Chapitre 10

Alec avait de nouveau enfilé sa blouse blanche et passa ses mains dessus pour la défroisser.

Il avait passé une bonne partie de la nuit aux côtés de sa patiente. Ils avaient parlé jusqu'à ce que la fatigue eut raison de la jeune femme et il avait quitté la pièce en silence.

Il avait dormi le reste de la nuit dans la salle du repos du même étage, au cas où elle aurait besoin de lui. La nuit fut courte, l'oreiller dur et peu accueillant, le drap rêche  et agrémenté de taches suspectes, Alec avait préféré s'en passer.

Le réveil avait sonné, signalant la fin de sa nuit et le début d'une longue journée.

Il entra dans la cafétéria où plusieurs infirmières jacassaient déjà. Elles le saluèrent et le médecin se dirigea vers la machine à café. Le filtre n’avait pas été changé mais il s’en moquait. Le café était déjà immonde et il savait qu’il n’en ferait qu’une gorgée. Il les salua en retour tout en appuyant sur la touche “espresso” de la machine. Cette dernière se mit en route dans un vacarme assourdissant et expulsa un long trait marron et mousseux dans le gobelet. Le liquide noir et fumant embaumait la pièce et le médecin prit une longue inspiration avant de se lancer, les deux pieds dans le plat :

— Plus de commérages entre vous dans les couloirs. Et non, je n’ai jamais couché avec Vivian.

Satisfait de leurs regards stupéfaits, il tourna les talons et but une gorgée brûlante de son café. Sa seule déception était de ne pas pouvoir claquer la porte derrière lui à cause de la sécurité coupe-feu. Tant pis, il s’en passerait.

 

Il fit le tour de ses patients et une fois assuré que tous se portaient bien,  il remonta le couloir, jeta son gobelet vide dans une poubelle et toqua à la porte de la chambre de Lucia. 

Pas de réponse. 

Il décida d’entrer malgré tout, légèrement angoissé.

— Bonjour mademoiselle Clark.

La jeune femme avait le teint pâle, comme exsangue, et les yeux dans le vague. Alec comprit que la nuit avait été difficile pour elle aussi. Le visage de la danseuse s'éclaira soudain en croisant son regard.

— Comment allez-vous aujourd'hui ?

Il s’approcha doucement,  et posa sa main sur le front de la jeune femme pour se faire une idée de sa température.  

Brûlante.

Il s’empara du tensiomètre et prit sa tension au bras.

— C'était mieux avant qu'on veuille me transformer en passoire, plaisanta-t-elle mais se ravisa sous l'œil sérieux du docteur. J'ai mal, ça me tire, j'ai pas dormi, j'ai eu froid, il y a eu des bruits bizarres.

Alec rangea l’appareil. La tension de sa patiente était très basse, mais rien d’anormal lorsque l’on vient de se réveiller et qu’on est cloué au lit.

— Pour les bruits bizarres c'est sûrement dû à la tuyauterie, c'est un très vieil hôpital. Pour le froid, je peux demander à ce qu'on vous apporte une couverture supplémentaire et pour la douleur il faudra se contenter des antidouleurs que je vous ai prescrits.

Sa patiente eut l’air d’hésiter, comme si elle était sur le point d’avouer quelque chose qui lui pesait. Il n’avait pas eu cette sensation la veille, aussi lui donna-t-il le temps de s’exprimer.

Elle passa sa main droite sur son bras gauche et se frotta lentement la peau. La jeune femme pinça ses lèvres roses avant d’ouvrir enfin la bouche.

— Je suis certaine d’avoir vu des choses pas normales. Pas normales du tout même.

Le docteur ne dit rien.

—  J’ai vu une silhouette dans le couloir… et j’ai entendu une voix qui m’appelait. 

Elle porta sur lui ses grands yeux rouges où se reflétaient sa peur.

Il chercha d’instinct à la rassurer. 

— Il est possible  que ce soit dû à la morphine, c’est un de ses effets secondaires.  

Sa patiente ne parut pas satisfaite de la réponse.

— Si je suis sous morphine, pourquoi j’ai toujours mal ?

— Parce que si j'augmentais la dose, vous auriez des nausées en plus des hallucinations visuelles et vous feriez un bad trip, ce que je ne recommande pas.

La jeune femme garda le silence et Alec vint s'assoir près d'elle après avoir fermé la porte.

— Qu'est-ce qui vous tracasse ?

— Rien, répondit la jeune femme, mais Alec sentait que quelque chose la hantait.

Il planta ses yeux dans le regard pourpre de sa patiente.

— Je vous écoute, j'ai tout mon temps.

Elle hésita un long moment avant que le mots puissent sortirent de sa bouche. Alec l'observait avec attention.

— J'ai fait un rêve... je me suis vue sur la table d'opération. Je vous ai vu, vous. Puis, la pièce est devenue noire et deux yeux au plafond m'ont regardée...

Elle tenta de se remémorer ce que la voix lui avait dit.

— Vous avez fait une EMI, une expérience de mort imminente. Durant la chirurgie, pendant quelques secondes, je vous ai perdue.

Il posa sa main sur celle de Lucia.

— Vous vous en êtes sortie, c'est fini maintenant, vous êtes saine et sauve.

Mais la jeune femme détourna le regard.

— Vous allez croire que je suis folle...

Le médecin fit non de la tête et lui assura qu’elle pouvait tout lui dire. Sa patiente hésitait toujours mais pourtant, elle se lança.

— J'ai peur que ce soit autre chose. Des choses étranges se passent depuis quelques temps. Des murmures, des zones froides, des visions. Et pas seulement depuis mon réveil.

L’angoisse la fit légèrement trembler et elle ramena la couverture à elle.

Alec prit les mains de la jeune femme dans les siennes dans un geste de réconfort. C’était la première fois qu’il sentait une telle empathie envers un patient et son corps, devant la détresse de la danseuse, avait agi de lui-même. 

Il se ravisa devant la confusion de la jeune femme.

— Ça ne se reproduira plus, je vous présente mes excuses.

Le visage rouge, il baissa les yeux sans s’apercevoir qu’elle aussi avait les joues rouges.

— Vous n'avez qu'à le rajouter sur mon ordonnance, chuchota cette dernière.

Alec rit aux éclats.

— J'ai bien peur que ce ne soit pas reconnu par le corps médical, hélas. En parlant de celui-ci d'ailleurs, vous n'aurez plus à entendre les colportages désagréables de mes collègues.

— Dommage, j'aimais bien être informée des derniers potins, plaisanta-t-elle avec piquant. Pas forcément sur vous, rajouta-t-elle rapidement devant le teint pivoine du jeune docteur.

— Il est temps que je vous laisse. N'hésitez pas si vous avez besoin de quoique ce soit, d'accord ? Surtout si les hallucinations recommencent.

— Promis.

Le cœur lourd, Alec atteignit la porte et lança un dernier regard à sa patiente.

Il sentait que la situation lui échappait, qu'il était à deux doigts du dérapage professionnel quand il était avec elle et il se mordit la lèvre inférieure en refermant la porte.


 

Lucia expira lentement, gardant le contrôle de sa respiration et muselant sa douleur. Elle tenta de garder à l'esprit la sensation des mains chaudes du docteur sur les siennes pour éloigner la crainte du cauchemar qui lui revenait en mémoire, plus vivant et plus terrifiant à mesure que la morphine se dissipait.

Un coup à la porte lui annonça l'arrivée de l'infirmière. 

Ce n'était ni Isabelle ni Vivian. Celle-ci était rousse et très grande, avec des taches de rousseur sur les joues et le nez.

— Bonjour mademoiselle Clark, je vous apporte le petit-déjeuner et vos médicaments.

Lucia accepta l'offrande de bon cœur et avala les comprimés sans rechigner.

Une autre infirmière entra, une inconnue encore qui ne se présenta pas non plus, mais Lucia s'en remettrait.

Elle lança un regard de connivence avec sa collègue qui hocha la tête.

— Un problème ? demanda Lucia.

— Non, aucun mademoiselle Clark. Je vois que votre bandage a besoin d’être refait. J’ai apporté tout ce qu’il faut.

La danseuse serra le bout de sa chemise lorsque l'infirmière ôta sans prévenir la gaze accrochée au sang. L’infirmière ne semblait pas prendre en compte les gémissements de douleur que Lucia tentait désespérément de retenir, au contraire, elle avait l’air d’y mettre plus d’entrain à chaque son qu’elle émettait. Elle appuya bien fort sur le pansement pour qu’il adhère mieux, selon ses dires et Lucia essuya une larme de douleur tout en serrant les dents. C’est alors qu’elle se rendit compte que la première infirmière la regardait fixement, un sourire léger aux lèvres. 

Il ne lui en fallut pas plus pour comprendre que la vendetta des infirmières battait son plein et qu’elle devrait à l’avenir redouter leur venue.

 Une fois le bandage refait, l'infirmière quitta la pièce sans dire un mot de plus sous le regard effaré de Lucia.

 

La matinée passa lentement à ses yeux. Elle survola les lignes de son livre mais elle s’en laissa très vite. Elle voulait quitter ce lit d’hôpital et marcher dans les rues de la ville, sentir l’air frais sur sa peau et le soleil la réchauffer. Elle voulait danser sur scène et porter son costume de plumes blanches.

Blanc.

Le cygne blanc.

Peu à peu les paroles de la voix de son rêve lui revinrent en mémoire.

Elle attrapa son livre et l’ouvrit à la dernière page. Elle regarda sur sa table de chevet et chercha frénétiquement un stylo, mais il n’y avait rien à part son verre d’eau. 

Elle appela plusieurs fois mais personne ne répondit. Sa voix ne portait pas. Elle se résigna à appuyer sur le bouton d’appel d’urgence. 

Elle se retint.

Elle se dit que les infirmières l’enverraient paître pour un simple stylo. Lucia préférait éviter d’aggraver sa situation d’avant.

Elle jeta un regard à la porte de sa chambre, elle était ouverte et de son lit, elle pouvait voir le couloir. Elle avait évité toute la mâtinée de regarder dans cette direction, de peur de revoir la silhouette une nouvelle fois. Mais cette fois-ci, elle n’avait plus le choix. Elle appela encore. Plus fort et distinctement.

— S’il vous plaît, infirmière ?

Silence.

— Il y a quelqu’un ?

Des bruits de pas dans le couloir lui redonnèrent espoir. 

— S’il vous plaît, j’aurai besoin de noter quelque chose. Auriez-vous un stylo à me prêter ?

Sa voix mourut lorsqu’elle reconnut Vivian. L’air contrarié sur son visage lui apprit qu’elle ne serait pas tendre avec elle.

Prenant son courage à deux mains, Lucia insista.

— S’il vous plaît ? C’est important.

L’infirmière entra dans la pièce et prit soin de refermer la porte de la chambre. Elle se retourna vers la patiente, se rapprocha d’elle et lui tendit le stylo tant désiré.

Lucia eut un mot de remerciement mais l’infirmière éloigna l’objet avant qu’elle ne put le saisir.

— Sincèrement, je ne vois pas, fit l’infirmière en croisant les bras.

Interloquée, Lucia se tut tandis que la jeune femme devant elle soupirait.

— Je ne vois pas ce qu’il vous trouve.

La jeune danseuse commençait à comprendre de quoi il retournait et n’aimait pas du tout la tournure que prenait la situation. Elle fit comme si elle ne comprenait pas.

— J’aimerais pouvoir vous répondre, mais dans un premier temps j’ai besoin de ce stylo.

La réponse eut l’air de déplaire à l’infirmière qui fronça les sourcils.

— Ne faites pas l’innocente. Je pourrais vous dénoncer au Conseil et pourrir sa carrière !

Son cœur manqua un battement.

— Dénoncer quoi exactement ?

Vivian resta un moment sans rien dire. Il était tellement évident pour elle qu’une relation charnelle était née entre le docteur et sa patiente. Pourtant prononcer ces mots à voix haute semblait la gêner.

Lucia s’empara de l’occasion pour clore le débat.

— Ce sera votre parole contre la sienne. Ainsi que la mienne. Sans preuve, c’est vous qu’on pointera du doigt, pour diffamation. Et ce sera votre carrière qui en pâtira. Je vous laisse décider, en attendant j’ai besoin de ce stylo.

L’infirmière le lui tendit à regret, perturbée et visiblement contrariée. Mais Lucia ne s’en préoccupait plus. Le stylo en main, elle se remémora les paroles de la voix et comme les mots lui revenaient peu à peu, sa main traçait sur le papier blanc l’avertissement de son rêve.

Plantée comme un piquet, l’infirmière ne semblait pas vouloir quitter la pièce. La danseuse rendit le stylo à son propriétaire une fois le dernier mot écrit. Celle-ci s’en empara avec dédain, non sans un regard noir pour la jeune blessée dans le lit puis tourna les talons et quitta la chambre d’un pas rapide.

Lucia eut à peine le temps de la remercier, mais visiblement, l’infirmière n’attendait rien en retour.  Son attention se reporta sur les mots inscrits dans son livre. Elle n’osa pas les lires à voix haute, de peur de provoquer le destin. 

 

“Le cygne blanc est la proie.

Les bêtes de l'abîme se mettront en chasse et le cygne sera dépouillé de son âme.”

 

L’avertissement n’avait aucun sens pour la jeune femme. Elle avait simplement halluciné cette voix pour expliquer ce qui lui était arrivé.

Rien de plus.

Une EMI, voilà ce qu’elle avait vécu. 

Elle referma le livre et le reposa sur sa table de chevet. Elle avait besoin d’une douche pour réfléchir à tout ça.

La blessée rassembla ses efforts et réussit à se lever. Elle reprit sa respiration et s’appuya contre le mur, et, à pas lent et mesuré, avança jusqu'à la salle de bain.

Dans le miroir suspendu au dessus du lavabo, le reflet son visage lui fit réaliser à quel point l’infirmière avait raison. Le teint livide, les yeux rouges et cernés, les cheveux emmêlés et gras, elle eut du mal à se reconnaître et cru mourir de honte tant son apparence lui inspirait le dégoût. 

Elle retira sa chemise et découvrit le bandage sur son ventre. D'un geste hésitant, elle défit le bandage qui, remarqua-t-elle, n'était pas bien fait. Dans le miroir, elle regardait pour la première fois les blessures sur son abdomen. Un unique trait rouge, vertical, et des fils noirs espacés d'un centimètre les uns des autres pour refermer la plaie. Elle n'osa pas la toucher et après l’avoir observée longtemps, elle fit couler l'eau de la douche. 

Elle eut toutes les difficultés du monde à tenir debout, ses jambes étaient molles et la céramique glissante. Elle devait se tenir à la barre d’appui pour éviter toute chute. Par dessus tout, l’eau sur sa plaie ravivait la douleur, à tel point qu’elle manqua de s’évanouir. Lucia attrapa le shampoing et versa un peu de son contenu dans sa paume avant de s’en étaler sur les cheveux. Lever les bras tirait sur sa plaie, aussi écourta-t-elle au plus vite sa toilette.

Lorsque l’eau emportait les dernières traces de savon et shampoing, la jeune femme ferma le robinet et attrapa la serviette laissée sur l’étagère. N’ayant pas de change, elle n’eut d’autre choix que de remettre sa chemise d’hôpital. 

Une fois vêtue, elle entreprit de faire le trajet en sens inverse. 

Après une lente inspiration, Lucia visualisa son but et fit le premier pas dans la douleur.

 

Le soleil sur les draps réchauffait agréablement ses jambes et dissipait son angoisse. Les heures passaient avec lenteur et Lucia ne pouvait compter que sur son livre pour lui tenir compagnie. Les infirmières lui rendaient visite de temps à autre, apportant son repas et ses médicaments, et repartaient aussitôt, prises dans le mouvement infernal de l’hôpital.

Plusieurs fois, Lucia cru entendre la voix de Vivian dans les couloirs, mais jamais elle ne vit l’infirmière passer devant sa porte. 

Peu importait.

Lucia reprit sa lecture. Le passage était très intéressant. Il mentionnait une créature semblable à un tapir  capable de dévorer les rêves et les cauchemars. Elle songea alors à son cauchemar et se demanda si le souvenir du rêve persistait une fois dévoré par une telle créature.

La température chuta soudain et des murmures à peine audibles s'élevèrent dans le couloir.

La porte émit un grincement lugubre en s'ouvrant lentement.

Lucia se redressa et posa son livre sur le côté. 

L'angoisse montait en elle comme elle comprenait que quelque chose d'anormal se produisait.

Encore.

Les yeux de la blessée refusaient de se fermer alors qu’elle redoutait le pire.

Le silence s’imposa peu à peu, bruyant et terrifiant, comme le calme avant la tempête.

Tout à coup, une ombre tomba dans le couloir, dans un bruit de vêtement qui se froisse, et se balança lentement de gauche à droite jusqu’à s’arrêter complètement.

La forme se précisa. Lucia distingua une silhouette pendue par le cou. Horrifiée, elle porta la main à sa bouche pour en étouffer le cri mais aucun son ne parvint à sortir. La forme se tourna lentement vers elle, l'œil délogé de son orbite pendait horriblement et la fixait. Levant le bras au bout duquel une main squelettique la pointait du doigt, de minuscules araignées sortaient avec peine de sa bouche béante. Elle remarqua le trou dans sa tempe ainsi que sa jambe tordue, et soudain, l’apparition lui parut familière.

 

Le docteur Ardent entra dans la chambre de sa patiente. Il la découvrit recroquevillée dans un coin, la tête enfoncée dans ses bras.

— Mademoiselle, vous allez bien ? Qu'est-ce qui s'est passé ?

Devant l'état de panique de la jeune femme, il se sentait démuni. Il se précipita vers elle, posant ses mains sur ses épaules.

Elle releva la tête et les larmes avaient rougies ses yeux.

— Il... est revenu… Mais cette fois, il était pendu par le cou, réussit à articuler la jeune femme au sol.

— Comment ça ?

Il tourna la tête vers le couloir mais ne vit rien.

— Il n'y a personne, je vous le promets, dit-il avec douceur en cherchant son regard. Lucia, vous êtes en sécurité ici, avec moi.

Il avait chuchoté ces derniers mots en espérant qu'ils réussiraient à rassurer la danseuse.

Alec commençait à douter de la responsabilité du narcotique dans cette affaire. La dose était bien plus faible désormais. Il n'y avait aucune explication au fait que sa patiente continue d'avoir des hallucinations, surtout assez fortes pour la mettre dans cet état.

— Je vais vous ramener sur le lit, annonça-t-il en passant un bras sous ses genoux et l'autre dans son dos.

Il lui tendit la main et l’aida à se relever. Une fois installée sur le lit, il lui prit sa tension tout en lui parlant doucement. Elle restait tétanisée, le regard dans le vide. Il se sentit démuni face à son mal et se promit de tout faire pour l’apaiser.

La première tension était très haute, mais déjà, à la seconde, il pouvait voir qu'elle se calmait et cela le rassurait.

Il remarqua alors les taches rouges sur la chemise de sa patiente.

— Mademoiselle Clark, je vais vous demander de vous allonger, je dois examiner votre pansement.

Lucia hocha la tête d’un air absent et s’exécuta. 

Son silence inquiétait le docteur. 

Alec sortit brièvement de la chambre et piocha dans un chariot le nécessaire en cas de plaie ouverte. Il referma la porte pour leur laisser plus d'intimité et tira son tabouret près de sa patiente.

Un rapide coup d'œil lui apprit qu'elle avait défait son bandage et qu'aucune infirmière n'était venue le lui refaire.

Il fronça les sourcils, visiblement mécontent.

— Vous n'êtes pas censée retirer votre bandage toute seule...

— Il me faisait mal, se défendit la jeune femme, retenant ses larmes. Je suis désolée, j'aurai pas dû....

Alec se radoucit un peu.

— C'est pas grave. Je vais nettoyer le sang et refaire le bandage. Ensuite vous pourrez vous reposer.

— Pardon… Je me sens stupide maintenant. Je ne vous cause que des problèmes...

— Non, ne dites pas ça. Vous n'êtes pas ma meilleure patiente mais...

Incapable de finir sa phrase, il la laissa inachevée.

— Mais... ?

Il appliqua le coton imbibé de désinfectant sur les bords de la plaies et Lucia serra les dents. Il en profita pour changer de sujet.

— Donc vous avez retiré le pansement vous-même ?

Lucia hocha la tête tout en gardant le silence.

Alec refit le bandage rapidement et jeta coton, gaze et gants dans la poubelle.

— Quand est-ce que je pourrais me remettre à danser ? demanda Lucia en remettant sa chemise sur son ventre.

— Si vous restez tranquille et que votre blessure cicatrise bien, dans un mois et demi peut-être. Il y aura probablement des mouvements plus douloureux auxquels il faudra faire attention.

— Et quand est-ce que je pourrai sortir de l'hôpital ?

— Moins d'une semaine, dit-il avec une pointe de regret dans sa voix.

— Et après vous serez officiellement plus mon médecin ?

— C'est ça. Vous retournerez à votre petite vie tranquille, auprès de votre famille et de vos amis.

— Je n’ai plus de famille et ma seule amie a tenté de me tuer, rectifia sa patiente d’un rire jaune.

— Je ne savais pas pour votre famille. Je suis navré. 

Il se redressa et mit les mains dans ses poches. Puis il reprit tout bas :

— Ça explique le fait que personne ne soit venu vous voir ici.

Il cacha la tristesse dans sa voix, 

— Ne le soyez pas, nous n’étions pas proches. Et vous ?

— Moi ?

— Vous avez de la famille, des amis ?

Alec fut surpris de la question et se demanda s'il pouvait y répondre ou non.

Je vous répondrai lorsque vous ne serez plus ma patiente.

Lucia baissa les yeux sur ses mains, les joues rouges tandis qu’Alec détournait le regard, un sourire aux lèvres alors qu’une curieuse crainte au fond de lui lui fit redouter que les sentiments que sa patiente semblait développer à son égard ne soient dûs qu’à un transfert.

Il quitta la chambre de mademoiselle Clark, promettant de revenir bientôt. Il avait d’autres patients dont il devait s’occuper et ne pouvait se permettre de rester trop longtemps avec la belle danseuse, quand bien il en mourrait d’envie. 

Le couloir était vide et sombre et les lumières étaient toujours allumées. Il n’y avait aucune fenêtre pour éclairer les nombreux corridors de l’hôpital et Alec avait besoin de voir la lumière du jour avant que celle-ci ne décline. Il se dirigea vers l’ascenseur et appuya sur le bouton. Il entendit la machine se mettre en marche et bientôt les portes en aluminium s’ouvrirent. Une pression sur le bouton du dernier étage et l’ascenseur referma ses portes. Il devait encore monter les escaliers qui menait jusqu’au toît.

 

Il ouvrit la porte et respira enfin l’air frais. Le soleil sur sa peau le réchauffait agréablement et la vue était magnifique.  Alec trouva refuge dans son coin de paradis isolé de tous. Seul le bruit de la ville venait perturber son havre de paix, mais il n’en tenait pas compte. Il contempla le ciel qui changeait lentement et regarda le soleil se coucher, baignant les nuages de ses couleurs rougeoyantes. Deux oiseaux volaient au milieu de ce spectacle et il s’imagina les rejoindre dans l’horizon infini. 

— C’est donc là que vous venez vous cacher.

Le docteur se retourna et son regard croisa celui de l’infirmière au chignon impeccable. Il ne répondit pas, préférant garder le silence, redoutant l’arrivée imminente d’un reproche.

L’infirmière réduisit la distance qui les séparait en quelques pas, le bruit de ses talons résonnant sur le ciment du bâtiment.

— C’est beau, dit-elle simplement.

Comme il ne disait toujours rien, Vivian combla le silence :

— On ne prend plus le temps d’apprécier les belles choses, ici, alors qu’elles sont sous nos yeux. 

Alec expira longuement. Il ne s’était pas rendu compte qu’il avait retenu sa respiration depuis qu’elle s’était approchée. 

— Venez-en au fait.

Le visage de l’infirmière pivota pour croiser le regard noir du docteur. La colère remplaçait rapidement le masque de douceur que l’infirmière tentait de garder devant le médecin.

— Vous êtes un rustre, docteur Ardent. Rustre et glacial. Mais je vous ai démasqué.

Le parfum qu’elle portait lui piquait les narines et il se retint de froncer le nez. 

— Derrière ce beau visage se cache une personne froide et distante qui méprise tout ce qui l’entoure.  

La sagacité de l’infirmière le désarma et celle-ci s’engouffra dans la brèche, assénant son coup fatal.

— Vous êtes un prédateur qui séduit sa proie pour l’humilier.

La conclusion fit sourire Alec. Elle ne pouvait pas être plus loin de la vérité. Jamais il n’avait tenté de séduire qui que ce soit.

— Je ferai en sorte que plus personne ne tombe dans votre piège vicieux.

L’ air triomphant de Vivian lui indiqua qu’elle n’avait pas fini de déverser son poison.

— Tout le monde dans cet hôpital saura l’enfoiré que vous êtes et votre vie sera un enfer.

C’était la goutte d’eau qui fit déborder le vase. La colère monta en lui, impérieuse et implacable, et les mots surgirent de sa bouche sans qu’il ne puisse les retenir. Il se redressa, dominant la jeune femme de toute sa hauteur et l’infirmière lui parut soudainement petite malgré ses talons hauts. 

— Je n’ai pas demandé à ce que vous vous entichiez de moi, Vivian. C’est si facile de rejeter la faute sur moi alors que la seule responsable de cette situation c’est vous. Mais s’il vous faut absolument un bouc émissaire pour vous sentir mieux et assumer de vous être fait éconduire, faites-vous plaisir ! Accusez-moi de tous les maux dont vous souffrez, ça me convient, du moment que vous me laissez faire mon travail en paix !

L’infirmière semblait effrayée, à la grande satisfaction d’Alec, mais elle n’en démordait pas.

— J’avais vu juste ! Vous n’êtes qu’un salaud sans coeur. Un putain de connard !

Le coup porta et Vivian jubilait tandis qu’Alec fulminait. Il réussit cependant à contenir toute sa rage dans un dernier effort. 

— Navré de vous décevoir, mais je ne suis rien de tout ça.

— Arrêtez avec vos “navré” ! Mêmes vos excuses sont méprisantes !

Le visage de Vivian rougit de colère. Ses poings étaient serrés et tremblaient de rage. Elle jura entre ses dents tout bas avant de hurler à la face du médecin :

— Vous me faites chier putain !

Celui-ci leva un sourcil et croisa les bras sur son torse. Il sentait que la situation ne faisait qu’empirer. Il devait essayer de calmer le jeu pour espérer reprendre son travail avec ne serait-ce qu’un peu de sérénité.

— Vivian, calmez-vous, je vous prie. N’en faites pas tout un drame.

— Ne me dites pas ce que je dois faire ! 

La gifle partit si vite qu’il n’eut pas le temps de la voir arriver. Alec resta pantois et sa joue lui brûlait.

— Et pourquoi vous restez toujours aussi poli ?

La réponse fusa sans attendre.

— Pour les mêmes raisons que vous ne l’êtes pas, j’ai été élevé comme ça.

Son regard la transperça avec tant de fureur qu’elle se figea sur place. 

Les yeux de l’infirmière n’osaient plus soutenir l’éclat noir qui brillaient dans les siens. Elle baissa la tête en signe de reddition et le docteur en profita pour la dépasser.

Elle le retint par le bras, tentant de le faire  se retourner, mais il ne lui offrit que son dos.

— Vous allez rejoindre votre nouvelle patiente, n’est-ce pas ?

Silence.

— Elle est folle à lier, déclara-t-elle d’une voix blanche.

Vivian enfonça le clou plus profond.

— Elle crie dans sa chambre à toute heure du jour et de la nuit. Elle cherche  à attirer l’attention sur elle, rien de plus.

Alec serra le poing et dégagea son bras. Il ne supportait plus d’entendre l’infirmière parler ainsi de sa patiente. Pourtant, elle continuait et il ne trouva rien pour l’arrêter.

— Il n’y a jamais eu de coupable. La police court après un fantôme. Elle a voulu en finir, c’est tout. Une belle mort sur les planches, c’est parfait pour quelqu’un comme elle.

Ses poings lui brûlaient et son sang battait à sa tempe. Il ne désirait qu’une chose : qu’elle se taise, peu importe la façon.

— J’en ai assez entendu.

Sa voix était grave et sombre et l’effort lui coûta énormément. 

Il ne céderait pas à sa colère aujourd’hui.

L’infirmière se retrouva seule sur le toît tandis que le soleil finissait sa course dans le ciel.

 

La rage contenue était vouée à exploser, il le savait. Il dévala les escaliers jusqu’au deuxième étage et ouvrit la porte du vestiaire des hommes. Vide. Il soupira de soulagement et entra dans la petite pièce qui comportait un lavabo rudimentaire. Il fit couler l’eau et s’en aspergea le visage pour faire passer la brûlure de la gifle. Il se regarda dans le miroir un instant. La marque rouge commençait à apparaître lentement sur sa peau et il se demandait comment il allait la cacher à Lucia.

Il se stoppa net.

L’idée de l’appeler par son prénom était comme un baume sur lui et radoucit instantanément sa colère. 

Il secoua la tête.

Stop ! Tu t’emportes, Alec...Tu es son médecin, tu n’as pas le droit de faire ça.

Son biper le tira de son sermon mental. Les résultats des examens qu’il avait demandé pour la chambre 213 étaient prêts. 

Il s’essuya le visage en espérant que la marque ne se verrait pas trop et prit la direction de la sortie. Pourtant, il arrêta son geste avant d’attraper la poignée de la porte.

Lui qui avait chaud, voilà qu’il frissonnait et qu’une buée blanche s’échappait de sa bouche.

Le miroir se couvrit de givre. Et au fond du siphon, une forme noire semblait se mouvoir.

Alec s’approcha quelque peu pour mieux voir ce qui s’agitait dans les boyaux du lavabo.

Il ne vit pas tout de suite l’ombre noire et tourmentée qui l’épiait depuis l’autre côté du miroir et qui ouvrait très lentement la bouche dans un gargouillis. Lorsque le docteur leva les yeux, la gueule était si largement ouverte qu’elle formait un trou béant grotesque et hideux. 

Un hurlement strident vrilla les tympans du jeune homme qui recula, non sans avoir brisé le miroir d’un violent coup de poing.

C’est à cet instant qu’une multitude de petites araignées noires sortirent du siphon. Elles étaient si nombreuses qu’elle formait une masse noire et floue. Il en écrasa une ou deux du plat de la chaussure mais laissa vite tomber l’idée lorsqu’il comprit qu’elles se dirigeaient vers le couloir. 

La masse bougeait comme un seul être dans un crissement horrible et semblait poursuivre un but commun.

Alec suivit la procession et lorsqu’il leva les yeux, il comprit où les araignées se dirigeaient.

Il les dépassa et courut vers la chambre 213.

Dans le couloir désert, une silhouette se détacha sous la lumière du plafond, devant la chambre de sa patiente. 

C’était une femme aux cheveux noirs longs et raides. Elle fixait l'intérieur de la pièce sans rien dire. Alec s'avança plus lentement et signala sa présence tout en gardant son calme pour ne pas créer un mouvement de panique :

— Les visites sont terminées depuis longtemps. Vous pouvez rentrer chez vous.

Mais la femme ne semblait pas l'avoir entendu et très lentement, elle leva le bras, une arme à feu au poing.

— Mademoiselle ! cria Alec. Posez cette arme !

Il s'avança vers elle, les mains levées. Elle se tourna vers lui et tira sans hésiter. La balle manqua sa cible mais la menace était réelle. Son sang brûla dans ses veines. Alec déglutit et continua d'avancer vers la femme. Il n’avait pas le choix, il devait protéger sa patiente.

— Mina ? fit la voix anxieuse de Lucia.

Mina pivota vers la chambre et Alec en profita pour gagner du terrain.

Il était presque à portée de l'arme désormais.

— Mademoiselle Clark, restez où vous êtes. Je m'en occupe.

— Ne lui faites pas de mal, je vous en prie !

Il resta stupéfait devant sa demande. N’était-elle pas inquiète pour sa propre sécurité ? Avait-elle seulement conscience du danger ?

Il pouvait voir Lucia sur le lit, face au révolver de Mina et son sang se glaça.

— Mina, posez votre arme et discutons, vous voulez bien ?

Il prit sa voix la plus rassurante mais ses mots n'eurent aucun effet. L'expression vide de Mina eut fini de le convaincre que toute discussion était impossible. 

Elle brandit son arme sur lui et tira. La balle effleura sa blouse, manquant de peu son épaule. L’arme à feu, un glock noir et brillant, semblait s’être enrayé et ne voulait plus fonctionner. 

Saisissant l’opportunité Alec se propulsa et tenta de s’en emparer. La femme protesta en criant et l’arme glissa sur le sol du couloir.

Son cri se mua en hurlement suraigu. Le médecin fit de son corps un rempart entre la menace et sa patiente tandis que des araignées sortirent de la bouche de Mina, se répandant sur le sol dans une vague noire et grouillante.

Le cri cessa soudain et la tête de Mina retomba mollement sur son tronc.

Plus aucun son ne sortait de sa bouche, comme si elle n'était plus là.

— Mina ! Mina ! Tu m'entends ?

Lucia s'égosillait mais Mina ne répondit rien.

Alec recula de quelques pas alors que les araignées les entouraient. Les lumières se mirent à clignoter de plus en plus vite et la température chuta très vite.

Les ampoules éclatèrent une par une, réduisant le champ de vision du médecin. 

La situation devenait critique et il ne savait absolument pas quoi faire pour sortir sa patiente de là.

Un ricanement presque inaudible s’échappa de Mina et sur son front, un oeil s’ouvrit et se fixa sur sa proie.

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Joxan
Posté le 11/11/2020
Chapitre bien long, et très complet. le temps qui passe et la relation naissante entre Lucia et Alec sont bien amenés. Chacune de leurs interactions augmente petit à petit leur rapprochement sans le sentiment que ce soit forcé.

Sinon les descriptions sont toujours cool, par contre j'aurais vu plus de détails sur certains maux. Comme par exemple, quand Lucia manque de faire un malaise, a-t-elle des vertiges ? La vue qui se trouble en devenant sombre?

Le reste est fluide, même si il y a cinq paragraphes daffillé qui commence par « Elle » le tout reste plaisant à lire. J'adore le changement d'ambiance qui survient, l'intrigue est vraiment plaisante à suivre !
TheRedLady
Posté le 22/11/2020
Merci pour ton retour ! je vais checker tout ça pour la réécriture !
Alice_Lath
Posté le 21/08/2020
"la mâtinée" -> Matinée haha
"Quand bien" -> Quand bien même
Sinon, j'ai bien aimé ce chapitre en dehors de l'aspect pestouille de Vivian et des infirmières haha, je suis pas fan des représentations de jalousies féminines pareilles, mais c'est un goût personnel. En revanche, je surkiffe la tension que tu instaures avec les apparitions et notamment les hallucinations d'Alec quand il va dans la salle de bain, puis l'apparition de Mina. Juste une question que je me pose : personne entend le coup de feu dans l'hôpital ? Il y a une sorte de magie à l'oeuvre ? Bref, beaucoup de questions de ce côté huhu
TheRedLady
Posté le 21/08/2020
Merci pour les coquilles ! Je vais les corriger.
Je prends note de tout pour la réécriture, ça va beaucoup me servir !
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