Chapitre 9

Par Gaspard

Je repère la haute silhouette de Senga, plantée au milieu de la large piste d’atterrissage en laquelle a été transformé le Champ-de-Mars alors que je suis encore à cent mètres du sol. La nuit est claire mais la Lune trop peu présente n’offre rien de mieux qu’un halo fantomatique à la scène et Paris semble recouverte d’une fine couche de cendre. Les ruines envahies de plantes grimpantes forment depuis cette hauteur, dans cette pénombre, des entrelacs tentaculaires grisâtres et disgracieux ; on dirait la cervelle pourrissante d’un géant exposée à ciel ouvert et dont les murs sensibles se seraient écartés d’instinct, de peur ou de dégoût, de cet homme qui m’attend, immobile. La scène, sinistre, m’arrache un frisson dont l’écho saccadé rebondit bientôt sur les parois de Foam.

La descente s’effectue en douceur. En adoptant une forme peu aérodynamique au cours des dernières minutes de vol, ma Spore a atteint une vitesse suffisamment faible et une altitude suffisamment basse pour projeter son ancre : un long faisceau de robustes filaments qui tombent jusqu’au sol et que Foam traîne derrière elle, à la fois pour achever de se freiner et pour tester sur une large zone la fertilité de la terre dont elle se servira pour renaître. À 30m du point d’impact, ma Spore déploie ses trois « jambes », des appendices souples et résistants qu’elle plante devant elle puis arrache à la terre dans une course au galop pour me déposer aux pieds de Senga le plus doucement possible. Toutes ces métamorphoses successives ont exigé de Foam une telle dépense d’énergie qu’il n’en reste presque rien mais, sur un mycoport aussi fréquenté que celui-ci, elle sera reconstituée et pleinement opérationnelle en deux heures à peine.

Je fais un pas chancelant vers mon ami, dont je découvre qu’il me tourne le dos. De minces filets de vapeur argentée s’élèvent en tourbillonnant de ses épaules et de son crâne, soulignant dans le noir son imposante carrure. Sans le voir, je l’imagine bras croisés, son menton appuyé sur une de ses mains, le regard perdu dans le lointain, au-delà de la carcasse allongée de la Tour Eiffel et des décombres du Trocadéro, vers un horizon ignoble où il serait la cause de la mort de deux enfants, figé en une statue de bronze que Cornelio de Vega aurait appelée « Le souci ».

Je viens à sa hauteur et lui pose une main compatissante sur l’omoplate.

— Dis-moi où vous n’êtes pas encore allés.
— Ici.

Senga se tourne vers moi et alors que ses yeux étincelants se posent sur moi, je constate avec plaisir que, loin d’être en proie au désespoir, mon ami brûle de détermination. La vision que j'avais eue en le contactant un peu plus tôt me revient en mémoire. Le professeur de Chris et Mélissa maîtrise le maelström infernal qui lui retourne les entrailles, il le digère, s’en sert comme combustible ; jusqu’à ce qu’on les ait retrouvés, il carburera au tourment.

— J’ai envoyé les premières équipes le plus loin possible puis réparti les suivantes un peu partout dans la ville. Huni et Amandine ont déjà commencé à ratisser ce quartier.
— Huni est là ?
— Huni, Amandine, Isaac, Florent, Jin … Tous les copains sont venus.
— Alors on va les retrouver rapidement.
— Oui.

Je fais mine de partir dans une direction, m’attendant à ce que Senga me dévie dans le bon sens mais celui-ci ne frémit même pas d’un cil. Malgré l’urgence du moment, son regard reste imperturbablement fixé sur moi. C’est un regard que je connais par cœur : celui que le professeur donne à ses élèves quand ceux-là essayent de lui cacher une bêtise qu’il les a distinctement vus commettre.

Un peu fâché, je reviens me placer devant lui. Le moment me semble pourtant peu approprié pour une confession mais puisqu’il semble y tenir, je m’exécute. Je lâche le morceau sans préambule.

— Quand je discute avec toi ou un autre via nos Graines, je distingue votre paysage mental sous la forme de visions oniriques.
— Comme les Sceptiques.

Il ne semble pas surpris. Sans doute était-il déjà arrivé à cette conclusion de lui-même. C’est à mon tour d’être contrarié.

— Tu étais au courant de ça ? De la télépathie, de l’examen ?
— Bien sûr … Pas toi ?
— Mais non. Je n’en avais jamais entendu parler ! Depuis quand le sais-tu ?

Mon ami prend le temps de réfléchir à la question.

— Depuis toujours, je crois. C’est un sujet fréquent de conversation et de débat à la maison.
— Vraiment ? Pourquoi ne m’en as-tu rien dit ?

Senga hausse les épaules, l’air décontenancé.

— Je ne sais pas. Je suppose qu’on n’a jamais dû aborder le sujet sous cet angle-là. Sinon je te l’aurais dit, évidemment.

Ainsi mes parents disaient vrai : il n’est point besoin qu’une vérité soit dissimulée pour qu’on ne la rencontre pas. Sans doute est-ce la raison pour laquelle nous sommes tous éduqués comme des chercheurs : pour nous donner le goût de découvrir et nous apprendre qu’une information est un trésor qu’il convient de débusquer. L’envers de la médaille du partage libre du savoir est qu’il faut toujours le recevoir avec gratitude ; quand bien même on serait le dernier sur Terre à être mis au courant d’une nouvelle, notre perception personnelle du monde ne s’en trouve pas moins agrandie d’avoir perdu cette ignorance-là.

— Tu dois avoir raison, Senga. On en parlera plus tard. Dis-moi plutôt dans quelle direction tu as besoin que j’aille ?
— Tu partais dans le bon sens tout à l’heure. Je t’ai confié le petit triangle entre l’École Militaire, le Pont de l’Alma et la Tour Eiffel. Je m’occupe de la moitié sud du Champ-de-Mars. Fouille partout où tu peux aller, tous les immeubles dans lesquels tu peux facilement entrer, les jardins, les musées … Tu as de quoi t’occuper jusqu’à demain matin sans problème. J’ai commencé sur l’Arbre une carte que tout le monde remplit au fur et à mesure. Voilà au moins une bonne chose qui découlera de cette horrible nuit : nous allons avoir un plan de Paris d’une précision démoniaque !
— Et si je vois quelque chose, je préviens tout le monde. Pas de problème. Bravo, mon pote, tu as tout fait comme il faut. On va vite les retrouver, tu vas voir.

Senga me lance un sourire qui oscille entre la reconnaissance et la raillerie avant de s’éloigner à grandes enjambées.

Je me retourne pour faire face au quartier dont j’ai la responsabilité. Un mur noir de titans aux formes incertaines et menaçantes se terre dans la pénombre ; chaque immeuble pose en monstre lovecraftien, ses fenêtres, trous béants sur rien, sont autant d’yeux morts qui me toisent, les lianes qui les recouvrent des tentacules qui rampent vers moi, obéissant à l’ordre gémissant que leur susurre le vent s’immisçant dans un millier de fissures de me capturer : « Que sa chair soit bien juteuuuse encore, que ses os soient bien crrraquants, et sa cervelle bien rooose ! »

Je m’y engouffre résolument, goûtant en connaisseur la jouissance de sentir ma détermination d’homme trancher son passage dans mes terreurs d’enfant.

Quelques pas à peine à l’intérieur de ma première rue, je lance en l’air trois Libellules, du même modèle que celui dont se sert Iori pour filmer ses transmissions, et les connecte à l’Arbre. Je suis en direct.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez