Chapitre 11

Par Gaspard

Je suis étendu sur mon dos et je regarde le ciel.

Derrière l’écran clairsemé d’un toit de branchages chahutés par le vent, de gros nuages cotonneux roulent vers l’horizon, me protégeant par intermittence de l’éclat du soleil. Quand aucun obstacle ne vient s’interposer entre lui et moi, je plisse les yeux, pour me protéger de l’aveuglement, jusqu’à ne plus percevoir que de fins rayons de lumière, un rideau multicolore sur lequel naviguent des tâches indéfinies, petits asticots transparents, moucherons agiles ou gouttes de nectar se diluant dans l’eau. La mosaïque évolue au rythme lent des mouvements de ma tête, que je laisse suivre une trajectoire douée de volonté propre.

À l’exception de mon cou et de mes paupières, je suis complètement immobile.

Je me sens lourde.

Je me sens présente.

J’ai agréablement chaud.

J’entends mes enfants s’activer autour de moi. Je sais qu’ils sont tous là sans avoir besoin de les voir, je reconnais leurs cris et leurs odeurs : fleur de nénuphar mouillée pour celui-ci, un mélange de poussière et de fruits gâtés pour celui-là. Le plus vieux commence déjà à puer le petit mâle ; je peux le repérer depuis l’autre côté de notre domaine. En revanche, le plus jeune, qui passe la plupart de son temps accroché à moi ou aux autres mamans, échappe parfois à ma surveillance. Il porte encore sur lui quelques traces de son origine, de mon ventre et de mon sang. Ce sont ces essences capiteuses qui souvent m’aident à le retrouver parmi ses camarades.

Il est bien là. Quelque part auprès de ma main postérieure droite, à côté du tronc à termites. Son odeur se mêle à celles de la forêt, à l’âcreté de nos fourrures trempées de sueur, aux enivrants effluves des rigoles de sève dévalant les rides creusées par le temps dans l’écorce des grands arbres, aux chatouillements fleuris du pollen hétéroclite éjaculé par mille fécondes plantes et aussi à cet autre parfum, si familier et si étrange, comme blanc, dépourvu de profondeur ou de signification. Un parfum éphémère, presque caché. Un parfum sans histoire et qui pourtant soulève au fond de moi comme une sourde vague d’angoisse.

Un parfum d’humain !

J’essaye de me redresser mais mes membres sont trop pesants et alors que je suis clouée au sol, impuissante, le ciel tombe.

À une vitesse vertigineuse, il se referme sur moi, jusqu’à devenir un plafond peint en bleu et blanc sur lequel courent de vieilles craquelures.

Je découvre en les suivant des yeux que je peux de nouveau bouger ; je suis dans une cellule dont le sol dur et froid a été chichement saupoudré de quelques brins de paille. À ma gauche, je peux voir au travers d’une grande vitre d’autres animaux agités, prisonniers comme moi derrière des parois de verre. À ma droite, un mur opaque. Il est percé d’une petite fenêtre qui donne sur l’extérieur mais que traversent trois barreaux noir.

Une clameur inquiétante se fait entendre par là. Des hurlements, des injonctions, des pétarades, des galopades … Où sont partis mes enfants ? Je ne les entends plus !

Je fais un tour sur moi-même, paniquée, et vois la trappe qui permet de sortir dehors, vers la zone de jeu. Je m’y précipite, sûre d’y retrouver mes petits, et déboule, toutes dents dehors, au milieu d’une scène d’apocalypse.

Le zoo a disparu pour laisser place à une rue bordée d’immeubles dont les façades s’élèvent à perte de vue, si haut qu’elles semblent se rejoindre en leur sommet. L’horizon est une ligne verticale rougeoyante qui me donne l’impression de progresser vers moi, en rythme avec les pulsations de mon cœur. On dirait un mur mouvant de flammes déchainées.

Un sanglot étranglé me fait faire volte-face ; j’ai reconnu la voix de mon petit dernier. Il est là, à trois pas de distance, affalé au sol dans une position étrange, comme si une partie de son corps et de ses poils s’étaient mêlés au goudron de la rue. Il lutte de toutes ses forces pour se libérer, en poussant des appels à l’aide déchirants, mais ses bras sont trop malingres pour le soustraire à sa prison.

Devant lui, se dresse un humain que je reconnais : c’est l’horrible statuette dont je me suis débarrassée plus tôt. Bien qu’elle soit restée bloquée dans cette position absurde, projetant ses fesses en arrière comme une femelle en chaleur, sa peau est désormais blanche et son visage tordu par une grimace sadique. Elle tient entre ses mains une brindille de bois sombre dont jaillissent de temps en temps des arcs de foudre. Cet objet aussi m’est familier : c’est un faiseur de morts.

Je vais me jeter sur eux quand je réalise que le mur auquel ils sont adossés est en réalité une montagne de cadavres. L’immense majorité d’entre eux sont des humains mais, çà et là, je repère des tâches rousses qui ne peuvent être que mes congénères.

À mesure que mon regard navigue de l’un à l’autre, mon horreur va grandissante : je les connais tous, ce sont mes frères, mes sœurs et mes enfants. Ils sont tous là, tous morts, figés dans des postures grotesques, leur mobilité arrachée par la jalousie meurtrière de cette idole de bronze.

Je hurle de rage et la rue entière, cette faille funèbre, tremble sous la violence de ma colère. Je dévoile mes crocs à l’ignoble poupée qui menace la chair de ma chair, mon ultime parent, et me précipite sur elle.

Alors que je la percute de tout mon poids et sens ses os fragiles être pulvérisés par ma charge, un éclair fuse sur mon côté gauche.

Aveuglée, je titube un instant, m’appuyant sur le crâne brisé de mon ennemi pour rester debout et tâtonne vers mon fils en l’appelant à m’en rompre les cordes vocales.

Bientôt, je le sens. Ce fumet quasiment indétectable que j’aime tant, sur un autre que moi. Mon ventre et mon sang … Auquel se mêle la puanteur infecte des poils et de la peau brûlés, des viscères à l’air libre.

Je fouille l’espace dans cette direction et deux petites mains se posent sur la mienne, sur mon pouce et à l’intérieur de ma paume.

Au prix d’un effort considérable, je parviens à écarter un peu mes paupières.

Derrière la mosaïque en symphonie de rouge que compose la lumière prise dans mes cils baignés de larmes, mon bébé me dévisage de ses grands yeux écarquillés. Mais il ne me voit déjà plus.

 

*

 

La trame de mon rêve se désintègre d’elle-même, comme dissoute dans le courant tumultueux de mes émotions.

Je cligne des yeux en regardant le plafond, hébétée, le thorax comprimé et le cœur battant. Ahurie de la puissance de ce songe, et perplexe ; il y avait si longtemps que je n’avais pas fait de cauchemar. Qu’est-ce qui a pu provoquer un tel déferlement de terreur et de haine en moi ? C’était si réel, si poignant !

Je sens encore l’odeur des hommes, qui s’était pourtant envolée de la ville depuis de longues décennies. Je sens encore les petites pattes de mon enfant posées sur la mienne.

Je la lève et l’amène devant mon visage.

Qu’est-ce que ...

Derrière ma main, je distingue une silhouette dont le contour me fait frissonner. Allongé sur mes coussins, juste à côté de moi, feignant d’être endormi dans je-ne-sais-quel sombre dessein : un homme !

 

*

 

Ma conscience réintègre mon corps au moment même où l’orang-outan m’attrape par le torse. Trop tard pour rouler sur le côté. J’attrape deux doigts qui se croisent sur mon ventre et tire de toutes mes forces, sans la moindre conséquence. Impossible de me soustraire à cette poigne de titan qui me coupe le souffle.

Je suis déjà à un mètre du sol quand je pense à orienter mon esprit vers ma combinaison d’entrave.

300 kilos !

Je retombe brutalement sur le tapis de coussin.

0 !

Je me relève d’un bond. Du coin de l’œil, je vois que le singe, surpris de ma soudaine prise de poids, a levé les bras au plafond. Mais sa rage ne va pas tarder à revenir.

Je plonge ma main dans l’amas d’offrandes et saisis le premier objet solide que je rencontre. J’ai tout juste le temps de l’extraire de sa gangue de détritus et de le brandir devant moi qu’une patte vient essayer de me faucher sur le côté.

100 kilos !

Campé sur mes jambes bien fléchies, tous mes muscles bandés au maximum, je parviens à supporter le choc. Le manche d’aspirateur que j’ai utilisé pour parer le coup est plié en deux mais peu importe, il a fait son office. Voilà deux fois que je résiste aux assauts de la géante. Désormais, elle se méfie de moi. Elle a peur. Elle hésite. Il ne m’en faut pas plus.

0 !

Je me précipite vers la porte, dans le couloir, et sens mon sang se glacer. Les fidèles ont été réveillés par le vacarme. Devant moi, se dessine à contrenuit une horde hirsute que trouent une douzaine de paires d’étoiles assoiffées de vengeance. Je ne pourrais jamais les passer.

Pas le temps de réfléchir, ni de rester en place. Je fais demi-tour et retourne dans le sanctuaire où je trouve la déesse dans une position étrange. Elle est appuyée de tous son poids sur son coude droit et sa main gauche gratte le mur désespérément, à la recherche d’un appui pour se relever. La pauvre n’avait pas dû bouger de son trône depuis des mois, peut-être des années … Ses jambes sont incapables de porter sa considérable masse.

C’est ma chance ! Pourtant, avant de courir jusqu’à la fenêtre, le temps d’un battement de cil, je considère l’idée d’aller aider la vieille guenon. Je suis venu la déranger chez elle sans raison, je lui ai remémoré des souvenirs terriblement douloureux et maintenant ça ? Mais sa tribu me poursuit et elle m’aura démembré avant que j’aie pu faire quoi que ce soit pour leur mère. Il ne me reste plus qu’à prier pour que ses guerriers soient capables de la remettre à sa place.

À l’extérieur du bâtiment, un épais treillis de lierre m’attend diligemment pour une descente pressée et facile. Arrivé en bas, je lève les yeux, prêt à détaler au moindre signe de poursuite, mais bien que moultes cris se fassent entendre, aucun crâne de primate ne vient se découper dans l’ouverture. La priorité est visiblement ailleurs.

Par prudence, je m’éloigne tout de même sans tarder, en direction de la statuette qui, couplée à mon odeur, a fait si forte impression à l’orang-outan. Sur le chemin, des objets en tous genres sont éparpillés, souvent en miettes, mais aucun signe de Mélissa et Chris. C’est déjà ça.

Finalement, j’atteins la nymphette. Quoi qu’éraflée aux divers points d’impacts avec la chaussée lors de son vol plané, elle est toujours en un seul morceau. Son visage est intact. Elle a un regard mutin et un sourire malicieux, une expression équivoque dans laquelle on peut lire une joyeuse innocence comme une cruauté un peu perverse. En l’exagérant à l’extrême dans ce sens-là, je comprends comment le singe en est arrivé à imaginer la grimace hideuse et maléfique que la statue arborait dans son cauchemar.

Je sors un long morceau de tissu de ma besace et la noue sous la poitrine de la nymphette puis autour de mon épaule, pour la porter en bandoulière. Elle me servira de rappel de l’existence de cette ambigüité chez les hommes, de cette ubiquité qui a fait tant de mal aux civilisations précédentes et que nous portons encore tous au plus profond de nous. Tant que nous serons humains, la cruauté ne nous sera jamais absolument étrangère. C’est sans doute grâce à cela que j’ai pu m’en sortir indemne ce soir, parce que la guenon était encore sous le choc de la violence gratuite dont nous avions été témoins dans son rêve, quand j’ai su m’en détacher dans l’instant. Quand je lui ai résisté, je l’ai terrorisée. Je l’ai même blessée, sans doute, en grattant les vieilles cicatrices du temps où elle était impuissante face aux hommes.

Je me retourne vers elle, vers la tanière aux orangs-outans, et m’incline cérémonieusement.

— Je suis sincèrement navré de vous avoir dérangés. J’espère de tout mon cœur que vous saurez rapidement vous remettre de mon incursion dans vos vies. Je vous aime. Je suis désolé. Pardonnez-moi. Merci.

En relevant la tête, mon regard s’arrête sur une de mes Libellules dont j’avais complètement oublié la présence. J’ai tout enregistré !

À cette pensée, une vague monumentale de lassitude s’effondre sur moi. Je suis crevé. Je demande à ma Graine de mettre fin à la transmission puis m’allonge par terre et ferme les yeux.

Il faut que je récupère.

Rien qu’une minute.

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