— Luuuuciaaaaaa, fit la bouche de Mina.
Le son de sa voix était d’abord rauque avant de retrouver un timbre clair. Pourtant ce n’était pas sa voix.
Non, celle-ci était bien plus profonde et plus suave que celle de son amie.
— Rappelle ton chien de garde, Lucia, ordonna la voix féminine et sensuelle à travers Mina.
L’eurasienne releva lentement la tête vers la danseuse, un sourire carnassier aux lèvres, terrifiant Lucia qui ne reconnaissait plus les traits de son amie. Des cernes noires soulignaient ses yeux sans éclats et ses vêtements étaient couverts de poussière.
Figée par la peur, elle demeura incapable de parler, déclenchant l’hilarité de son amie. Son rire cristallin contrastait dans le décor lugubre de l’hôpital.
— Viens avec moi. Mina meurt d’envie de te revoir.
— Qui êtes-vous ? Qu’avez-vous fait à Mina ?
Les yeux de la danseuse lui piquaient et sa voix se brisait en atteignant les aigus. L’intéressée se redressa à la manière d’une poupée désarticulée.
— Quelle impolitesse, je ne me suis pas présentée. Je suis Nié, la reine des démons. Et ce soir, ma chère Lucia, tu dîneras avec Lucifer.
Pendant un court instant, le visage de son amie prit les traits d’une belle japonaise à la peau pâle et aux yeux turquoises avant de se dissiper.
Seul l’œil sur son front continuait de fixer Lucia sans jamais cligner, ignorant totalement le docteur qui s’interposait entre les deux femmes.
Mina tendit la main pour enjoindre la danseuse à la suivre.
— Elle ne viendra pas avec vous, affirma le docteur d’une voix grave, en tendant les bras pour bloquer le passage.
Tout cela dépassait Alec, et son esprit, qui tentait en vain de rationaliser ce qui se déroulait sous ses yeux dut mettre de côté la raison. Mais une chose était sûre, il ne laisserait jamais ce monstre s’emparer de sa patiente.
Le bruit sec des os qui craquent mêlé à celui de la chair qui se rompt le fit se mettre en garde et son corps réagit de lui-même lorsque de grandes lances noires percèrent le corps de l’eurasienne. Les lances poussaient jusqu’à toucher le sol et se pliaient à plusieurs endroits. Il en compta huit et réalisa que ces lances n’en étaient pas. C’étaient les pattes géantes d’une araignée.
Il esquiva de justesse la première patte qui se planta dans le mur à sa gauche. La pointe s’était enfoncée de plusieurs dizaines de centimètres dans le plâtre comme si c’était du beurre. Son rythme cardiaque s’accéléra comme il comprenait le danger qu’il devait affronter. Il écarta du bras la deuxième qui dévia contre la porte, entaillant le plastique sur la largeur, provoquant un cri de surprise étouffé chez sa patiente. La troisième patte s’engouffra dans la garde ouverte du docteur et trouva la chair tendre de sa jambe droite tandis que la quatrième entailla son épaule comme il perdit l’équilibre. Un peu de sang gicla sur les murs et sur le sol sous la vitesse fulgurante de l’attaque.
Il entendit sa patiente crier son prénom mais la douleur battait dans ses temps au rythme affolé de son cœur.
— Ne bougez pas, ordonna-t-il.
L’araignée extirpa sa patte de la jambe du médecin, arrachant un cri de douleur à ce dernier tandis qu’il glissait dans son propre sang.
Amusée par la situation, Nié, sous les traits de l’eurasienne, se mit à rire aux éclats. Ses quatre pattes restantes soulevèrent le corps de Mina tandis qu’elle délogeait les autres d’un coup sec.
— Je m’attendais à plus de résistance venant de toi, commenta Nié. Je suis déçue... Mais ça m’arrange.
La vision d’Alec se troubla. Il avait perdu beaucoup de sang. Ignorant les propos incohérents de la femme, il rassembla ses forces. Il devait tenir bon. Pour Lucia.
La blessure à sa jambe provoquait une douleur proche de la brûlure de l’acide et il se risqua à y jeter un œil.
L’araignée profita de cet instant pour agir.
Une de ses pattes fonça sur Alec, droit vers son cœur, ne lui laissant pas le temps de parer son attaque.
Une lumière aveuglante illumina tout l’étage, suivit d’un cri de douleur du démon, stoppant net l’attaque.
Lorsque sa vue fut rétabli, Alec discerna la silhouette d’un jeune homme albinos menaçant Mina d’un poignard sous la gorge. Il réalisa aussi que les pattes de l’araignée avaient été tranchées et que les petites araignées au sol gisaient désormais sur le dos, recroquevillées sur elles-mêmes.
Une entaille au cou laissait couler un peu de sang noir sur la peau de Mina et l’expression de Nié, naguère triomphante, se mua en terreur.
— Fuyez ! tonna l’inconnu à l’adresse du docteur et de sa patiente.
Alec ne se fit pas prier. Il se tourna vers Lucia, et dans un regard d’une douceur amère, il demanda :
— Vous avez confiance en moi ?
Elle hocha la tête et il la prit dans ses bras tandis qu’elle enroulait les siens autour de son cou.
Serrée fort contre lui, il enjamba les cadavres d’arachnides et fila sous le nez de Nié à toute allure. Son troisième œil suivit Lucia un instant avant de se poser sur l’albinos. La danseuse s’accrochait à son cou du plus fort qu’elle pût. Elle non plus ne quittait pas Mina des yeux.
Sa course s’arrêta cependant devant la silhouette d’un homme. Il portait la chemise de l’hôpital mais Alec ne reconnut pas ce patient. Le moment était bien mal choisi pour gérer un cas de divagation dans les couloirs.
— Retournez dans votre chambre, monsieur.
L’anxiété transparaissait dans la voix du docteur et il espérait que celui-ci obtempérerait docilement.
Lucia blottit sa tête contre le cou du médecin et chuchota quelques chose que lui seul pût entendre.
— C’est pas un patient…
Il remarqua alors le filet de sang qui maculait sa tempe. Sous ses yeux grands ouverts, la jambe de l’homme se contorsionna et il entendit les os se rompre dans un craquement sinistre. Le fantôme hurla de douleur, déferlant une vague noire et glacée.
Sinueux et vaporeux, des tentacules spectraux se déployèrent autour de lui, ondulant vers leur cible.
Le docteur écarta Lucia de leur trajectoire en effectuant un pas de côté et se mit à courir vers les portes coupe-feu.
Une main empoigna fermement ses cheveux et le tira en arrière.
Le cri de souffrance de Lucia, comme ils touchèrent le sol, résonna dans ses oreilles.
Au dessus de lui, une femme à la cervelle dévoilée les fixait de ses orbites vides.
Le jeune docteur dégagea son bras et tenta d’attraper le spectre. Sa main trouva le vide et ses cheveux retombèrent devant ses yeux.
Lucia était toujours accrochée à son cou et son visage était crispé par la douleur.
Prenant appui sur ses jambes, le médecin se releva laborieusement, malmenant par le fait l’objet de sa protection. Sa blessure lui faisait un mal de chien mais l’adrénaline inhibait une bonne partie de la douleur.
Il poursuivit sa course dans la pénombre du corridor où rôdaient les manifestations hurlantes et terrifiantes des fantômes de l’hôpital.
Enfonçant les portes coupe-feu d'un coup d'épaule et dévalant les escaliers quatre à quatre, le médecin serrait fermement Lucia contre lui et elle en fit de même. Les portes défilaient et les couloirs s’enchaînaient. Lucia était perdue dans ce dédale mais lui ne semblait jamais hésiter.
Les ampoules éclataient à mesure de leur progression et des éclats tombèrent dans les cheveux de la jeune femme. Les cris ne semblaient jamais s’éloigner mais ils n’avaient pas croisés de fantômes depuis qu’ils étaient arrivés au rez-de-chaussée.
Ils n’avaient croisés aucun résident ni aucun patient depuis non plus. Les couloirs étaient vides. Les chambres étaient vides.
Lucia refusa de se demander pourquoi. La vérité était trop brutale pour y songer.
Le docteur Ardent s’arrêta brusquement et ouvrit une porte, celle de la buanderie. Il s’y engouffra et ferma la porte derrière lui. Essoufflé, le médecin alluma la lumière avant de la déposer sur une des nombreuses machines à laver. Il posa son index sur ses lèvres pour inciter la jeune femme au silence alors que celle-ci ouvrait la bouche pour parler.
— Restez là, chuchota-t-il dans un nuage de givre.
La température devait être proche de zéro et Lucia se rendit compte qu’elle tremblait de froid, ravivant sa plaie encore fraîche. Elle porta la main à son ventre mais n’osa pas la poser dessus. La morphine ne faisait plus effet et la douleur cognait comme un cheval de trait martelant le sol de ses gros sabots. Elle regarda autour d’elle et trouva un pantalon de survêtement qu’elle attrapa d’une main fébrile. Elle avait si froid aux jambes que ce morceau de tissu était devenu indispensable pour sa survie. Elle chercha à l’enfiler mais ne put ramener ses jambes à elle.
Lucia était au bord du craquage. Sa respiration devint saccadée et erratique comme elle luttait contre le sanglot qui menaçait de la faire chavirer.
Les mains du médecin se posèrent sur ses joues, essuyant les larmes de ses pouces et plongeant ses yeux noirs dans les siens.
— J’ai besoin que vous restiez calme. J’ai un plan pour nous sortir de là.
Elle tenta de calmer son sanglot en calquant sa respiration sur celle du docteur et remarqua qu’il n’était plus si essoufflé qu’auparavant.
Un son métallique résonna dans la tuyauterie et le médecin se pressa de sortir un drap encore chaud du sèche-linge. Il couvrit les épaules de Lucia avec et considéra le pantalon posé sur ses genoux. Elle le regarda s’en emparer et s’accroupir pour le lui enfiler. Elle sentit ses mains chaudes frôler sa peau et retint sa respiration.
Le médecin se redressa, non sans une grimace de douleur. Lucia baissa les yeux sur sa jambe ensanglantée avant de détourner rapidement le regard.
Elle entendit le son du tissu qui se déchire et osa jeter un oeil au jeune homme comme il inspectait sa blessure tout en fronçant les sourcils. Il fouillait frénétiquement dans ses poches et en sortit un petit flacon au liquide transparent. Comme il se rendit compte qu’elle le regardait, il se sentit obligé d’indiquer la nature du contenu :
— Alcool à 90°.
Elle hocha la tête, dubitative, tandis qu’il vidait le contenu sur sa plaie. Lucia n’osait même pas imaginer la douleur combinée aux picotements de l’alcool sur une blessure fraîche et vit le médecin serrer les dents pour se retenir de crier, puis il enroula ensuite le morceau de tissu blanc autour de sa cuisse.
Le bandage de fortune en place, le médecin entrouvrit lentement la porte de la buanderie et passa la tête dans le couloir. Il referma la porte dans l’instant et s’adressa à Lucia dans un chuchotement :
— Il va falloir être rapide.
Le visage de Lucia se crispa d’angoisse et son sang se figea. Elle resserra le drap autour d’elle.
— Je peux pas courir !
— Ce ne sera pas un problème, je vais vous porter.
Il s’approcha d’elle, ouvrant les bras pour l’accueillir mais elle le repoussa d’une main sur le torse.
— Et Mina ?
Le médecin resta muet un long moment avant que les mots ne franchissent enfin sa bouche.
— Je suis navrée mais je pense qu'il n'y a plus rien à faire pour elle.
Non. Lucia ne voulait pas y croire. Son corps se raidit mais le supplice dans son ventre la convainc de se calmer. Elle retint ses larmes.
— Et l'homme qui s'est interposé, vous allez le laisser à son sort ?
— Je ne vois pas ce que je peux faire de plus, avoua-t-il à mi-mots, les yeux cachés par ses cheveux. Vous sortir de là est ma priorité.
La réponse ne la satisfaisait pas. Mais elle se rendit à l’évidence : elle ne pouvait rien faire, elle non plus. Lucia se mordit la lèvre inférieur jusqu’au sang, maudissant son impuissance de tout son être.
Le jeune homme posa une main sur son épaule.
— Je pense qu'il avait l'air de savoir ce qu'il faisait.
Elle fronça les sourcils, insatisfaite une fois de plus. Il s’éclaircit la gorge.
— Il est temps d’y aller.
Elle hocha la tête à contre cœur.
Un bras sous les genoux, un autre derrière son dos, le corps de Lucia se souleva de son socle pour venir contre celui du médecin. Elle s'accrocha à son cou fermement. Le premier pas qu’il fit était incertain. Lucia remarqua qu’il n’osait plus prendre appui sur sa jambe blessée. Elle resserra ses bras autour de cou du jeune homme qui émit un gémissement plaintif. Son épaule écorchée maculait sa blouse blanche et elle réalisa à quel point il était mal en point. Elle commençait à douter qu’ils sortiraient vivants de cet hôpital.
Il porta la main à la poignée de porte et elle sentit son torse se gonfler d’air. Lui aussi n’était pas certains qu’ils s’en sortent en vie. Pourtant, il ne baissait pas les bras.
La porte s’ouvrit et la pénombre du couloir les accueillit dans une atmosphère lugubre.
Elle aurait préféré fermer les yeux pour ne pas voir les fantômes dans le corridor, mais il lui était impossible de seulement cligner des paupières. Les apparitions n’avaient pas l’air de les avoir repérés. À la place, ils déambulaient sans but , les yeux dans le vague, comme s’ils avaient oublié la raison de leur présence ici. Par moment, l’un traversait un mur épais, tandis qu’un autre s’enfonçaient dans le sol comme s’il était intangible. Le plus effrayant restait celui qui se tenait debout, immobile, le regard fixe, la tête tournée à cent quatre-vingt degrés telle celle d’une chouette. Sauf que ce n’était pas une chouette.
C’était leur chance de filer discrètement. Le médecin avança en boitant légèrement, prenant la direction de la porte des escaliers, profitant de l’obscurité pour leur échapper.
Alors qu’ils touchaient au but, un spectre se matérialisa devant eux dans un hurlement strident. Son aspect décrépi et son horrible mâchoire déboîtée s’imprimèrent dans la mémoire de Lucia comme le fantôme la dévisageait de ses yeux ronds et inexpressifs. Ses longs cheveux longs et noirs tombaient dans son dos, sales et emmêlés. Lucia distingua alors des traits féminins et, pour une raison qu’elle ignorait, elle eut pitié de cette femme morte.
Le poing du médecin vint s’enfoncer dans le visage du fantôme qui disparut dans une volute de fumée. Lucia se retint à son cou pour ne pas tomber, contractant ses abdominaux. Elle ne put retenir le cri de souffrance et la douleur était un tel supplice qu’elle manqua de s'évanouir. Le docteur Ardent ramena son bras dans son dos pour la soutenir et eut un mot d’excuse à son égard, mais elle n’écoutait plus que le battement de son cœur qui pulsait le sang dans ses oreilles.
Derrière eux, les fantômes se retournèrent d’un même mouvement dans une plainte sinistre. Ils convergèrent vers eux, les bras tendus en avant au bout desquels de longs doigts squelettiques se crispaient.
Le médecin enfonça la porte des escaliers et dévala les marches dans le noir total aussi vite que sa jambe blessée le lui permettait. Les cahots ravivaient toujours plus la douleur dans l’abdomen de Lucia, amplifiée par la démarche irrégulière du docteur et elle se retenait de hurler à chaque pas.
Encore quelques marches et la porte du parking se dessina devant eux. La maigre lumière verte du panneau EXIT clignota deux fois avant d’éclater au dessus d’eux. Le docteur ouvrit la porte du parking presque vide et sortit les clés de voiture de sa poche.
Une Ford Taurus noire répondit d'un clignotement bref des phares à quelques mètres des fugitifs et le jeune homme réduisit la distance qui les séparait en quelques pas.
Toujours agrippée autour de son cou, Lucia grimaça lorsque celui-ci la déposa lentement au sol avant de tirer sur la poignée de la portière copilote pour l’ouvrir.
— Montez.
— Où est-ce que vous m'emmenez ? s'inquiéta Lucia en prenant place sur le siège avec toutes les difficultés du monde pour faire taire son supplice.
— Chez moi. Sauf si vous avez une boîte de premiers secours pour traumas sévères, auquel cas vous m'indiquerez l'adresse et je nous y conduirai.
Lucia resta silencieuse tout en essuyant ses larmes séchées de ses joues, tandis que le médecin, sans attendre une réponse de sa part, referma la portière et fit le tour du véhicule.
— J'ai pas de boîte de premiers secours pour les traumas sévères…
Elle voulait juste rentrer chez elle et oublier tout ça.
Il s’assit à la place conducteur, enleva sa blouse qui le gênait et la jeta sur la banquette arrière. Au moment où il refermait sa portière, le fantôme au crâne trépané s’invita dans la Ford et referma ses mains glacées sur le cou de Lucia.
Posé sur ses genoux, intangible et froid, il pesait pourtant sur la jeune femme comme une enclume. L’étreinte du fantôme lui coupa le souffle et la douleur sur sa gorge se rapprochait de la brûlure de la givre.
Le docteur réagit dans l’instant, attrapant à son tour le cou de l’intrus.
Sa tête pivota vers le jeune homme au regard noir et le spectre disparut dans une complainte lointaine.
Le moteur de la voiture se mit à vrombir et celle-ci prit la direction de la sortie.
En dehors de ça, l'action dans ce chapitre était ouuuuf, vraiment haha, j'étais cramponnée au truc, j'attendais vraiment ce qui allait se passer. Puis le froid, les fantômes, plus personne, la femme araignée, l'arrivée du mec aux cheveux blancs, c'était vraiment hyper top ! Bref, j'ai passé une super lecture à lire cette partie
Oh, rien à voir, juste un point de détail : les albinos sont très très très blonds, mais ils ont pas les cheveux blancs comme on l'entend normalement style dans les mangas ou anime huhu ça fait juste blond hyper mega clair
Je suis contente que ça t'ait plu à ce point ! C'est pas évident à bien raconter toute cette scène d'action ! Mais c'est hyper fun à écrire quand même !