaude qui donnerait son goût à toutes choses. Finalement, c’était une réunion un peu triste. La chaleur et la fatigue les abrutissaient, pourtant la saison arrivait doucement sur sa fin. Les feuilles dessinaient des formes fantastiques sur l’argent du ciel.
— Comme l’été est beau, dit Nimrod.
Ils restèrent tous interdits quelques secondes avant de sourire pour l’entourer.
Si je devais faire un retour constructif, il y a un passage qui m'a fait tiquer, c'est quand Mock a dit à Dïri d'attendre qu'un truc se produise et qu'ensuite, quand Dïri revient le voir, Mock a l'air d'être parfaitement au courant de ce que c'était, le truc en question. Alors je me demande, pourquoi ne pas avoir dit à Dïri de simplement surveiller Nimrod et Lissarod ? Est-ce que c'était un test pour voir s'il est perspicace ? Peut-être même qu'il aurait pu donner toutes les infos à Dïri dès leur première rencontre, ça aurait évité tous ces allers-retours ? Je ne sais pas trop et ce n'est pas bien grave, mais comme ce n'est pas facile de suivre le déroulé temporel des événements (avec les jours qui passent très vite et tout ça), je me disais que c'était aussi bien que l'action soit la plus resserrée possible.
Autrement, je retrouve comme dans VN des petits machins à corriger par-ci par-là. Rien qui gâche complètement la lecture, mais des détails qui permettraient une immersion encore plus grande en les soignant. Bon je t'avoue que j'ai préféré me laisser porter par l'histoire plutôt que de relever quoi que ce soit, mais si un jour tu retravailles dessus, tu pourras me faire signe. Même chose pour les alexandrins, d'ailleurs : dans l'ensemble ça se tient super bien, quelques-uns seulement sortent un peu du lot ; si un jour tu veux des avis précis sur ça, ou même qu'on se fasse une aprèm pour bosser là-dessus en particulier, je serai là !
Oh et puis j'adore aussi toutes tes petites vannes placées ici et là, je t'imagine ricaner un peu en les écrivant (comme le coup des musaraignes-garous qui vivent sur une lune, ou le coup des tâtages de tentacules) et ça me fait d'autant plus rire ! Et un jour, j'aimerais beaucoup que tu me racontes la genèse de cette histoire :)
Much poutoux ! À bientôt !