Je me réveille plus tôt que Rose car je dois aller en cours. Je la laisse dormir. Je me fais discrète et pars en laissant la porte ouverte. Dans le froid des rues je me sens légère. Je pense à Rose. Je pense à Éléphant. Je pense à ma jolie robe hier, et à mes chaussettes violettes aujourd'hui. Il y a de petites choses qui sont belles, tout de même, malgré tout. J’ai un peu d’espoir, et ça fait quelques jours que ça dure. C’est calme et déroutant. C’est bleu comme l’océan après la tempête.
Dans le métro, deux adolescents me jettent des regards insistants. C’est peut-être qu’ils font partie de ma classe – mais ils ne descendent pas au même arrêt que moi. Je me presse d’emprunter les escaliers avant que tout le monde ne m’y écrase. Au sommet je ne m’arrête pas, je marche vivement en direction du campus. Là aussi, je croise plus d’yeux posés sur moi que d’habitude. Un jeune homme me fait même un sourire, un autre glisse un chuchotement à son amie. J’entre nerveuse dans ma salle de classe, et m’assois sans plus lever la tête. J’ai trop peur. Je sais que je peux rester au premier rang, silencieuse, toute seule, et que pendant deux heures personne ne me dérangera si je ne me retourne pas.
Deux personnes viennent s’installer près de moi, non pas à une chaise d’écart comme les étudiants ont l’habitude de le faire, mais juste à côté. Surprise je relève la tête. Je découvre la fille qui posait des questions en amphithéâtre, et un de ses amis. Elle lance avec un grand sourire :
– Salut ! Moi c’est Diya. Et lui c’est Sohan. Tu t’appelles bien Estelle ?
Je bégaie :
– Oui, c’est ça.
– On pourra manger ensemble ce midi ? J’aimerais te parler.
Je n’ai pas le temps d’accepter qu’une autre personne nous rejoint et s’assoit à la dernière place libre près de moi.
– Salut, c’est bien toi qui as fait la vidéo où tu parles de la méduse ? Des animaux ?
– Oui.
– Je l’ai vue. Je n’ai pas d’animal mais mon meilleur ami si. Il va venir.
Le professeur entre dans la salle et nous nous taisons. En faisant l’appel, il me dévisage un peu trop longuement, comme si je lui disais quelque chose. Il commence son cours sans y faire plus attention. À côté de moi Diya me demande parfois des explications, que je lui donne sans hésiter. J’ai tendance à me sentir coupable dès qu’on m’adresse la parole, alors ça me rassure de lui être utile. Elle fait quelques réflexions sur le cours qui m’amusent. Les deux heures passent vite. À la fin, la salle se vide de tous ses élèves. Diya et Sohan s’éloignent, ainsi que l’autre étudiant. Je rassemble mes affaires une à une, et enfile mon manteau en tremblant un peu. Quand je relève la tête pourtant, ils m’ont tous les trois attendue.
– Tu viens ? On va au self !
J’esquisse un sourire effrayé.
– Je dois rentrer chez moi. Mon amie m’attend.
– Oh, d’accord. Quand est-ce qu’on pourra parler alors ?
– Ce midi quand même. Si vous voulez, proposé-je courageusement, vous pouvez venir manger chez moi. Ça n’est pas trop loin.
Diya et Sohan échangent un regard, puis acquiescent.
– C’est très gentil.
– J’espère que des pâtes ça vous conviendra.
– Ça sera toujours meilleur qu’au self !
Nous rions un peu. J’envoie un message à Rose pour la prévenir, que j’orne de fleurs pour la rassurer. Nous nous mettons en route. En prenant tout à fait conscience de la situation, je me mets à sourire. Je pense :
« Éléphant me fait vivre des choses inespérées. »
C’est Rose qui nous accueille. Je suis un peu gênée de faire entrer autant d’inconnus dans mon appartement. Comme ils me complimentent sur la décoration je me détends. Je les conduis au salon, où flotte Éléphant. Ils s’émerveillent. Elle cesse de se cogner contre le mur et se tourne vers moi. En sortant de la pièce elle m’effleure. Elle est comme moi, cette méduse : elle n’aime pas tant que ça la compagnie. Les trois personnes – j’ai appris le nom du dernier garçon, Gaëtan – s’installent dans le canapé, un peu à l’étroit. Je laisse Rose s’asseoir dans le fauteuil et m’appuie sur l’accoudoir. Céphée nous rejoint, certainement intrigué par le bruit. Il s’approche de Sohan et le dévisage un instant, puis va s’asseoir dans le carré de soleil que découpe au sol la baie vitrée. Rose demande :
– Qui a un animal ici ?
Diya et Sohan lèvent la main en même temps en répondant :
– Moi.
Ils échangent un regard complice, amusés. Diya précise :
– J’ai une vache. Sohan a un crocodile.
En imaginant leur aspect j’ai aussitôt envie de les rencontrer.
– Ils sont apparus au même moment que les vôtres, ajoute Sohan. Et ils leur ressemblent un peu. Au niveau des étoiles. Mon crocodile a des yeux mais ils sont entièrement noirs, je ne suis pas sûr qu’il soit capable de voir.
– C’était courageux de faire cette vidéo, lance Gaëtan. Je suis sûr que beaucoup de gens viendront.
– Tu n’as pas d’animal toi ?
Il secoue la tête. Il paraît très tranquille, très confiant. Il est assis nonchalamment, les bras sur le dossier et les jambes écartées. Il ferme même les yeux en répondant :
– Non. Mais mon meilleur ami si. Il habite à Toulouse.
– C’est loin.
– Il m’a envoyé votre vidéo. Je suis sûr qu’il vous a laissé un commentaire.
Rose et moi nous rappelons en même temps ce que nous devions faire cet après-midi. Elle ramène mon ordinateur et nous nous pressons de lancer notre vidéo. Nous poussons un cri de joie en découvrant qu’elle comptabilise plus d’un million de vues. Nous descendons dans l’espace des commentaires pour les lire, il y en a plusieurs milliers. Diya, Sohan et Gaëtan se serrent derrière nous, curieux. Chaque personne parle de son animal, du fait qu’elle viendra, qu’elle est rassurée. Certaines ont posté des photos des créatures, et d’autres prennent le temps de répondre aux commentaires. D’étranges échanges, bienveillants et stellaires, ont lieu sous notre vidéo. Rose prend ma main et la serre à l’en faire éclater, tant elle est heureuse. Sohan lance :
– Vous êtes même en tendance sur Twitter ! Des gens ont lancé un hashtag avec la date de rendez-vous, il y a des milliers de tweets.
Il nous en lit quelques-uns, nous montre quelques blagues qui ont été faites, quelques photos postées. Nous cherchons ensuite si la presse en parle, et trouvons quelques articles, mais les journaux font l’hypothèse d’un canular élaboré. Ça ne nous préoccupe pas beaucoup : ceux que nous voulons rencontrer, ceux dont nous avons besoin et qui ont besoin de nous, nous croient. Nous sommes impressionnées, et fières aussi, d’être à l’origine d’un tel mouvement. C’est inattendu et merveilleux. Diya nous félicite. Nous changeons peu à peu de sujet, tout en préparant le déjeuner. J’en apprends plus sur elle, Sohan et Gaëtan. Nous nous découvrons des points communs et nous plaisantons ensemble. Ça me fait du bien, quelque chose de si simple. Rose fait remarquer à Diya qu’elle aime bien ses cheveux (des tresses roses, toutes roses), et je suis un peu jalouse, parce qu’elle ne me l’a jamais dit. Après tout j’ai le crâne rasé. Si je ne ressemblais pas à un squelette peut-être me trouverait-elle jolie.
Diya, Sohan et Gaëtan repartent plus tard dans l’après-midi. Nous nous retrouvons seules, Rose et moi. Dans l’entrée, dans le silence, nous soupirons. C’est presque par instinct que nous nous étreignons, longtemps. Nous en avons besoin. Nous avons réussi. Nous n’avons plus qu’à attendre de partir, attendre de faire cette virée dont nous ne connaissons pas la destination. J’ai peur et hâte à la fois. Quand nous nous séparons nous sourions. Je lui demande si elle va rentrer elle aussi.
– Je ne veux pas dormir chez toi encore, ça me gênerait trop. Mais je peux rester encore un peu ? Je peux faire la cuisine et on regarde un film.
– Je vais t’aider. C’est une bonne idée.
Encore une fois ravie par la soirée qui se profile, nous nous mettons au travail tout en discutant. Nous ne pensons même pas à nous poser des questions, les mots nous viennent naturellement. C’est différent, j’aime bien aussi. Dans la cuisine aux murs orange, les fenêtres encadrent le ciel violet au-dessus des vieux toits du centre-ville. Les oiseaux sont endormis. Sous la bruine, les feux passent du rouge au vert, du vert au rouge. Mais ici, ici sous l’ampoule toute jaune, il fait bon et chaud comme à la plage. Demain nous partirons pour un très long voyage. Nous reviendrons quelques jours plus tard. Nous quitterons peut-être la ville pour plus longtemps encore. Comme nous serons ensemble, je ne m’inquiète pas. Il y aura toujours du soleil où va Rose.
(Dans le film l’actrice rase ses longs cheveux d’un geste puissant et féminin. Rose chuchote : « Qu’est-ce qu’elle est belle. » et plus tard, le temps que les deux phrases ne se rejoignent pas tout à fait : « Tu lui ressembles non ? » Je souris.)
L’histoire prend une tournure intéressante : Estelle s’ouvre aux autres grâce à Éléphant, mais aussi grâce à un certain courage qu’on lui découvre. Je n’aurait pas pensé que l’apparition de la méduse engendrerait un tel mouvement !
Il y a beaucoup de belles phrases pleines de sens. J’ai particulièrement apprécié celle-ci : « Il y a de petites choses qui sont belles, tout de même, malgré tout. » Quant à la relation entre Estelle et Rose, je la trouve décrite avec beaucoup de subtilité, c’est joli et doux.