A L É G R I A
Mon reflet n’est pas à la hauteur des enjeux de cet événement. Je ne ressemble à rien, trop maigre, un chignon minuscule et un visage légèrement hâlé. La cicatrice sur ma joue ne donne pas envie d’engager la conversation. Je suis repoussante.
Je défais mes cheveux pour élaborer une simple petite tresse. Je tente de rembourrer ma poitrine, mais ça ne tient pas et lance les morceaux de tissu sur mon lit. Il va falloir charmer par les mots.
Le bruit d’un attelage me parvient. J’écarte le rideau et reconnais le commandant. Un dernier coup d’œil sur ma tenue, un soupir de frustration m’échappe.
Une femme dans un corps d’enfant.
Je rejoins le commandant.
— Bonjour, Alégria.
— Bonjour.
Nous nous sourions. Le voir sans barbe est surprenant. Il me paraît bien plus jeune. Il me tend sa main que je saisis. Mes joues rougissent à ce contact. Il me tire pour m’aider à monter, puis je m’assieds à ses côtés. Nos corps se collent, et j’aime ce rapprochement physique. Le trajet se déroule en toute tranquillité, sans échange de paroles.
La cour a été décorée avec de nombreux arrangements de fleurs. L’attelage s’arrête, le commandant bloque la roue, quitte sa place et fait le tour pour me tendre sa main. Étonnée, je la saisis maladroitement et relève ma robe pour pouvoir descendre sans tomber.
Il manquerait plus que ça.
Je défroisse ma tenue, puis le suis à l’intérieur. Un banquet impressionnant a été dressé sur de grandes tables. Plusieurs habitants sont déjà en train de danser au centre de l’espace, entraînés par la musique de la flûte, du tambourin et d’un luth. Mon corps bouge légèrement en rythme.
Soudain, plusieurs regards se lèvent vers moi. La tension m’envahit et je recule, mais bute contre quelqu’un.
— Si tu veux quelque chose, bats-toi pour l’avoir, me souffle le commandant.
J’aimerais bien l’y voir...
— Allez, petite Hostim.
Une pression dans le bas du dos me pousse à avancer. Je déglutis avant de me diriger vers plusieurs personnes qui me fuient dès que j’approche. Je retente une dizaine de fois avec le même résultat. Des insultes me parviennent, certaines sont vraiment effrayantes : « elle devrait être exécutée à la place de son père ».
Abattue et peu rassurée, j’aimerais manger quelque chose pour me réconforter, mais vu ma position, je n’ose rien goûter. Mon regard s’égare sur une parure en or portée par une dame de haut rang. Si ce métal entre en contact avec la peau d’un hostim, c’est la brûlure assurée. Heureusement, c’est extrêmement rare d’en trouver, sinon, il est certain que nous aurions tous disparu, il y a dix ans. Je m’éloigne d’elle, poussée également par les regards mauvais à mon encontre. Mes pieds me portent sur une terrasse extérieure offrant une vue sur la ville.
Je m’agrippe au muret et ferme les paupières. Je n’ai plus rien à faire à Oktodur. J’ai toujours aimé ma région faite de paysages montagneux et je ne pensais pas la quitter jour.
Je me retourne pour partir, mais me retrouve face à une jeune femme que je reconnais immédiatement.
Éline Batz.
Ses cheveux blonds sont attachés en une épaisse tresse complexe qui arrive jusqu’à sa hanche, alors que son corps aux formes attirantes est mis en valeur dans une magnifique robe pourpre et blanche.
Son regard brun me poignarde. Je baisse les yeux, puis avance doucement pour me glisser entre elle et la sortie. Elle me pousse violemment et je recule d’un pas.
— Comment peux-tu avoir l’audace de venir ici ? Entre ces murs où ton père a volé la vie du mien ? N’as-tu aucun respect ? Aucun honneur ?
Je croise les bras autour de mon corps tout en secouant la tête.
— Je ne voulais pas vous offenser, m’excusé-je, les pupilles rivées sur le sol.
— Ta présence insulte toute la lignée des Batz.
— Je suis désolée… Je partais.
— Ne me prends pas pour une imbécile.
— Jamais ! J’ai bien compris où est ma place, et elle n’est plus à Oktodur.
Quelque chose de froid se glisse sous mon menton et me force à relever la tête.
— Je rêve de tuer le tien. De te prendre ce qu’il m’a enlevé. J’aimerais que tu souffres comme je souffre, au point d’entendre son rire au détour d’un couloir, avant de réaliser que ce n’est qu’un mirage, un souvenir qui disparaîtra.
Je déglutis et regarde le ciel, n’osant pas l’affronter. Je pourrais la détourner avant même qu’elle ne s’en rende compte, mais je ne peux pas me permettre que d’autres personnes soient au courant, et je suis trop déshonorée par l’acte abominable de mon père.
Après ce qui me paraît durer une éternité, elle retire la lame.
— Pars. Et ne reviens jamais.
Je hoche la tête, la contourne et me précipite à l’extérieur. Les portes franchies, je réalise que j’ai bloqué ma respiration et inspire désormais à plein poumon.
Je me mets à courir. Tout s’efface autour de moi. J’ai plusieurs kilomètres de marche jusqu’à la maison, mais ça m’est égal. Je veux m’éloigner du château, quitter la ville demain à l’aube.
Je vais disparaître, comme lui, comme ils le désirent tous.
Je franchis les remparts et me retourne vers la sculpture de Xyda. La colère que je ressens m’accable tellement qu’elle se dirige vers la créatrice J’aimerais la frapper, hurler qu’elle m’a abandonnée, mais rien ne sort.
— Alégria, m’interpelle-t-on en saisissant mon bras.
— Lâchez-moi ! me débats-je. Je m’en vais ! Laissez-moi !
— C’est moi. Calme-toi.
Je croise le regard ténébreux du commandant.
— Pourquoi tu es partie si vite ?
Un rire nerveux m’échappe.
— Parce que je n’y ai plus ma place.
— Je te pensais plus combative que ça, m’avoue-t-il en me libérant.
J’hésite entre le faire voler à plusieurs mètres de moi ou ouvrir un fossé entre ses jambes.
— Vous êtes sérieux ? Et d’abord, qu’est-ce que ça peut bien vous faire ?
Il me dévisage sans me répondre.
— C’est bien ce que je pensais. Personne en a quelque chose à faire de moi. Je ne suis que la fille d’un assassin !
Je me détourne et reprends ma marche.
— Attention !
Il me pousse violemment sur le côté et tombe avec moi. Un troupeau de cavaliers passe à côté de nous et s’engouffre dans Oktodur. Ils sont si nombreux qu’on ne peut les compter. Nous restons immobiles, sans échanger un mot tant le bruit est assourdissant et la poussière nous aveugle. Les mains sur mes oreilles, je garde les paupières closes.
Nous nous redressons quand il n’y en a plus. La herse se baisse jusqu’au sol.
— C’est quoi ce bordel ? vocifère le commandant.
Il avance jusqu’à la grille en métal et la secoue. Je ne sais pas ce qu’il espère obtenir, mais elle ne risque pas de bouger.
— Viens, nous allons à l’entrée nord.
— Pourquoi je vous suivrais ?
— Car ils pourraient très bien s’en prendre à toi. Il est clair que nous venons de nous faire envahir. Je suppose qu’ils sont passés par les quatre entrées.
Des hurlements s’élèvent dans les airs. Un frisson me parcourt.
— Je peux me défendre.
— Contre une armée ?
Peut-être pas.
Juste un petit point qui me chagrine, il la pousse parce qu’une horde de cavalier se pointe, mais pourquoi ils la voient arriver au dernier moment? D’autant que lors du passage, le bruit est assourdissant donc en théorie, ils auraient dû l’entendre avant de la voir, non?