Chapitre 10

L’aurore se levait aussi sur le désert. Les sables et les roches rosissaient à la lumière du point du jour, mêlant les couleurs du matin aux ombres brunes des reliefs encore plongés dans la nuit. Ébloui par les rayons fulgurants, Marjolin s’arrêta pour souffler et posa le corps inanimé d’Urbino sur le sol. Il repensa à sa dernière excursion chez Juliette. La vision de la jeune femme caressant le loup du gamin et celle du théorbe avaient déclenché en lui une vague d’émotions contradictoires. Elle et son fidèle Adriel ne faisaient rien, ils attendaient que la fumée sorte du château. Il les enviait, le cœur empli de colère et de frustration.

 

Spitz était fatigué. Depuis un bon moment, il traînait loin derrière, il n’arrivait plus à suivre le rythme infernal imposé par Marjolin. Ils avaient marché longtemps dans la nuit noire depuis leur départ de Coloratur. Les misérables chaussures du gamin supportaient mal de fouler le sol caillouteux de l’ancien désert. Les semelles avaient cédé sous l’effort, ses pieds étaient écorchés et en sang. Plusieurs fois il tomba sur ses genoux dont la peau était désormais à vif et sanguinolente. Spitz ne faisait plus le fier comme lorsqu’il avait accepté de partir avec Marjolin. Il se sentait vulnérable et tout petit dans l’immensité de la plaine qu’ils traversaient. Près de lui, il entendait des serpents et autres bêtes répugnantes ramper furtivement sur le sable. Les scorpions en particulier le fascinaient par l’étrangeté de leur corps. Dotés de puissantes pinces à l’avant, et surtout d’une queue en forme de collier de perles, relevée et terminée par un dard venimeux, ils possédaient aux yeux de Spitz une puissance surnaturelle car ils avaient le pouvoir de tuer. Jusqu’à ce jour, il avait souvent imaginé en capturer pour les abandonner dans les lits ou les bottes des gens dont il voulait se débarrasser. Il ne regrettait pas en cet instant de ne l’avoir jamais fait car ces bêtes monstrueuses paraissaient trop imprévisibles. Elles auraient pu le piquer lui aussi. Il craignait également les serpents et les araignées qu’il voyait détaler devant lui, comme une armée en fuite. En réalité, il n’était pas du tout à l’aise dans le désert. Il avait quitté un cocon confortable à Coloratur dans lequel il faisait régner sa loi et terrorisait les alentours, et se retrouvait plongé dans un milieu où il ne maîtrisait rien. Pour rendre les choses encore plus compliquées, Marjolin le traitait comme un insecte nuisible qu’il aurait volontiers écrasé s’il l’avait pu. Spitz avait accepté de venir avec lui pour voir Jahangir, mais la rencontre avec le fameux sorcier lui semblait de plus en plus improbable, voire même imaginaire. Il commençait à ne plus y croire. Il pensait s’être fait berner par Primrose et Marjolin, et vouait une haine féroce à ce dernier. De plus, Marjolin portait l’autre gamin sur son dos, alors que lui marchait depuis leur départ et souffrait le martyre. A cause de ses pieds ensanglantés, chaque pas était une souffrance et il ne voyait ni le bout ni le le but de leur voyage. A cette pensée, Spitz se mettait dans un tel état de colère que, malgré la fatigue, il se sentait capable de se jeter sur Marjolin et de lui enfoncer un couteau dans le ventre, quitte à mourir après de soif ou piqué par un serpent, abandonné en plein désert. 

 

Cette agressivité inassouvie lui donnait néanmoins l’énergie pour continuer à avancer. L’heure de sa vengeance n’avait pas encore sonné, il le savait. Il se contenait et gardait son courroux rentré car il craignait les réactions du sorcier. Il se taisait et marchait sans se plaindre en essayant d’oublier les douleurs qui le taraudaient. Alors qu’il commençait à désespérer de sa situation et que la distance entre Marjolin et lui s’était démesurément agrandie, le magicien s’arrêta et étendit Urbino par terre.  

 

Spitz en profita pour rattraper son retard et put enfin s’approcher d’eux. C’est alors qu’il s’aperçut qu’Urbino était paralysé. Ils étaient partis si vite dans l’obscurité qu’il n’avait jamais pu voir le jeune garçon de près depuis Coloratur. Il regarda son visage et réalisa que ses yeux le fixaient. Spitz fit une horrible grimace moqueuse et parce qu’il était retors, passa une main sale sur sa gorge pour impressionner Urbino. Marjolin qui surprit son geste lui asséna un taquet sur l’oreille. Humilié, Spitz cracha sur le sol et fit mine de s’éloigner.

 

-- Va-t-en, dit Marjolin, je n’ai pas besoin de toi. Les serpents et les scorpions te liquideront avec une bonne dose de venin, puis les coyotes et les vautours se régaleront de tes restes. 

-- Qu’est-ce que je vous ai fait ? s’écria Spitz en tapant du pied par terre, faisant fuir une foule de bestioles autour de lui. Pourquoi me détestez-vous ?

-- Je viens de te le dire, je n’avais pas besoin de toi, c’est tout, répondit Marjolin. Tu m’encombres.

-- Fallait pas me demander de venir, risposta le gamin avec insolence. J’étais bien là où j’étais.

-- Il faut croire que Primrose pensait le contraire, répliqua Marjolin d’un ton menaçant. Et ne t’avise pas de torturer le gamin, ou bien tu auras affaire à moi.

-- Je fais ce que je veux, rétorqua Spitz, horriblement vexé. Tu n’es pas mon père ni mon maître.

-- Ne t’inquiète pas ! Quand il te verra, Jahangir saura bien te montrer qui est ton maître, dit Marjolin ironiquement.

 

C’était un argument imparable, qui fit taire Spitz. Désormais, il haïssait Marjolin de toutes ses forces. Il chercherait à chaque occasion qui se présenterait le moyen de lui nuire, et même de le détruire s’il le pouvait. Il décida pour l’instant de se taire et de suivre le groupe. Il y aurait bien un moment où Marjolin ne s’attendrait  pas à son attaque et baisserait la garde. Il en profiterait pour se venger. Il ne savait pas encore ni où ni comment, mais il trouverait. Il serra le poing au fond de sa poche et esquissa un sourire hypocrite, dévoilant ses pauvres dents gâtées. Mais au fond de ses yeux brillait l’étincelle glaciale de la ruse. Il ne fallait cependant pas qu’il oublie que Marjolin était un sorcier, donc un être bien plus intelligent et puissant que lui, même s’il n’était pas son maître.  

 

Pour l’heure, Marjolin en avait assez de porter Urbino sur ses épaules. L’enfant était relativement léger, mais la longue marche avait rendu les muscles autour de ses omoplates douloureux et son dos était meurtri. Il envisageait de sortir le gamin de son état de stupeur et de le laisser marcher avec eux. Il se sentait capable d’annuler le sort de paralysie de Primrose, il lui suffirait de chercher un peu dans sa mémoire pour trouver un antidote. Il resta quelques instants debout devant le corps immobile de l’enfant, regardant du coin de l'œil Spitz qui se croyait malin. S’il libérait le garçon, il devrait les surveiller tous les deux en permanence, ce serait compliqué et astreignant. Il maudit Primrose de lui avoir imposé Spitz et en voulut à Jahangir de lui avoir demandé d’amener un enfant.

 

Pour calmer ses nerfs mis à rude épreuve, il fit signe à Spitz qu’il s’isolait quelques minutes derrière un rocher. A peine eût-il disparu derrière le bloc de pierre qu’il se téléporta une nouvelle fois chez Juliette. Il avait un besoin obsessionnel de se retrouver dans la petite échoppe. Il trouva la maison vide. Il en éprouva une grande contrariété, car même s’il put vérifier que le théorbe était toujours là, c’était désormais la jeune femme qu’il venait voir. Où était-elle donc passée ? Elle et son chien fidèle qui la suivait partout, pensa-t-il avec mépris. 

 

Il ne pouvait hélas pas perdre de temps à chercher Juliette, surtout depuis qu’il s’était fait un ennemi de Spitz. Celui-ci aurait hâte d’aller raconter leur périple à Jahangir pour se faire bien voir. Jahangir aimerait sûrement comprendre pourquoi Marjolin avait besoin de s’arrêter si souvent et si longtemps pendant leur voyage. Ce n’était pas le moment d’attiser la curiosité du maître, car Marjolin lui avait caché bien des choses. La mort dans l’âme, il revint à sa position de départ et rejoignit les garçons, bien déterminé à réveiller le jeune garçon.

 

Mais avant même de l’avoir cherché, la formule d’annulation du sort de paralysie lui revint en tête. Il prit cela pour un signe favorable et la prononça aussitôt en tendant la main vers l’enfant. Urbino sortit lentement de sa torpeur et s’étira en baillant, avant de se redresser d’un bond.

 

-- Quel est ton nom ? demanda Marjolin.

-- Urbino, répondit le garçon. Où est Giotto ?

-- Qui est Giotto ? interrogea Spitz qui s’était rapproché, soucieux d’en savoir plus sur ce gamin qu’il ne connaissait pas.

-- C’est mon loup, fit Urbino.

-- Tu as un loup apprivoisé ? s’exclama Spitz, non sans une certaine admiration.

-- Oui, acquiesça Urbino.

-- Il est resté à Coloratur, coupa Marjolin, il n’est pas ici.

 

Urbino ressentit une grande tristesse. Il avait tout perdu, son loup, l’oiseau, la roue de fer et par voie de conséquence, la confiance de Lamar. Il avait presque envie de pleurer de rage, mais il se contint. Qui étaient ces inconnus qui l’avaient enlevé ? Où se trouvaient-ils et où allaient-ils ? Il avait été conscient comme dans un demi-sommeil pendant le voyage depuis Coloratur. Ballotté sur le dos de Marjolin, il n’avait rien compris à ce qui lui arrivait. Il avait seulement pu voir droit devant lui, sans bouger les yeux ni la tête. Dans l’obscurité, il n’avait eu aucune idée de la direction qu’ils avaient empruntée. Il se souvint de la menace de Spitz de lui trancher la gorge et sut qu’il devait se méfier de ses ravisseurs. Il porta la main à sa poitrine et sentit sous l’étoffe grossière le coquillage du roi des mers. Sa bouée de sauvetage. Dès lors, il résolut de s’enfuir à la première opportunité et de gagner un rivage au bord de la mer. Il pourrait appeler Lamar qui viendrait le chercher. Il lui faudrait néanmoins fausser compagnie à Marjolin et à Spitz, et il comprenait déjà confusément que ce serait une entreprise ardue. 

 

-- Où allons-nous ? demanda-t-il innocemment.

-- Tu le sauras bien assez tôt, répondit Marjolin. En route, nous avons perdu beaucoup de temps. Il va faire jour, et la chaleur va devenir insupportable.

 

Ils se remirent à avancer. Spitz qui avait pendant quelques minutes oublié ses douleurs aux pieds, souffrit à nouveau. Au bout de quelques pas, il s’écroula sur le sol. Marjolin l’invectiva, alors qu’Urbino s’approcha pour l’aider à se relever. Spitz qui n’aimait personne sortit un couteau de sa poche et l’enfonça discrètement dans les côtes d’Urbino. 

 

-- Donne-moi tes godasses, murmura-t-il d’un ton menaçant, ou je te transforme en saucisse. Et en plus je te mangerai peut-être. Parce que j’aime les saucisses.

-- Tu ne me fais pas peur, répliqua Urbino à haute et intelligible voix, Tu n’auras pas mes chaussures. Ce n’est pas un petit couteau de poche qui me fera trembler.

 

A ces mots, Marjolin qui marchait quelques pas devant eux se retourna.

 

-- Spitz, tu te souviens de ce que je t’ai dit ? s’écria-t-il. Laisse-le tranquille !

-- Ou je tâterai de la pointe de ton soulier ? grommela Spitz, furieux.

-- Exactement, dit Marjolin, et ce ne sera qu’un début.

-- Je ne peux plus marcher, ajouta le garçon, mes pieds me font trop mal.

-- Mais quel douillet ! s’exclama Marjolin.

-- Regarde si je plaisante, hurla Spitz en montrant ses pauvres chaussures trouées et ses orteils couverts d’ampoules crevées et de sang.

-- D’accord, d’accord, je vais faire quelque chose pour toi, dit Marjolin qui n’éprouvait même pas de pitié pour l’état lamentable des pieds de Spitz. 

 

Il leva la main et incanta un sort de réparation. Les mots se perdirent dans les rafales du vent chaud, mais la formule fonctionna aussitôt. Les souliers éculés se transformèrent en une paire de rangers au cuir dur et épais.

 

-- Des brodequins militaires pour protéger tes petits petons, dit Marjolin en se moquant de lui.

-- Et mes pieds ? s’écria Spitz, les chaussures neuves c’est bien, mais mes pieds saignent toujours.

-- J’ai prévu des grosses chaussettes en laine dans les rangers, ça devrait t'empêcher de souffrir, le nargua Marjolin. Et maintenant avançons.

 

Ils reprirent leur marche, le soleil commençait à monter dans le ciel et la température grimpait. Quand ils avaient soif, Marjolin leur donnait à boire dans sa gourde magique qui était toujours pleine d’eau. Il avait discrètement relancé le sort d’invisibilité pour faire disparaître le groupe aux yeux d’éventuels mais improbables voyageurs qu’ils auraient pu croiser.

 

Loin, très loin derrière eux, Giotto suivait la piste qu’il imaginait être celle d’Urbino. Il n’avait pas réussi à l’identifier en tant que telle, car elle n’existait pas. Revenu à la ville haute après s’être enfui de la plage, il avait vainement cherché les traces de son ami dans les ruelles obscures avant d’arriver devant la porte de la maison de Primrose. N’ayant pas trouvé d’autre indice à Coloratur, il avait choisi de se concentrer sur Marjolin. Urbino avait disparu précisément à l’endroit d’où partait la piste de la sorcière qui croisait ensuite celle du magicien. Marjolin n’était pas difficile à suivre, il sentait très mauvais. Il dégageait un relent de mauvaise personne et sans le connaître, Giotto ne l’aimait pas. Il n’aimait pas non plus l’autre personnage qui l’accompagnait, son odeur était pestilentielle. Giotto était obligé de rester à une certaine distance des traces pour ne pas être incommodé par la puanteur des vauriens qui avaient brutalisé Urbino. Le loup ne craignait pas les scorpions et autres bêtes immondes. Il survolait au-dessus du sable presque sans toucher le sol, bondissant sur ses pattes puissantes et dévorant la distance sans ralentir. Les poils de son épaisse fourrure se soulevaient avec le vent et l’air qu’il fendait, ses yeux étaient attentifs au moindre détail qui l’entourait, et ses sens étaient sans cesse en alerte. Pour une fois, sa gueule restait obstinément fermée, il serrait les dents et ses crocs rentraient dans la chair de ses mâchoires, il n’avait pas envie de rire. 

 

Parce qu’ils étaient neufs, les brodequins de Spitz lui déchiraient les pieds. Il marchait lentement derrière Marjolin et Urbino sans cesser de râler. Le soleil dardait des rayons de plomb sur le petit groupe qui courbait le dos sous l’effort. En plus de la chaleur, l’atmosphère était pesante, car chacun de ses membres détestait les deux autres. Ils parlaient peu et leurs pas se faisaient de plus en plus lourds. Ils s’enfonçaient dans le sable et levaient les pieds avec difficulté, penchés vers l’avant pour supporter la chaleur et les rafales poudreuses. Après la longue nuit sans sommeil, la fatigue se faisait sentir. 

 

A bout de forces, Spitz tomba soudain la face contre terre. Il se mit à ramper, incapable de se relever. Marjolin comprit qu’il était temps de se reposer et ordonna l’arrêt. Ils étaient au milieu de dunes et de falaises de sable. Le vent soulevait des nuages de poussière brûlante qui pénétrait dans les yeux et piquait le visage comme des pointes de clous. Marjolin avisa un gros rocher en bas d’une paroi qui fournissait un peu d’ombre. Ils vinrent s’asseoir au pied du bloc de pierre et se serrèrent les uns contre les autres. A peine furent-ils installés que les deux garçons s’endormirent d’un sommeil profond, s’écroulant sur les épaules de Marjolin. Ils n’avaient même pas eu faim et pourtant ils n’avaient rien mangé depuis très longtemps. L’épuisement après les heures de marche avait eu raison de leur énergie et de leur résistance. 

 

Marjolin, qui ne dormait presque jamais, profita de leur léthargie pour sortir de son havresac la carte d’Odysseus donnée par Primrose. Il se mit à l’étudier, fit de rapides calculs pour évaluer la distance parcourue et celle restant à parcourir. Il se basait sur l’échelle et constata avec dépit qu’ils se trouvaient encore loin du fleuve Tombo. Il leur faudrait plusieurs jours avant d’arriver sur ses berges, et plusieurs jours pour trouver un moyen de le traverser, si toutefois il était toujours là. Alors il eut une idée. Il pensa téléporter tout le petit groupe près des pyramides, pendant que les enfants étaient inconscients. Ils étaient si faibles au moment de leur pause, qu’ils ne se souviendraient pas de l’endroit où ils s’étaient arrêtés quand ils se réveilleraient. Ils ne s’étonneraient pas de se trouver dans un nouvel emplacement. Et puis des dunes et des falaises de sable ressemblaient à d’autres dunes et d’autres falaises et de sable. Il attrapa son grimoire dans son sac pour voir si la formule du sort de téléportation pouvait être étendue à plusieurs personnes. C’était si facile ! C’était trop facile. En feuilletant quelques pages, il trouva ce qu’il cherchait. La formule précisait que le sort pouvait téléporter un groupe et donnait tous les détails, mais le passage d’un large fleuve présentait un risque dans le choix de la destination si on n’en connaissait pas l’exacte largeur. Marjolin réfléchit longuement. Il aurait pris le risque sans hésiter, mais si Jahangir apprenait de la bouche des garçons qu’ils n’avaient traversé aucun fleuve alors que le Tombo était marqué sur la carte, il comprendrait rapidement que Marjolin ne lui disait pas la vérité. Il décida donc de limiter la destination du sort pour arriver un peu avant les rives du Tombo. Ainsi ils gagneraient quelques jours de fatigue. Il inscrivit quelques notes sur la carte à destination de Jahangir, mais il avait en fait peu à dire. 

 

Il leva les yeux et vit devant lui au milieu des dunes un seul arbre qui avait réussi à pousser dans le désert hostile, une sorte d’olivier. Il était famélique et une pauvre ombre s’étendait à ses pieds. Ses feuilles étaient grises de poussière et il était sans cesse bousculé par les vents chauds. Quelques graines noires desséchées pendaient sur ses branches rabougries. 

 

-- Hum, dit-il, c’est étrange cet arbre solitaire en plein milieu de nulle part. Je me demande comment il fait pour survivre ici. Une curiosité.

 

Il se mit debout, laissant les deux garçons retomber l’un contre l’autre, et vint donner un coup de pied dans le tronc tortueux. Quelques graines tombèrent sur le sable et roulèrent devant lui. 

 

Puis, sans plus se préoccuper de l’arbre, il revint vers les gamins, incanta la formule et déplaça le petit groupe tout près du grand fleuve. En attendant que les deux gamins sortent de leur sommeil, Marjolin se téléporta pendant quelques minutes à Coloratur chez Juliette. Il n’y avait toujours personne dans la maison, et pour calmer ses nerfs tendus et sa déception, le sorcier s’empara du théorbe, l’accorda et se mit à en jouer. La musique lancinante apaisa son irritation et petit à petit il retrouva sa sérénité. Quand il se sentit mieux, il retourna au bord du Tombo. Il retrouva au pied du rocher où il les avait laissés les deux garçons, toujours profondément endormis.  

 

Pendant ce temps, Giotto qui courait sur le sable du désert s’approcha du lieu où le petit groupe s'était arrêté une première fois. Il retrouva l’odeur d’Urbino. Il ne s’était donc pas trompé, Urbino était parti avec Marjolin, l’homme au remugle fétide. Il continua à suivre la piste, c’était facile désormais et il avait le coeur plus léger, presque certain de retrouver son maître. Mais soudain, alors qu’il était en pleine course, il arriva au pied d’un rocher et s’arrêta net. Il perdait tout à coup les trois traces,  comme s’ils s’étaient tous envolés. Tout autour, il n’y avait plus aucun signe de l’odeur de Marjolin, ni de celles des deux garçons. Giotto se dressa sur ses pattes et se mit à hurler à la mort pour exprimer sa frustration.

 

Personne ne l’entendit. Quand Urbino et Spitz se réveillèrent, ils se trouvaient bien trop loin de Giotto pour percevoir ses cris. Ils se sentaient un peu nauséeux, sans comprendre pourquoi. Ils n’avaient pas mangé depuis longtemps, ce qui expliquait leur faiblesse. Un peu plus loin, ils voyaient les rives du fleuve tout proche. Mais même s’ils ne reconnaissaient pas le lieu où ils s’étaient arrêtés, ils étaient trop las pour se poser des questions. Marjolin qui guettait leur éveil, les fit lever rapidement pour reprendre la route. 

 

Pendant que les garçons dormaient encore, il avait eu le temps de s’approcher du fleuve et de constater que son débit était beaucoup plus réduit que ce qui était indiqué sur la carte. Celle-ci devait être très vieille, elle ne tenait pas compte des années de sécheresse et de chaleur qui avaient affaibli la grande rivière. Ils allaient pouvoir passer à gué, sur une succession de gros rochers qui affleuraient la surface de l’eau. Le fleuve était paresseux, il se trainait depuis les montagnes où il était né jusqu’à l’océan. Comme il charriait du sable, sa couleur était rouge, terreuse et sa consistance épaisse. 

 

-- La rivière rouge, murmura le magicien en contemplant le fleuve diminué avec mépris. Le Tombo ! Il peut dire qu’il porte bien son nom, il a dû en voir des horreurs depuis qu’il traverse ces plaines arides.

-- Il était majestueux avant, dit Spitz, c’est ce que racontent les légendes.

-- Aujourd’hui, c’est un filet d’eau boueuse tout juste bon à abreuver les bêtes du désert, répondit Marjolin.

 

Par quelques sorts magiques, il facilita le passage du groupe de rocher en rocher pour traverser l’étendue d’eau d’une rive à l’autre. 

 

A peine eurent-ils recommencé à marcher de l’autre côté en direction des pyramides rouges, qu’un vent frais se mit à souffler. Après la chaleur du jour, la brise était bienfaisante et calmait les brûlures du soleil.

 

Mais le vent fraîchit encore, et de plus en plus rapidement, jusqu’à devenir une sorte de blizzard. Une vague de froid déferla soudain sur le désert, apportant avec elle des bourrasques de neige glacée tourbillonnante. Bientôt le sable se recouvrit d’une fine couche blanche qui s’épaissit de minute en minute. Au bout d’un temps très court, des congères se formèrent et il devint impossible de marcher dans la neige fraîche et molle. Les trois compagnons de route avaient déjà fortement ralenti leur allure et n’avançaient presque plus.

 

Seul Urbino qui avait vécu dans le grand Nord pourrait s’adapter rapidement aux nouvelles conditions du climat, à condition d’avoir des vêtements chauds. Les pieds de Spitz étaient heureusement protégés du froid par les grosses chaussures aux semelles isolantes, mais son corps était peu vêtu et il tremblait, le visage glacé et les mains gelées.

 

-- Je vais mourir, pensait-il tandis que ses dents s’entrechoquaient sans pouvoir s’arrêter.  

 

Urbino n’était pas beaucoup plus rassuré, mais il avait davantage l’habitude des températures basses et son corps s’habituait plus vite.

 

Marjolin s’était isolé du froid en s’enveloppant d’une couche protectrice magique qui coupait l’air et empêchait la buée de recouvrir ses lunettes bleues. mais il s’enfonçait dans la poudreuse et ne réussissait pas à marcher. Il songeait à téléporter tout le groupe au-delà de la tempête de neige, mais c’était impossible car Jahangir le saurait forcément. A cause de ses mensonges, il était condamné à errer avec les deux garçons dans l’immensité blanche qui lui apparaissait bleutée, où il ne reconnaissait rien.

 

Sous leurs pieds, les animaux du désert mourraient les uns après les autres, incapables de supporter la différence de température. Avant d’être recouvert, le sol était jonché de petits cadavres noirs de serpents et de scorpions, et leur nombre était si grand que Spitz fut sidéré rétrospectivement par la quantité de monstres venimeux qu’il avait évités.

 

Voulant les amener vivant à Jahangir, Marjolin se devait de protéger les deux garçons des morsures du froid. C’est pourquoi il les pourvut de vêtements chauds par quelques incantations magiques, puis donna l’ordre de poursuivre la marche. Bien équipés d’habits isolants, les gamins réchauffèrent leurs corps, leurs mains et leurs pieds et se retrouvèrent prêts à poursuivre le voyage.  

 

Urbino songeait à s’enfuir, ce serait beaucoup plus facile dans la neige molle. Mais il pensa aussi qu’il serait intéressant qu’il voit les installations de Jahangir pour les décrire à ses amis. Cela pourrait aider à élaborer une stratégie de défense. Il résolut de rester encore un peu avec le groupe avant de disparaître. Mais au fond de son coeur, il y avait une grande tristesse, il pensait toujours à Giotto qui lui manquait trop. Que faisait le loup ? Il ne pouvait pas s’empêcher de penser que son ami était derrière lui et le suivait, que bientôt ils se rejoindraient.

 

En réalité, c’est exactement ce qui se passa. Giotto avait continué à avancer à l’aveuglette, sans plus ressentir aucune odeur familière, mais uniquement guidé par son instinct. Ce merveilleux instinct animal sensibilisé par l’amour qu’il portait à Urbino lui donnait des ailes. Il pouvait avancer sur la neige sans ressentir la fatigue ni le froid. Il passa à côté d’un arbre d’une certaine envergure qui avait poussé au milieu des champs de neige. A ses pieds, des graines noires étaient répandues sur la couche blanche. Lorsque le loup passa à proximité de l’arbre, quelques graines s’accrochèrent à sa fourrure et il les garda avec lui tandis qu’il se dirigeait vers les rives du Tombo. L’hiver avait gagné du terrain depuis le passage de Marjolin et des garçons. Désormais, le fleuve avait disparu sous la neige et Giotto franchit la rivière rouge sans même s’en apercevoir. Toutes les traces et les odeurs s’étaient évanouies avec les rafales de vent glacé. Aussi le loup s’arrêta quelques instants et se mit à hurler dans la nuit qui tombait.

 

Devant lui, à bonne distance, Urbino entendit le cri de rage. C’était un appel et en même temps la voix du loup était empreinte de désespoir. Urbino ne savait pas comment répondre et faire savoir à son ami qu’il se trouvait tout près. Il se mit à siffler doucement des notes aiguës, en espérant que les ondes porteraient le son de sa chanson aux oreilles de Giotto.

 

-- Que chantes-tu ? gronda Marjolin qui se méfiait désormais de tout.

-- Rien, répondit Urbino, j’essaie de m’encourager.

-- Tu ferais mieux de te taire, souffla Spitz, on ne sait pas qui pourrait venir nous surprendre en t’entendant.

-- Quoi ? s’écria Urbino avec ironie, une bête immonde ? Un monstre des neiges ?

-- Peut-être, riposta Spitz, furieux.

-- Taisez-vous, dit Marjolin, et avancez.

 

La nuit était descendue, mais la neige ne cessait pas de tomber. Le vent avait forci et le froid était de plus en plus mordant. Ils ne se voyaient quasiment pas dans l’obscurité et le brouillard de flocons tourbillonnants. Tout était opaque autour d’eux et ils n’arrivaient plus à distinguer les formes des uns et des autres.

 

Dans ce décor impénétrable, Urbino sentit soudain contre lui une forme chaude qui le frôla et son coeur bondit. Giotto ! Ils se regardèrent un instant en marchant l’un contre l’autre. Puis le loup s’éloigna silencieusement dans la tourmente, mais Urbino savait que son ami était désormais tout près de lui. Les yeux transparents du loup lui avaient transmis toutes sortes de messages que seul lui pouvait comprendre et malgré le temps glacial, il avait chaud. Il n’était plus seul, une fois de plus l’animal avait rempli sa vie en lui apportant sa présence merveilleuse.

 

Ils continuèrent à avancer pendant toute la nuit. Marjolin avait distribué des galettes de céréales dures comme du bois qu’ils grignotaient tout en marchant. 

 

Il régnait un silence de mort sur la plaine blanche. Aucun bruit n’était audible. Même leurs pas sur le sol ne faisaient pas crisser la neige tant elle était molle. Pendant la nuit, des cris d’oiseaux de proie résonnèrent dans l’atmosphère. C’étaient des hurlements sinistres dont l’écho se répétait sur des distances considérables, si bien qu’il était difficile de savoir où les oiseaux se trouvaient en réalité. Le paysage était si étrange que les trois voyageurs solitaires pouvaient se demander s’ils étaient encore sur la même planète ou bien s’ils se trouvaient dans un nouveau monde. Les jours qui suivirent apportèrent peu de changement à leur périple. L’horizon était toujours aussi plat et monotone et semblait se prolonger jusqu’à l’infini. Mais rien n’est définitif, et après plusieurs journées de marche, ils finirent par apercevoir dans le lointain des formes élevées qui signalaient la présence de constructions humaines.

 

En approchant, ils virent que les monticules avaient l’allure de pyramides.

 

Derrière les amoncellements blancs, un pic pointu se dressait vers le ciel et crachait du feu à son sommet. 

 

-- Jahangir a commencé son oeuvre, murmura Marjolin.  

-- C’est un volcan ? demanda Spitz.

-- Oui, répondit le magicien. C’est la source d’énergie pour fabriquer une armée qui ira combattre Ynobod. Ce volcan ne devait pas exister auparavant, c’est certainement Jahangir qui l’a créé et activé. Les volcans sont sa spécialité.

 

Les trois protagonistes approchaient du repaire de Jahangir dans des états d’esprit bien distincts. Plus le paysage se dévoilait devant eux, plus la tension montait en chacun d’eux, comme si leur arrivée aux pyramides rouges constituait l’aboutissement d’une aventure et le début d’une autre. Un frémissement d’angoisse mêlée d’excitation les animait, pour des raisons bien différentes.

 

Urbino écoutait chaque mot prononcé par Marjolin et Spitz. Il les retenait tous pour pouvoir les restituer plus tard à ses amis, quand il aurait réussi à s’échapper avec Giotto des griffes des sorciers. Jahangir ! Cet être qui hantait Lamar, il allait enfin le rencontrer. Il pourrait se rendre compte par lui-même de la folie de ce magicien terrible. Il avait peur d’être impressionné par la démesure du sorcier démoniaque, peur d’être démasqué car Jahangir ne se laisserait jamais convaincre par ses simagrées (et Urbino n’était pas sûr d’être assez bon comédien pour simuler), peur d’être ensorcelé et incapable de rejoindre Lamar et Eostrix avant qu’il ne soit trop tard.

 

De son côté, Spitz était impatient d’arriver et de faire la connaissance du magicien immobile. Il était fasciné par ce que Marjolin avait expliqué. Que Jahangir fut capable de créer un volcan lui paraissait inconcevable. Mais il songea alors à Ynobod qui pouvait reconstruire un château et modifier le climat. Il se sentait bien petit parmi ces sorciers puissants. Qu’adviendrait-il de lui au milieu de tous ces gens dont les pouvoirs dépassaient tout ce qu’il avait pu imaginer ? Il devrait faire sa place, et apprendre vite et bien. Il s’en sentait capable. Et puis il se vengerait des affronts que Marjolin lui avait fait subir. Il ne les oubliait pas.

 

Marjolin, quant à lui, redoutait de revoir son maître. Comme toujours, il était quasiment certain de ne pas avoir réussi à le satisfaire et de provoquer son courroux. Il perdrait aussi sa liberté de mouvement car Jahangir lui donnerait des tâches à réaliser. Il savait qu’elles ne seraient pas intéressantes, pas stimulantes pour son intelligence. Jahangir n’aurait qu’une idée, le rabaisser pour imposer sa supériorité et lui montrer qui était le maître. Et il y aurait aussi Esmine, qui était une dissimulatrice. Elle ne l’aimait pas et ferait tout ce qui était en son pouvoir pour le dévaloriser aux yeux de Jahangir. Inconsciemment, il freina le rythme de sa marche et les deux garçons en firent autant. 

 

Seul Urbino qui était vif d’esprit comprit par ce ralentissement que Marjolin craignait Jahangir et retardait leur arrivée. Spitz était trop impatient. Sa hâte de parvenir aux pyramides pour voir le grand magicien l’aveuglait. Elle l’empêchait de saisir les subtilités qui entouraient la personnalité complexe de Marjolin.   

 

Alors qu’ils se dirigeaient lentement dans la neige froide et les rafales de vent vers les pyramides, ils virent monter depuis le sol un voile protecteur qui coupa l’arrivée des blizzards venus du septentrion. Derrière le rideau transparent, petit à petit les flocons cessèrent de tomber. Côté nord, ils heurtaient la paroi verticale et glissaient vers le sol par gravité, s’amoncelant au pied du mur qu’était en train d’ériger Jahangir. Bientôt les congères furent si hautes qu’elles masquèrent le territoire conquis par le magicien de l’autre côté du voile. Seul apparaissait encore par intermittence, lorsqu’un coup de vent faisait voltiger les flocons, le haut de la cheminée du volcan qui continuait à cracher du feu. 

 

Tout à coup, Urbino sentit contre sa paume une truffe chaude qui semblait lui dire “Viens ! C’est le moment de nous éclipser”. Devant lui, Marjolin et Spitz progressaient lentement sans se retourner, le nez dans la neige. Giotto l’attira vers la droite et ils s’enfoncèrent dans le brouillard, disparaissant le long du mur, dissimulés au cœur des nuages de flocons épais. Ils avaient tous les deux une longue pratique de la marche dans la neige, et ils se retrouvaient dans leur élément. Ils accélérèrent rapidement leur allure pour distancer Marjolin et Spitz, mais apparemment ceux-ci n’avaient pas encore pris conscience de leur fuite. 

 

Lorsque le sorcier et son acolyte arrivèrent au pied du mur, l’épaisseur et la hauteur de la neige qui commençait à durcir étaient telles qu’il était impossible de soulever le voile pour passer de l’autre côté. Le sort de téléportation restait possible, mais Marjolin ne voulait en aucun cas l'utiliser. Depuis un certain temps, il s’entraînait à rendre un coin de sa mémoire inaccessible pour Jahangir par la force de sa volonté. Il y conservait toutes les formules des enchantements qu’il maîtrisait, dont le magicien n’avait pas connaissance. Mais il enragea soudain car il sentit que depuis quelques instants, Jahangir avait pénétré dans son cerveau et lisait ses pensées. Le magicien ne faisait aucun effort pour l’aider à franchir la paroi de glace. Il les laissait tous les trois, Urbino, Spitz et lui transis de froid dans le blizzard mordant. Quelle sorte de punition voulait-il lui infliger ? N’avait-il pas besoin de la carte d’Odysseus et de ses indications pour préparer sa contre attaque ?

 

Mû par un pressentiment, il se retourna et ne vit que la silhouette de Spitz qui claquait des dents, immobile dans les volutes de flocons, plus pâle qu’un mort, les lèvres bleutées et les yeux hagards. Urbino avait disparu. Était-il tombé plus tôt, avant qu’ils n’atteignent le mur de neige ? Impossible de le dire et il n’était pas question de faire marche arrière pour le retrouver et risquer de se perdre dans le blizzard. Le gamin n’avait pas l’air dégourdi comme Spitz, il s’était probablement égaré dans la nuit, perdu sans son loup pour le guider. Marjolin fit signe à Spitz de le rejoindre.

 

-- As-tu aperçu Urbino ? demanda-t-il quand le garçon arriva à sa hauteur. Il n’est plus là.

– Ça fait un moment que je ne l’ai pas vu, rétorqua Spitz. Mais je ne suis pas censé m’occuper de lui ou de ses déplacements. J’ai assez à faire avec moi-même.

-- En effet, mais avec cette neige, la surveillance était compliquée, protesta faiblement Marjolin.

-- Tout est compliqué ici, même de survivre, s’écria Spitz. Quand serons-nous arrivés ? Ce voyage est interminable, j’en ai plus qu’assez de geler sur place sans que tu sois capable de faire quelque chose pour nous sortir de là. 

 

Soudain, alors qu’ils ne s’y attendaient plus, Marjolln et Spitz furent téléportés de l’autre côté du voile et se retrouvèrent brusquement face à Jahangir. Il était debout devant eux, dans sa longue robe grise, sa barbe fine tombait sur son plastron et ses yeux étincelaient dans son visage dur.

 

-- Alors, dit le magicien en observant les deux compagnons d’infortune, j’ai entendu la complainte de ce jeune garçon. Que se passe-t-il Marjolin ? Tu ne savais pas traverser le mur de neige ? Tu as encore bien des choses à apprendre avant de m’égaler.

 

En disant celà, il partit d’un rire sardonique à moitié chevrotant et son corps s’agita de soubresauts ridicules. Spitz le regardait avec stupéfaction. C’était ça le plus grand magicien du monde, cette espèce de vieillard tremblotant qui essayait de vaincre Ynobod ? Il eut envie d’éclater de rire à son tour mais se retint, dégouté. Tout ce voyage n’était qu’un échec, il aurait mieux fait de rester à Coloratur, la vie y était bien plus amusante. Il regardait ses pieds pour ne pas se mettre à sourire en voyant le sorcier décrépi. Mais il eut alors conscience que celui-ci se trouvait devant lui et le toisait. Il releva la tête et ses yeux croisèrent ceux de Jahangir. Alors Spitz vit l’étincelle de méchanceté qui brillait au fond des iris noirs. Un frisson de terreur parcourut toute sa colonne vertébrale, encore plus glaçant que le blizzard d’Ynobod.

 

-- Tu te moques ? demanda Jahangir.

-- Nooooon, bredouilla Spitz qui ne savait plus où se mettre.

-- Tu fais bien, répondit le magicien. Et maintenant que les présentations sont faites, au travail ! 

-- Je dois travailler ? hasarda Spitz.

-- Tu n’es pas venu ici pour me regarder faire, répliqua Jahangir, tu dois aider Marjolin qui a des difficultés à lire car il a de mauvais yeux.

-- Mais … Et Urbino, que va-t-il faire ? s’écria Spitz qui aurait bien voulu que la tâche soit affectée à quelqu’un d’autre.

-- Urbino ? s’enquit Jahangir en se tournant vers Marjolin, de qui parle-t-il ?

-- D’un autre gamin qui était avec nous mais qui s’est perdu dans le brouillard, dit Marjolin, très mal à l’aise.

-- Et quand avais-tu l’intention de me parler de cet Urbino ? questionna Jahangir, d’où provenait-il ?

-- Les deux gamins viennent de Coloratur, murmura Marjolin. Nous les avons trouvés grâce à Primrose.

 

Spitz n’avait pas tardé à le mettre dans l’embarras, ce gamin était une plaie. Et il fallait qu'ils travaillent ensemble ! Marjolin détestait cette situation où il n’était qu’un jouet  entre les mains du magicien démoniaque. Bien qu’il sache qu’il ne pouvait en aller autrement puisqu’il était la créature de Jahangir, il se sentait capable de faire plus que ce qu’on lui demandait. Néanmoins, parce qu’il devait allégeance à son maître, il se plia à sa volonté. Il demanda au magicien de lui faire découvrir les lieux puis de lui indiquer où s’installer pour commencer ses travaux de lecture. 

 

-- Fort bien, dit Jahangir. Nous avons une sorte de bibliothèque où j’ai réuni une grande quantité de littérature pour préparer la guerre contre Ynobod. Tu y trouveras des parchemins, des manuels et des grimoires. A toi de découvrir avec l’aide de ce jeune homme les sorts qui me seraient utiles pour fabriquer et améliorer mon armée, les armes de mes soldats, leur protection, les breloques, les soins, bref ce genre de choses. Et je laisse ton imagination puissante lire entre les lignes, c'est-à-dire extrapoler sur des sortilèges qui pourraient accélérer ou multiplier les capacités de mes troupes. Les identifier ne suffira pas, il faut aussi prévoir leur industrialisation, car nous en aurons besoin à grande échelle pour maintenir et renouveler une grande force pendant les pires combats. Tu as vu ce dont Ynobod est capable. Esmine, mon bras droit que voici va te faire faire le tour de notre champ militaire.

 

Marjolin n’avait jamais eu l’occasion de voir Jahangir dans son rôle de grand stratège militaire, mais il devait avouer qu’il était impressionné par le magicien. En peu de temps, il avait organisé un vaste espace dédié à la mise en oeuvre de son armée. Tout semblait fonctionner comme si les rouages étaient bien huilés, comme si Jahangir suivait un plan mûrement réfléchi, ce qui ne lui ressemblait pas. Il était loin le temps où il allait honteusement nager sous l’océan pour espionner Lamar et rêver d’une guerre sans effort. En la voyant arriver très sûr d’elle, Marjolin comprit que la sorcière avait dompté le magicien et qu’elle lui insufflait jour après jour l’énergie et la motivation nécessaires pour diriger les opérations. Marjolin admira la force de caractère de cette femme qui s’avançait vers eux triomphante.

 

-- Marjolin ! Te voici de retour dans le giron de Jahangir ! s’écria-t-elle. Nous avions grandement besoin de ton aide. 

 

Marjolin serra les dents devant tant d’hypocrisie. Esmine le regardait avec le petit sourire ironique de celle qui a vaincu toutes les résistances et règne en maîtresse. 

 

-- Quel pouvoir exerce-t-elle sur Jahangir ? se demandait Marjolin, il n’est pas du genre à se laisser charmer. Il faut croire qu’elle le fait chanter ou bien qu’elle dispose d’une capacité dont il a absolument besoin. Alors il la ménage. 

 

Car Marjolin savait qu’Esmine ne maîtriserait pas les pouvoirs extraordinaires de Jahangir, qui était bien plus puissant qu’elle ne le serait jamais. Elle devrait toujours oeuvrer dans l’ombre et ne récolterait aucune gloire. D’un hochement de tête complice, Jahangir fit signe à sa créature de le suivre quelques instants à l’abri des oreilles indiscrètes.

 

-- Marjolin, je te confie une autre mission très importante, murmura le magicien. Je veux que tu surveilles Esmine comme le lait sur le feu. Cette sorcière cherche à tout dominer et je ne veux pas qu’elle prenne la direction de mon armée et de mes opérations; Je te charge de m’avertir aussitôt si tu constates qu’elle dépasse ses prérogatives. Si tu manques à cet engagement, je ne donne pas cher de ta peau. Tu m’as compris ?

-- Parfaitement, Maître, répondit humblement Marjolin dont l’ordre de Jahangir ne fit que confirmer ce qu’il avait déjà deviné.

-- Alors nous allons nous entendre, dit Jahangir. As-tu remarqué qu’Ynobod n’attaque pas en permanence ? Il se repose entre chaque assaut quand il a épuisé ses forces mentales, car il a besoin de les régénérer. Nous devrons identifier un créneau idéal pour mener notre offensive. Je te charge donc de tenir un calendrier détaillé de ses opérations, afin que le moment venu nous puissions décider de la meilleure date pour lancer la guerre.

-- Maître, tu es diabolique, ne put s’empêcher de s’exclamer Marjolin. 

-- J’espère que tu le savais déjà, riposta Jahangir. Et maintenant je te laisse oeuvrer avec le chenapan que j’ai vu tout à l’heure. Ce gamin n’est pas fiable, tiens-le à l’oeil. 

-- J’avais trouvé mieux, mais nous l’avons perdu en route, dit Marjolin. C’est Primrose qui m’a imposé Spitz.

-- Le fameux Urbino, soupira Jahangir. Esmine et ses sœurs, Primrose, toutes ces sorcières se mettent en travers de ma route. Je dois sans cesse recadrer les choses alors qu’elles s’amusent à tout contrarier avec leurs mesquineries. C’est très pénible.

-- Maître, c’est toi le plus fort, elles ne parviendront pas à leurs fins, murmura Marjolin qui retrouvait instinctivement ses réflexes d’obséquiosité.

-- J’y compte bien, dit Jahangir avec un signe de tête en s’éloignant.

 

Esmine approcha de Marjolin en compagnie de Spitz et ils partirent tous trois faire le tour du terrain militaire en pleine expansion. Spitz regardait tout autour de lui, médusé par les dimensions grandioses des lieux, puis il courait de toute la force de ses petites jambes pour rattraper Esmine et Marjolin qui ne lui prêtaient aucune attention et avaient avancé sans l’attendre.

 

Déjà bien loin des pyramides rouges tant ils avaient vite marché, Urbino et Giotto avaient dévié de leur route sans le savoir. Dans le blizzard, il était impossible de se diriger grâce aux étoiles et Urbino n’avait pas de boussole. Quand ils eurent dépassé les limites du voile dressé par Jahangir, ils se mirent à faire une grande boucle vers le nord et se dirigèrent vers les montagnes au lieu d’aller vers la mer. Ils coupèrent l’itinéraire qu’ils avaient parcouru pour arriver aux pyramides. Ils traversèrent à nouveau le Tombo sans même s’en apercevoir car le fleuve était couvert d’une épaisse couche de neige fraîche. Tous les lieux se ressemblaient dans la blancheur infinie, ils n’avaient plus aucun point de repère pour trouver leur chemin. 

 

Ils passèrent sans le voir à faible distance de l'espèce d’olivier qui avait réussi à croître dans le désert et qui avait survécu aux vents polaires. Depuis le changement de climat, l’arbre avait poussé rapidement pour ne pas disparaitre étouffé sous le manteau blanc de neige. Ses petites graines noires restaient bien accrochées dans la fourrure de Giotto tandis que le loup courait aux côtés de son ami. 

 

Enfin au loin la couche de poudreuse diminua progressivement, le brouillard de flocons aveuglants s’éclaircit et ils atteignirent la limite de la tempête. Au-delà, Urbino et Giotto virent se dresser devant eux des montagnes qui n’étaient pas ce qu’ils pensaient découvrir.

 

-- Où est la mer ? gémit Urbino. Nous devions arriver au bord de l’océan. Nous nous sommes trompés. Où sommes-nous ?

 

Malgré leur déception, ils continuèrent à avancer et rapidement se mirent à courir pour sortir de la zone neigeuse. Les premiers contreforts montagneux n’étaient pas très loin et bientôt ils grimpèrent sur des sentiers escarpés. Où allaient-ils désormais ? Ils n’en avaient aucune idée. Une fois encore, ils étaient seuls au monde dans un environnement sauvage et hostile. Mais ils préféraient cette liberté difficile plutôt que de se sentir prisonniers d’êtres sans scrupules et cruels. 

 

Urbino avait peu mangé depuis des jours et des jours. Il se sentait de plus en plus faible après les efforts fournis et la longue marche menée à un rythme infernal. Au détour d’un virage, ses forces le quittèrent tout à coup. Sans même en être conscient, il tomba inanimé par terre et roula sur le sentier jusqu’au bord du ravin. Une excroissance rocheuse en surplomb arrêta sa chute in extremis. Alors, fou de douleur, Giotto se dressa sur ses pattes et se mit à hurler. L’écho de son cri s’amplifia et résonna dans toute la montagne, comme une supplique.

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