Quand le murmure résiduel de la ville reprend sa respiration, quand rien ne vient troubler le silence sépulcral qui habite et comble les vides de cette antique nécropole, ni les cris saccadés d’un animal réveillé en sursaut, ni le ruissellement d’une poignée de gravas ricochant sur la façade dont ils se sont décrochés, ni les ondulations soyeuses de l’air, incarnation du Temps, qui s’infiltre partout et use également tout, j’arrive à percevoir le doux bourdonnement de mes Libellules. La première me filme par derrière, à une distance de 4 mètres, la deuxième est 5 mètres au-dessus de celle-là et la dernière est à 3 mètres devant moi, sur ma droite. Toutes sont braquées sur moi et le resteront quoiqu’il arrive. Au cas où l’espace dans lequel j’évolue ne permettrait pas une telle configuration, je les ai programmées pour qu’elles se rapprochent de moi en ligne droite, en suivant un axe dont je suis le centre. Pour cette transmission, un essai, j’ai fait au plus simple ; la mise en scène n’est pas l’objectif principal. J’ai demandé à ma Graine de ne pas me prévenir en cas de connexion d’un spectateur, afin de pouvoir me concentrer sur la recherche des enfants.
*
Je suis seul au fond d’un canyon hybride aux parois irrégulières de béton et d’écorce. Malgré mes pupilles dilatées au maximum, je devine mon environnement plus que je ne le vois. Je pourrais allumer les ommatidies de mes Libellules, mais je ne verrais alors plus rien à l’extérieur de ces faisceaux lumineux. Je préfère me fier à mon instinct et à mes sens ; j’aspire l’air frais par grands goulées nasales à la recherche d’imperceptibles phéromones, fais rouler mes doigts en cercles hypnotiques comme pour capter des ondes ou des énergies qui pourraient me mener jusqu’à Chris et Mélissa et surtout, bien entendu, je tends l’oreille et scrute à m’en faire mal aux yeux le creux des ombres dans le fol espoir de parvenir à séparer le noir de jais du noir charbon pour en voir surgir deux marmots apeurés.
La plupart des bâtiments parisiens sont presque impénétrables. Quand elles ne sont pas intégralement dissimulées sous un épais maillage de divers végétaux, les portes et fenêtres sont souvent solidement fermées. Briser sans équipement un double-vitrage est un défi dont peu sortent indemnes : la clinique de Tremble-la-Blanche compte une sous-section officieuse dont l’unique fonction est de panser les poignets bêtement foulés d’aventuriers en herbe qui ont cru pouvoir s’introduire dans telle ou telle ruine à la force du poing. Il est peu probable que les deux jeunes disparus aient tenté de, et encore moins réussi à, se faufiler dans l’une de ses forteresses naturelles. D’autant plus qu’à l’esprit ouvert et à l’œil attentif, la ville offre volontiers, sous de multiples formes, d’irrésistibles invitations : un pan de mur récemment écroulé, un portique renversé, un trou à taille humaine dans le filet de racines qui recouvre la ville. Ou une fenêtre ouverte, tout simplement ?
Je plisse les yeux pour m’en assurer mais il n’est point besoin de tergiverser pendant des heures : il y a bien une fenêtre ouverte au deuxième étage de ce bâtiment. La végétation l’a encerclée, jusqu’à former autour d’elle comme un cadre fait sur mesure, sans jamais empiéter sur son territoire ; il me semble même, tandis que je l’inspecte depuis la rue, la voir osciller légèrement sur ses gonds, comme si ceux-ci étaient encore dans leur prime jeunesse. Quand deux cents ans au moins ont passé depuis leur fabrication !
Étrange.
Je demande à ma Graine de rigidifier l’épiderme de ma combinaison d’entrave, juste de quoi diminuer suffisamment l’impact d’un coup de griffes ou de crocs pour que je ne puisse pas subir de blessure mortelle en cas d’attaque. Quelqu’un ou quelque chose vit ici depuis … toujours ? C’est la seule explication rationnelle. À moins d’être sollicité quotidiennement, le dispositif de rotation de cette fenêtre aurait dû s’enrayer il y a plus d’un siècle.
Mon cœur d’un coup bat la chamade. Et si j’avais trouvé des survivants de la Décennie Chaotique ?! Est-il possible qu’ils aient vécu si longtemps sans qu’on les repère ? Pourquoi pas. Cette rue est toute petite et Paris est si grande. Il y a tant de choses qu’on ignore encore, tant de lieux dont on n’a même pas encore égratigné la surface. À mesure que ces réflexions se forment dans mon esprit, je réalise l’inconscience dont nous avons tous fait preuve en y laissant deux enfants se promener seuls. Les 20 ans d’explorations d’Okto nous avaient fait imaginer que ces ruines étaient devenues notre terrain de jeu, un coffre à trésors sans fond et sans limite que nous croyions nous être réservé. Mais nous avions tort. Nous avons pêché par arrogance, nous nous sommes comportés comme les humains d’autrefois, nous nous sommes appropriés ce qui ne nous appartenait pas et peut-être que Mélissa et Chris vont devoir payer notre faute collective.
Je secoue la tête et grogne dans ma barbe.
— Pas si j’ai mon mot à dire dans cette histoire …
J’empoigne à pleine main un tronc de lierre géant et grimpe prestement jusqu’à cette mystérieuse ouverture où je suis accueilli par une bouffée de chaleur et une puanteur âcre étrangement familière. L’intérieur du bâtiment est plongé dans une obscurité d’une profondeur nouvelle si bien que je reste figé un instant, moitié accroupi sur le rebord de la fenêtre, moitié suspendu à une branche, saisi par la sensation vertigineuse qu’il n’y a rien de l’autre côté, en dehors de cette vilaine odeur, que du vide.
Bientôt, pourtant, mes yeux parviennent à s’accommoder de ces gluantes ténèbres et je distingue quelques fractions de paysage. Devant moi, au sol, mon ombre se découpe délicatement sur un plancher de bois. Quelques mètres plus loin, des reflets spectraux me signalent une porte vitrée, une armoire, une vieille horloge. Au plafond, un lustre vaniteux gâche ce tableau monochrome d’un miroitement gris sombre.
Je m’en détourne vite, de peur d’être ébloui, et oriente mon attention vers le parquet où je pose un pied avec précaution, modulant la pression que j’exerce afin d’étouffer au mieux la longue plainte stridente qui, en dépit de tous mes efforts, salue bruyamment mon atterrissage.
Alors que je parviens à m’accroupir et réintègre enfin une confortable et silencieuse immobilité, dont je tire l’impression rassurante, quoique peut-être trompeuse, d’être invisible, un petit « Ouh ! », court et sec, transperce l’air depuis une source située à une dizaine de centimètres tout au plus derrière mon oreille droite et résonne clairement dans la pièce. Après un bref silence au cours duquel les automatismes acquis pendant les cours d’Askeladd me permettent de me statufier intégralement, un « Ock ! » à ma gauche, beaucoup plus grave, lui répond.
En réaction à ce deuxième grognement, j’entends dans mon dos la sentinelle, auteure du premier avertissement, se détendre, rassurée ; par mimétisme, je vide mes poumons et abaisse mes épaules, imperceptiblement, quand soudain la nuit se met à remuer et me propulse au cœur d’une mer ondoyante de poils hérissés.
Ma vision a dû progresser d’un pas encore vers la nyctalopie car je distingue du coin de l’œil le contremaître qui a pris le contrôle des opérations. C’est un orang-outan de belle taille ; appuyé sur ses phalanges, il m’observe avec calme et sévérité, à la façon d’un vieux professeur guettant la prochaine incartade du cancre de service.
Comme il ne semble pas avoir l’intention de me sauter séance tenante à la gorge, je prends le temps, cependant qu’il délibère sur mon sort, de détailler mon environnement, dont je distingue maintenant la plus grande part. Il me faut une bonne dose de volonté pour réprimer le soupçon de panique qui s’empare de moi quand je réalise l’ampleur du foutoir dans lequel je me suis allé me fourrer. Du sol au plafond, en passant par le lustre sur lequel j’étais si vite passé, l’appartement est rempli d’orangs-outans. Il doit y en avoir une bonne cinquantaine, étalés çà et là, les bras en croix sur le plancher ou agglutinés en grappes les uns sur les autres contre un mur, une porte, une table renversée, enlacés en famille dans un fauteuil pelucheux, pendus à la tringle à rideaux, jusqu’à un bébé qui est allé se pelotonner au creux du tiroir ouvert d’une antique commode en bois noble. Tous ont été plus ou moins extirpés de leur torpeur par l’échange entre la sentinelle et son supérieur et grognent ou s’étirent avec mollesse, certains tournant déjà la tête vers le contremaître dans l’attente d’autres instructions.
Il faut que je m’enfuie de là immédiatement ! Avant que la tribu entière ne soit tout à fait réveillée. Si je me fie à ce que Iori nous a montré hier, n’importe lequel de ces bestiaux est à lui seul deux fois plus fort que moi. Si j’avais le malheur de les exciter, les quelques guerriers du groupe me démembreraient en un clin d’œil. L’affrontement n’est pas une option.
Je peux essayer de sauter par la fenêtre pour détaler ensuite aussi vite que mes jambes le permettront. Je crois savoir que les singes sont des animaux possédant un sens aiguisé du territoire ; à l’instant où je sortirais de celui de cette horde, ses membres devraient abandonner la poursuite.
Je commence à bander les muscles de mes cuisses quand une pensée m’interrompt dans ma préparation. Et si Mélissa et Chris sont à l’intérieur ? Est-il possible qu’ils soient retenus captifs dans une autre salle ?
Droit devant moi, un couloir s’enfonce dans les entrailles de l’antre pour aboutir, quelques mètres plus loin, sur une porte entrouverte. Une demi-douzaine d’orangs-outans endormis, affalés dans le passage, m’en barrent l’accès.
Je jette un coup d’œil au contremaître, qui semble s’être désintéressé de moi. Posé sur son postérieur, il se gratte le coude en faisant des grimaces à un comparse imaginaire. Autour de lui, ses sbires ont profité de l’absence d’ordre de sa part pour sombrer à nouveau dans les bras de Morphée. Peut-être ai-je eu tort de m’inquiéter ? Peut-être qu’à l’instar du gorille qu’a rencontré Iori, ces singes-là n’ont jamais eu affaire aux hommes et ne les perçoivent pas comme une menace.
Mieux vaut tout de même procéder à mon exploration avec prudence. J’aimerais appeler Mélissa et Chris mais j’ai peur, en dévoilant ma voix humaine, de faire réagir la meute. Je n’ai pas d’autre choix que d’y aller.
Je demande à ma combinaison d’entrave de former un coussin d’air autour de mes mains et de mes pieds, de façon à réduire encore le risque de faire du bruit, et commence à me diriger à quatre pattes, très lentement, un point d’appui après l’autre, vers le fond de l’appartement.
Au moment d’enjamber mon premier primate, j’hésite un instant : je manque de céder à la tentation de me pencher sur lui et de le détailler, de toucher son épaisse toison rousse, d’entrouvrir ses babines pour dévoiler ses crocs, de tester la résistance de ses muscles ; l’occasion ne se représentera pas de sitôt … Mais le contremaître lance un bref « Ock ! » que j’imagine être un rappel à l’ordre, et je poursuis ma route sans plus forcer le destin.
Dans le couloir, dégoulinant de sueur tant je dois me concentrer, je manque d’éclater de rire, de tension, devant un jeune singe qui roupille comme un bienheureux, la bouche grande ouverte, comme le fait toujours ma petite sœur. Je prends une note mentale de penser à lui montrer l’image et me force à respecter un rythme lent de respirations profondes afin d’évacuer un peu la pression.
Trois minutes plus loin, tandis que je suis parvenu, à force de m’appliquer à imiter la marche fluide des paresseux, à me plonger dans un état méditatif profond, j’atteins enfin la porte et me faufile prudemment dans son embrasure.
Les gamins ne sont pas là.
Peut-être est-ce dans un souci de me faire réintégrer un semblant de réalité que mon cerveau m’offre cette première pensée rassurante, terre-à-terre, absolument décalée en termes de réactions normales face à ce que je vois, dans le but de m’aider à poser des bases saines sur lesquelles construire une scène cohérente à partir de briques d’invraisemblable.
Bien sûr, il y a elle, la mère de tous les orangs-outans, une montagne de fourrure dont émergent deux indescriptibles mamelles, deux gourdes flasques de cuir, suffisamment vastes pour y glisser un enfant de dix ans, fermées par des tétons de la taille d’un pis de vache. Bien sûr, il y a cette colossale monstruosité, aux allures de matrone poilue, qui, même dans cette salle de belle proportion, semble occuper tout l’espace. Mais le décorum qui l’entoure est presque aussi saisissant : je suis dans un temple dont elle est la déesse.
Au pied de l’empilement de coussins et de branchages sur lequel elle trône, ses fidèles ont déposé une multitude d’offrandes : le butin, à n’en pas douter, de leurs raids quotidiens dans Paris. À côté des fruits, des tiges de bambous, des chenilles géantes, destinés à nourrir l’ogresse, je trouve des trophées beaucoup plus improbables : des piles de vieux bouquins, des lampes, des chaussures, un escabeau, un écran de télévision, des haltères …
Alors que je suis plongé dans l’étude de ce coffre à trésors enfantin, une main de la taille de mon torse sort de sous un tapis de lierre, à un mètre de moi, m’arrachant au passage un hoquet de surprise, et traverse mollement les airs jusqu’à l’autre bout de la chambre pour aller fouiller dans le fatras d’objets qui en jonche le sol. Le bras de la guenon reste suspendu là un instant, devant mes yeux ébahis, tel un tentacule de baobab recouvert de mousse orange, séparant en deux l’intégralité de mon champ de vision, avant de se replier sur lui-même. Il est suivi quelques longues secondes plus tard par cette paluche impossible, refermée désormais sur une statuette en bronze que le singe vient placer devant son visage pour une longue inspection.
C’est une gracieuse nymphette, presque nue, dont la silhouette élancée est soulignée par une mince couche d’écailles végétales finement ciselées. Cette couverture timide glisse de la naissance de ses reins jusqu’à la base de sa poitrine, ne dissimulant absolument rien de ses charmes, qu’elle offre par ailleurs avec générosité au spectateur, soudain privé de sang, en cambrant sa colonne vertébrale dans une position aussi artificielle qu’évocatrice.
D’un geste désinvolte, l’orang-outan la propulse par la fenêtre hors de son royaume.
Quelques secondes plus tard, en entendant le fracas effroyablement distant de la statue percutant le goudron, elle émet un genre de renâclement guttural, aux basses si fortes qu’elles font trembler l’immeuble sur ses fondations, avant de s’affaisser tout entière, comme si la déception provoquée par cet indigne présent lui avait ôté l’envie de vivre.
Un silence angoissant s’installe durant lequel j’essaye de réfléchir à la meilleure attitude à adopter.
Étant donné le sort réservé par la maîtresse des lieux aux objets inanimés qui lui ont déplu – et rien ne garantit que le destin des bibelots élus soit préférable – mieux vaut peut-être ne pas tenter de se fondre dans le décor et se comporter plutôt sans ambiguïté comme un être bien vivant. D’un autre côté, la gigantesque guenon semble osciller, comme tous les membres de sa suite, entre somnolence et léthargie ; bouger pourrait la réveiller et je ne suis pas certain de me sentir de taille à survivre à une rencontre avec ce singe-là en possession de ses pleines facultés.
Par ailleurs, j’ignore où sont allés disparaître ses terribles bras. Avant de commettre le moindre pas, il faudrait que je m’assure – tâche compliquée dans la pénombre ambiante – que je n’irais pas trébucher illico sur l’un d’eux, au risque de me voir attrapé, jugé puis violemment défenestré ou pire, enfoui sous une aisselle aimante jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Je pourrais faire demi-tour et disparaître, bien sûr, maintenant que je me suis assuré que les enfants ne sont pas ici. Mais une envie irrépressible, une idée folle, de cette folie si commune aux gens de notre époque, s’est saisie de moi à la vue de la patte immense de l’orang-outan. Alors je reste et fouille les ténèbres à sa recherche, répondant, au mépris du danger, à l’appel irrésistible de l’expérience et de la connaissance.
Quand je la trouve enfin, les ronflements de sa propriétaire ont atteint un tel volume sonore et une telle régularité que toute anxiété m’a quitté : la voie est assurément libre pour que l’humanité progresse encore d’un pas.
Je sors deux sensilles de ma besace et les place délicatement sur le pouce et au centre de la paume ouverte du primate, ainsi que Iori l’a fait sur son gorille la nuit dernière, puis demande à ma Graine de copier la démarche de mon mentor pour connecter le singe à l’Arbre.
C’est fait.
C’est aussi simple que ça.
Une connaissance partagée sur l’Arbre par l’un d’entre nous est immédiatement accessible à tous. Quelle fonction fabuleuse avons-nous là acquise !
Je prends le temps de calmer les battements de mon cœur. Me voilà sur le point de faire un nouveau saut vers l’inconnu. Après Iori, pour ma deuxième Immersion : la déesse de la fertilité des orangs-outans, en plein sommeil ! Rien de moins.
Je m’allonge sur les oreillers à côté d’elle, puis demande à ma Graine.
— Connecte-moi, s’il-te-plait.
En guise de réponse, l’ensemble de mes perceptions disparaissent.
Comme je l'ai dit auparavant, j'avance doucement mais sûrement! J'ai beaucoup aimé ces derniers chapitres. Ils sont plein de bonnes idées, et c'est cool d'imaginer Paris reconquise par la nature et les orangs-outans!
Bref, j'aime toujours autant ton histoire et ton écriture est toujours aussi propre!
Ben
Merci Ben !