Tous les soirs depuis leur retour à Coloratur, juste avant l’apparition nocturne d’Ynobod, Juliette et Adriel s’accoudaient à la fenêtre de la tour. Ils observaient les changements de la ville qui reprenait vie après le séisme provoqué par le magicien. Ce jour-là, ils regardaient les barques réparées amarrées sur les quais. Désormais, il n’y avait plus de bâtiments qui obstruaient la vue entre la ville haute et le port. Soudain, ils aperçurent Eostrix. Il fendait l’air depuis le ciel comme une fusée. Le hibou vint se percher à côté d’eux sur le rebord de la fenêtre, il piétinait d’impatience et poussait de petits cris de colère.
-- Il veut nous dire quelque chose, s’écria Juliette.
L’oiseau s’envola puis revint vers eux, il exécutait un va et vient explicite. Juliette et Adriel comprirent aussitôt qu’ils devaient se précipiter dehors pour le suivre. Ils dévalèrent l’escalier, traversèrent l’échoppe et sortirent dans la ruelle. Eostrix les avait devancé et voletait devant eux en direction de la fontaine. Ils se mirent à courir derrière lui pour le rattraper.
Lorsqu’ils débouchèrent sur la place, ils aperçurent à leur grande surprise à côté du bassin de pierre, un loup raidi en train de bondir. Comme il ne bougeait pas, ils le prirent tout d’abord pour une statue. Ils s’approchèrent doucement et constatèrent qu’il s’agissait d’un animal vivant, tétanisé. Juliette se mit à caresser la fourrure chaude et sentit vibrer le corps du fauve sous sa main. Les babines étaient retroussées et les crocs apparaissaient dans la puissante mâchoire. Aucun son ne sortait de la gorge de l’animal mais son expression trahissait la colère, la surprise et l’effroi.
-- On dirait qu’il a été arrêté dans sa course, alors qu’il était en train de se jeter en avant, dit Juliette.
-- On lui a lancé un sort en plein vol, ajouta Adriel. Etait-il en train d’attaquer quelqu’un qui s’est défendu ? Un sorcier ? Mais d’où vient cette magnifique bête ?
-- Ce doit être le loup dont nous a parlé Alathea, celui qui accompagnait un petit garçon dans la conque de Lamar, s’écria Juliette.
-- Est-ce que c’est Ynobod qui l’a paralysé ? demanda Adriel.
-- Sans témoin, impossible de le savoir, fit Juliette, mais Ynobod n’est pas encore sorti ce soir, alors ça m’étonnerait. Et puis il ne se contente pas de petites actions comme de juste bloquer un animal. Il reconstruit des châteaux, détruit des villes, change le climat, c’est tout à fait différent.
-- Oui, absolument. Mais alors, qui est capable de lancer des sorts magiques à Coloratur ? poursuivit Adriel. Ça ne peut pas être Jahangir, il n’est pas ici. Marjolin ? il a dû partir.
-- Les deux sorcières qui vivent en bas de la ville haute, proposa Juliette. Je les ai toujours considérées comme des magiciennes de petite envergure, mais je me suis peut-être trompée. En même temps, pour un enchanteur, ce ne doit pas être compliqué de paralyser un animal, ce doit être un sort assez courant. Autrement dit, il n’y a pas besoin d’être un puissant sorcier pour le réussir.
-- Probablement. Et où est le garçon ? questionna soudain Adriel en fixant la tête du loup puis en jetant des regards tout autour de lui.
Il vit les yeux ardents de l’animal qui imploraient. Comment intervenir pour rompre le sort maléfique qui rendait le loup incapable de faire quoi que ce soit ? Il fallait trouver un autre magicien susceptible d’annuler l’enchantement. Mais sans compter sur les deux sœurs qui habitaient au pied de la colline. Si elles avaient elles-mêmes jeté le sort, elles ne les aideraient pas.
– Cherchons l’enfant, reprit Juliette en se levant. Il a laissé ses affaires, son sac et sa roue de fer. Il ne peut pas être bien loin.
-- Sauf si lui aussi a subi un sortilège, murmura Adriel. Sauf si quelqu’un a voulu s’emparer du garçon en se protégeant du fauve.
-- Tu as raison ! répondit Juliette, le loup a été immobilisé pour que l’enfant soit subtilisé sans qu’il attaque l’agresseur. Oui, le garçon a sûrement été enlevé. Cherchons le d’abord ! Ensuite, nous trouverons bien un moyen de ranimer le loup.
-- J’espère que Jahangir n’est pas responsable de ce rapt, mais j’en doute, fit Adriel.
– Ce doit être lui qui a donné l’ordre, murmura Juliette. Cet enfant a un lien avec notre quête car Eostrix est venu nous avertir.
A cet instant Eostrix vint se poser sur la margelle de la fontaine sans faire de bruit, il semblait abattu. Juliette et Adriel firent le tour de la place et des ruelles voisines en laissant le loup dans sa position sous la surveillance du hibou. Il n’y avait personne et aucune trace de lutte sur le sol. Ils revinrent bredouilles devant la fontaine et décidèrent d’agir rapidement. Il fallait faire vite maintenant, car Ynobod n’allait plus tarder à sortir. S’il se manifestait ce soir-là, ce serait imminent.
-- Eostrix nous a prévenus, s’exclama Juliette, il veut que nous retrouvions le garçon. Nous devons aussi sauver le loup.
-- Allons d’abord le mettre à l’abri chez toi, et j’irai faire un tour dans la ville haute, dit Adriel.
-- Tu n’as pas peur de la colère d’Ynobod s’il te voit ? s’inquiéta Juliette.
-- Je ne représente rien pour Ynobod, je ne risque pas grand-chose, répondit Adriel qui montrait une confiance qu’il n’éprouvait pas.
Juliette ramassa le sac et fit rouler la roue sur les pavés. Eostrix vint se poser sur son épaule. Grâce à sa musculature acquise en travaillant dans les chantiers, Adriel souleva le loup dans ses bras malgré son poids. Il le porta jusque dans l’échoppe de Juliette où il l’étendit, couché sur sur une couverture.
A leur arrivée, l’oiseau alla se percher sur le piano, et resta étonnamment silencieux.
Juliette posa la roue de fer contre le mur à côté d’elle et s’agenouilla près du loup pour le caresser. Elle ne savait pas dans quel état d’esprit il était, mais même s’il se réveillait brusquement, elle était certaine qu’il ne l’attaquerait pas. Il aurait confiance en elle. Adriel la regarda un court instant puis sortit dans la ruelle. Il parcourut de nombreuses venelles obscures, dans tous les sens, pendant un long moment. Ynobod ne se montrait toujours pas. Adriel croisa peu d’habitants, mais à chaque fois qu’il interrogea quelqu’un, la réponse était toujours la même, personne n’avait rien vu. Il descendit jusqu’à la maison des sorcières dont la porte était close. Dans ce quartier tout était calme, il ne vit pas ombre qui vive. Il déambula pendant un moment dans les rues les plus basses, puis remonta lentement chez Juliette, jetant un coup d’oeil à droite et à gauche, écoutant attentivement tous les sons, à l’affût du moindre signe qui aurait pu lui donner de l’information. Mais rien ne se produisit et il revint finalement à la boutique sans aucun nouvel indice.
Juliette l’accueillit avec enthousiasme. Elle avait eu un peu peur de rester seule à cause de l’atmosphère angoissante de cette soirée. La colère d’Eostrix, la disparition de l’enfant, la découverte du loup paralysé – mais paralysé par qui et pourquoi ? –, et la présence insaisissable d’Ynobod dont nul ne connaissait les desseins concouraient à la rendre nerveuse. Le retour d’Adriel la rassura. Il s’assit par terre à côté d’elle, de l’autre côté du loup qui se trouvait toujours dans la même pose. Ils restèrent un petit moment à parler. Adriel raconta ses recherches et Juliette l’écoutait sans l’interrompre, tout en continuant à caresser l’animal. Elle percevait les battements de son cœur qui vibraient à toute vitesse, sans que sa main ne parvienne à l’apaiser.
-- Eostrix est reparti, dit-elle en constatant que l’oiseau avait disparu.
-- Il est probablement allé avertir Outrebon et Alathea, pour qu’ils soient au courant de l’enlèvement, répondit Adriel. Les personnes qui auraient pu voir le garçon seront plus nombreuses pour témoigner. Nous pouvons attendre des nouvelles de leur part. L’enfant ne peut s’être totalement volatilisé, quelqu’un l’aura forcément aperçu.
-- Sauf s’il est enfermé quelque part, poursuivit Juliette. Marjolin a dû rejoindre Jahangir maintenant.
-- Ce n’est pas certain. Jahangir est peut-être très loin d’ici, il faut sûrement plusieurs jours de marche pour arriver à son repaire, fit Adriel.
-- Je suis contente que Marjolin soit parti, il me fait peur. Il surgit soudain à côté de moi, je ne sais pas d’où il vient mais il est là. Et je suis certaine qu’il m’écoute, qu’il sait tout ce que je dis et tout ce que je fais.
-- Il t’espionne ? demanda Adriel
-- Mais que pourrait-il espionner ? questionna Juliette, je n’ai rien à cacher.
-- Bien sûr que si, nous avons des tas de secrets, répondit Adriel. Nous devons être très prudents afin qu’il ne surprenne pas l’une de nos conversations.
A cet instant, le cercle de fer posé sur le mur se mit à vibrer doucement, imperceptiblement. Juliette et Adriel n’y firent tout d’abord pas attention, puis s’étonnèrent de ce phénomène inattendu. La roue continua à s’agiter et de plus en plus fort, jusqu’à ce qu’elle se désolidarise du mur et se mette à rouler, puis à tourner comme une toupie avant de tomber à plat sur le sol.
-- Quelle est cette diablerie ? s’écria Adriel qui commençait à penser qu’il y avait un peu trop de magie inexpliquée autour d’eux.
Mais Juliette était plus réceptive et se pencha vers la roue. Un léger murmure semblait émaner de la structure de fer, comme une sorte de mélopée. Elle approcha son oreille et aussitôt Adriel l’imita.
Une voix qui paraissait venir d'outre tombe tellement elle était désincarnée et faible se fit entendre. Au début, ils furent incapable de distinguer le moindre mot, mais en étant très attentifs, ils finirent pas capter une sorte de phrase.
-- Je suis l’esprit de Zeman, répétait la voix.
Le message devint de plus en plus audible. Quand ils furent certains d’avoir parfaitement compris, Juliette et Adriel se regardèrent stupéfaits.
-- Zeman ! C’était le nom d’un grand guérisseur ! Mais il est mort depuis des siècles ! s’écria Juliette en se relevant.
-- Mais son esprit vit toujours ! renchérit Adriel avec émotion en se redressant à son tour. Il est capable de nous parler, de communiquer avec nous à travers ce cercle de fer.
Ils se mirent à trembler comme des feuilles. Que se passait-il ? un mort leur parlait à travers un objet de fer. Un mort qui avait été enterré sous le château reconstruit par Ynobod. Le monde n’était plus du tout rationnel, la magie avait pris le pouvoir.
-- Nous devons répondre, dit Adriel qui essayait de garder les idées claires. Zeman, si c’est bien lui qui nous parle, tente de nous contacter pour une raison que nous ne connaissons pas.
Il se pencha à nouveau vers le cercle de fer.
-- Esprit de Zeman, nous t‘entendons. Nous sommes Juliette et Adriel, répéta-t-il plusieurs fois.
-- Où suis-je ? finit par répondre l’esprit d’un ton sépulcral.
-- Dans une échoppe où l’on répare des instruments de musique, à côté du château de Coloratur, expliqua Adriel.
-- Qui êtes-vous ? demanda l’esprit dont l’élocution devenait de plus en plus fluide.
-- Nous sommes deux villageois, habitants de la ville haute de Coloratur, rescapés de l’anéantissement de la ville.
-- Quand sommes-nous ? questionna encore l’esprit.
Adriel expliqua l’époque dans laquelle ils se trouvaient. Succinctement, il donna des détails sur le déroulement des siècles et les grands événements qui les avaient jalonnés, les conflits, les séismes, les découvertes. Bien qu’il essaie d’être concis, il lui fallut un certain temps pour parcourir les périodes qui allaient depuis la grande guerre contre Jahangir jusqu’à ce jour. L’esprit de Zeman ponctuait les informations de petits mots de compréhension et de commentaires pertinents, révélant une intelligence hors du commun.
-- Ainsi nous sommes dans une époque de grands bouleversements, dit l’esprit lorsqu’Adriel eut fini de répondre à la question. Enfin, elles le sont toutes plus ou moins. Je ne suis pas surpris d’apprendre que Jahangir vit toujours et qu’il cherche encore à devenir le maître de l’univers.
-- Vous avez combattu Jahangir ? interrogea Juliette.
-- Oui, je suis mort pendant un combat terrible contre le magicien immobile. Cela s’est passé il y a bien des siècles d’après ce que vous avez décrit. Je viens seulement de me rendre compte que beaucoup de temps s’est écoulé depuis cet événement, répondit l’esprit. J’étais enterré sous une montagne de terre et de roches, totalement trépassé. Je ne sais rien du monde d’aujourd’hui.
-- Jahangir n’est plus le seul à vouloir régner sur l’univers, ajouta Adriel. Un autre sorcier très puissant étend son pouvoir sur Coloratur et sur le reste du monde.
Il parla d’Ynobod et de la lutte qui opposait les deux magiciens pour la conquête du pouvoir absolu. Il raconta à l’esprit de Zeman les profonds changements qui étaient en train de se produire sur la planète et qui traduisaient l’escalade de la haine que se vouaient Jahangir et Ynobod. Le pire était à craindre, car nul ne savait quel cataclysme l’un ou l’autre était capable d’inventer pour éliminer son concurrent, afin de demeurer le seul et unique enchanteur qui dominerait l’univers. Puis Adriel décrivit la manière dont Ynobod sortait des profondeurs de la montagne chaque jour ou presque, sous la forme d’une mince fumée noire qui grossissait puis se métamorphosait, envahissait le ciel comme un énorme nuage ou comme un serpent cruel. Lorsqu’il avait pris sa forme définitive, il lançait des formules magiques que personne n’avait jamais imaginées ni même cru possibles, d’une ampleur planétaire. Les sortilèges qu’il incantait construisaient des palais, détruisaient des villes et modifiaient les climats. L’origine de ce monstre était inconnue. Il était apparu un jour et depuis il régnait sur le monde et lui imposait ses transformations.
-- Quel est ce cercle de fer qui contient un soleil aux rayons ondulés qui nous permet de communiquer avec vous ? demanda Adriel.
-- C’était l’enseigne de mon apothicairerie à Skajja, dit l’esprit, la ville où j’habitais quand a démarré l’aventure dont je ne suis pas revenu. Skajja était une ville où l’on forgeait les meilleures armes à cette époque. A ma demande, un ferronnier expert avait fabriqué cet emblème pour indiquer mon échoppe. Pour que personne ne le dérobe, j’avais gravé mon nom sur le pourtour, ainsi que quelques runes magiques, et je l’avais accroché au-dessus de ma porte. Et depuis que je suis parti pour mon voyage sans retour, je l’avais complètement oublié. Je ne sais pas comment il est arrivé ici, mais quelqu’un l'a décroché à Skajja et l'a apporté un beau jour à Coloratur. En le ramenant chez vous, il a probablement été placé au-dessus de là où je suis mort, ou très près. Par la puissance du souvenir, les caractères que j’avais inscrits sur le cercle de fer il y a des siècles se sont soudain sentis proches de moi. Ils sont alors entrés en contact avec mon esprit qui seul subsiste, car bien sûr je n’existe plus en tant que personne. Ils m’ont réveillé après des siècles de sommeil dans la mort. Grâce à leur intermédiaire, je peux vous parler depuis les profondeurs de la montagne.
-- Vous ne nous connaissez pas. Comment pourriez-vous savoir si nous sommes de bonnes personnes, dignes de votre confiance ? interrogea Adriel, surpris par les confidences de l’esprit. Vous nous parlez en toute franchise, mais nous pourrions être mal intentionnés.
-- Les runes n’auraient pas permis que mon esprit ressuscite si vous étiez malfaisants. Et de plus j’imagine que vous avez besoin de moi car vous devez vous trouver dans une situation compliquée. On n’a jamais fait appel à moi pour des choses simples, fit l’esprit. Je comprends qu’il y a urgence.
-- Nous ne savons pas précisément comment le cercle de fer est parvenu jusqu’ici, mais c’est un jeune garçon qui l’a apporté, expliqua Juliette précipitamment. Il est venu par les océans dans une conque marine, conduite par Lamar le roi des mers, avec un loup et un hibou qui s’appelle Eostrix. L’enfant vient d’être enlevé par une sorcière qui a enchanté le loup pour pouvoir s’emparer de sa victime. La pauvre bête est complètement paralysée. Eostrix est parti répandre la nouvelle et demander de l’aide pour retrouver l’enfant. Là où se trouvait la roue de fer, il y avait aussi un coffret que nous n’avons pas eu le temps d’ouvrir.
-- Restons calmes et faisons les choses dans l’ordre. Je pense pouvoir délivrer le loup du sort de paralysie par une incantation, je vais commencer par cela, dit l’esprit et il se mit à psalmodier quelques paroles incompréhensibles.
Aussitôt le loup se mit doucement en mouvement. Petit à petit, il put remuer ses pattes, puis sa tête et enfin tout son corps. Prenant son élan, il se releva d’un bond puis retomba souplement sur le sol. Il leva la tête et allait se mettre à hurler pour libérer son énergie trop longtemps contenue, quand il se ravisa et se calma tout à coup. Il s’assit sur ses pattes arrière et regarda Juliette et Adriel. Le cercle de fer laissait échapper un filet de voix.
-- Le loup est libéré ! s’écria Juliette qui s’approcha de l’animal pour caresser sa fourrure.
-- Nous avons encore du travail, répondit l’esprit de Zeman. Pouvez-vous ouvrir le coffret ? je ressens des ondes positives qui en proviennent et j’ai l’impression qu’il contient des graines de pimpiostrelle.
Juliette prit la cassette et caressa les incrustations et les bas reliefs qui la décoraient.
-- Le coffret est fermé à clé, impossible de l’ouvrir, dit-elle en retournant l’objet dans tous les sens.
-- Approchez la cassette de la roue, que j’en perçoive mieux les émanations, répondit l’esprit.
Juliette posa le coffret à côté du cercle de fer et pendant quelques instants l’esprit murmura quelques formules dans une langue incompréhensible.
-- Sur la face du dessous, vous découvrirez une clé si vous déclenchez un petit mécanisme, reprit-il. Elle est cachée à l’intérieur d’une petite cavité.
Juliette chercha le dispositif et trouva la clé en quelques instants. Elle déverrouilla la serrure, souleva le couvercle et vit à l’intérieur du coffret les graines, les petites branches et les pétales de fleurs séchées. Elle décrivit le contenu en détail pour l’esprit de Zeman. Il identifia aussitôt les graines de l’arbre de paix des graines et des pétales de la pimpiostrelle.
-- La pimpiostrelle est une plante extraordinaire, expliqua l’esprit. Elle guérit les maux et empêche de vieillir.
-- Jahangir qui est très vieux consomme-t-il de la pimpiostrelle, questionna Juliette.
-- Il en a probablement absorbé, répondit l’esprit, mais il a trouvé autrement le secret de la longévité. Lamar a également eu une longue existence. Tous les deux ont traversé les siècles et même les millénaires. Cependant ils disposent de pouvoirs magiques, ils n’ont pas besoin de la pimpiostrelle.
-- Sont-ils immortels ? insista Juliette.
-- Nul n’est éternel, fit l’esprit, ils sont sûrement très fatigués tous les deux d’avoir vécu si longtemps.
-- Alors Ynobod vaincra Jahangir, poursuivit Juliette, car il est resté longtemps en sommeil. Il a donc plus d’énergie à dépenser que Jahangir.
-- C’est possible, poursuivit l’esprit, mais nul ne peut le dire aujourd’hui. Jahangir est tombé plusieurs fois, il s’est toujours relevé.
Soudain le loup se mit à frémir sous les caresses de Juliette et la voix de l’esprit se tut. L’atmosphère devint pesante alors qu’apparemment rien n’avait changé autour d’eux. Aucun bruit ne troublait le silence. Instinctivement, Juliette et Adriel avaient cessé de parler. Juliette referma le couvercle du coffret et le glissa dans les plis de sa jupe. Ils restèrent ainsi plusieurs minutes, puis Juliette rompit la tranquillité en demandant à Adriel de voir si Ynobod était sorti. Aussitôt le jeune homme se leva et alla ouvrir la porte de la ruelle. A un passant qui remontait depuis la ville basse il posa la question. Personne n’avait aperçu le monstre ce soir-là. Il était tard, il ne viendrait plus. Tout le monde pouvait aller dormir tranquille, il ne se passerait rien.
Marjolin était dans la pièce avec eux. Pendant quelques minutes de repos lors de son périple forcé vers les pyramides rouges, il avait laissé les deux garçons à l’abri d’un rocher et s’était éloigné dans l’ombre. Il s’était téléporté dans l’échoppe de Juliette pour la revoir un court instant et caresser son théorbe. Il trouva Juliette et Adriel très silencieux et constata qu’ils avaient récupéré le loup du gamin. La bête immonde avait droit aux caresses de la jeune femme alors qu’elle ne le laissait pas l’approcher, lui qui l’adorait. S’il avait pu, il aurait lancé un sort de mort sur l’animal, qu’il se torde de douleur et brûle comme en enfer. A travers ses lunettes bleues qui déformaient toutes les couleurs autour de lui mais soulageaient ses yeux fragiles, il regarda Juliette. Elle était encore plus belle que dans son souvenir. Il y avait une intensité lumineuse qui émanait d’elle, la sublimait et effaçait tout le reste. Il ne vit même pas la roue posée par terre, et c’est à peine s’il distingua Adriel. Il jeta juste un coup d’oeil distrait au théorbe qui dormait contre le mur. Son coeur était empli d’amour et de haine qui s’opposaient en lui et en faisait une créature malheureuse et toujours insatisfaite. Vaincu par ses sentiments contradictoires, il se retira brusquement et retourna auprès des deux gamins. Il était brisé par la séparation et se remit à marcher dans la nuit profonde comme un automate, traînant derrière lui ses deux petits prisonniers.
Quand Marjolin fut reparti, l’esprit de Zeman palpita à nouveau et se remit à parler.
-- Des ondes maléfiques ont envahi la pièce, alors je me suis tu, avoua-t-il. Il y avait une personne rendue indiscernable grâce à un sort d’invisibilité qui observait. Je ne voulais pas qu’elle m’entende.
-- Le loup l’a sentie aussi, répondit Juliette, il tremblait.
-- Vous êtes donc entourés d’individus qui vous espionnent à votre insu, poursuivit l’esprit. Ils savent probablement tout de vous. Grâce à la sensibilité du loup, vous devriez désormais être avertis lorsqu’ils seront près de vous. La créature qui était présente irradiait curieusement la haine et une passion dévorante. Il me semble qu’elle avait une très mauvaise vue, ce sont des choses auxquelles je suis sensible grâce à mon métier de guérisseur, je les perçois.
-- C‘était Marjolin ! s’écria Adriel.
-- Vous le connaissez ? demanda l’esprit.
-- C’est la créature de Jahangir, répondit Adriel. Le magicien lui avait confié la mission de surveiller les allers et venues d’Ynobod. Il s’était installé ici, chez Juliette sans rien demander à personne, car Juliette possède un théorbe et il aime en jouer. C’est un instrument de musique, qui se trouve ici-même dans la pièce. Quand nous sommes revenus après notre exil dans les montagnes, Marjolin a continué à s'imposer chez Juliette pour jouer du théorbe au lieu de s’en aller et de la laisser tranquille chez elle. Ce soir, Marjolin a été rappelé par son maître, et il dû quitter les lieux précipitamment. Nous le savons car juste avant de partir, il a rencontré la sorcière Primrose et Juliette a entendu leur conversation.
-- Hum, fit l’esprit de Zeman, j’ai l’impression que ce Marjolin éprouve une passion sans limite pour Juliette, et que jouer du théorbe n’est qu’un prétexte pour masquer son besoin de vous voir. Cette créature est très dangereuse, car elle est prête à tout pour réaliser ses desseins et arriver à ses fins.
-- Son attitude vis à vis de Juliette est très malsaine, confirma Adriel.
-- Et vous, il ne vous aime pas, vous, car vous l’empêchez d’avoir Juliette pour lui tout seul. Méfiez-vous de lui, reprit l’esprit. Car il manipule la magie, mais sans bonnes intentions.
Juliette se mit à trembler.
-- Pourrait-il faire du mal à Adriel ? demanda-t-elle avec inquiétude.
-- C’est certain, il veut éliminer un rival, répondit l’esprit. Faites très attention. En fait, je pense que le mieux pour lui échapper serait que vous partiez d’ici.
-- Mais pour aller où et pour quoi faire ? interrogea Adriel. A quoi cela servirait-il que nous partions ? Tout le monde penserait que nous fuyons lâchement le danger.
-- Que vous importe ce que pensent les gens quand votre objectif est de sauver votre planète des griffes de monstres très puissants ? riposta l’esprit.
-- Avez-vous un plan pour atteindre ce but ? questionna Juliette
-- Pendant que Marjolin était ici et que nous nous taisions, j’ai réfléchi à ce que vous avez raconté sur Ynobod. Ce magicien qui sort de la montagne, ou plutôt du château, doit se situer au même endroit que moi, enterré profondément sous le palais. Il est donc mort, comme moi, et probablement lors du même événement. Ce que je veux dire, c’est qu’Ynobod et moi sommes réellement morts, nous ne pouvons pas nous réincarner. Mais notre âme repose là où notre corps s’est désintégré, elle peut sortir mais revient toujours à son point d’origine, qui est comme un ancrage des morts dans le monde des vivants. J’ai pu communiquer avec vous grâce à la roue de fer qui a réveillé mon esprit, et Ynobod a trouvé le moyen de se manifester sous la forme de fumée noire par la force de sa pensée. Il a dû mettre des siècles et des millénaires pour y parvenir. Il est immobile, coincé comme moi, et il doit retourner où se trouvait son cadavre au matin, car vous l’avez constaté, il n’apparait que la nuit. Il est comme un chef d’orchestre qui dirige sa partition depuis le château de Coloratur, mais il est incapable de bouger.
-- Je n’avais jamais vu les choses sous cet angle, cela paraît fantastique, dit Adriel. Ainsi Jahangir qui est capable de se déplacer est donc beaucoup plus puissant qu’Ynobod.
-- Ce n’est pas certain, poursuivit l’esprit de Zeman. Car Ynobod a longuement préparé son retour. Il suit le plan qu’il a mis des milliers d’années à construire et il vient de lancer les hostilités. Cela veut dire qu’il était prêt. Par vengeance, il veut rétablir l’ordre dont il pense que Jahangir a détruit l’équilibre.
-- Mais pourquoi voudrait-il se venger de Jahangir ? questionna Juliette, étonnée par cette théorie qui ne lui était pas venue à l’esprit.
-- Parce que j’ai l’intime conviction qu’Ynobod a été une créature de Jahangir. Et que Jahangir ne l’a pas sauvée de la mort, ou pire, l’a détruite lui-même.
-- Qu'est-ce qui vous faire croire ça ? insista Juliette.
-- D’abord parce que cela a du sens et explique pourquoi Ynobod agit comme il le fait. Et puis aussi parce que je me remémore la scène de ma mort, et que je pense à quelqu’un en particulier, dont j’ai oublié le nom. Mais peu importe.
-- En fait, Ynobod se venge de Jahangir qui l’a assassiné il y a des siècles, résuma Adriel. Et en se vengeant, il tue des milliers de gens innocents.
-- Oui, c’est exactement ça, répondit l’esprit. Il a commencé par de petites actions locales, si je puis dire, la reconstruction du château pour tester ses pouvoirs. Puis il a changé d’échelle et s’est attaqué à des changements planétaires, les plus spectaculaires à ce jour étant la modification des climats.
-- Mais comment peut-il être aussi puissant ? demanda Juliette.
-- La magie est toute puissante, dit l’esprit. Et animée par l’esprit de vengeance, elle est amplifiée à l’extrême. Il faut se rendre à l’évidence, Ynobod est le magicien le plus redoutable de l’univers pour l’instant. La riposte de Jahangir pour reconquérir le pouvoir devra être féroce s’il veut le vaincre … et rapide je suppose. Au fait, savez-vous que j’étais taiseux lorsque j’étais un homme ? Je me surprends moi-même à parler autant !
-- C’est inimaginable, s’écria Juliette, je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi bavard que vous !
-- Ne vous moquez pas de moi. Les enjeux sont si importants qu’il est primordial que nous nous comprenions parfaitement. C’est pourquoi je dois absolument me faire entendre par vous. Je vais vous dire ce qui me fait peur, avoua l’esprit, le plus dangereux serait qu’Ynobod cherche un moyen de se réincarner et qu’il le trouve. Aujourd’hui sa seule limite réside dans le fait qu’il ne peut pas se mouvoir. S’il trouve une enveloppe terrestre qui l’accueille et dans laquelle il puisse à nouveau se déplacer, il sera capable du pire. Il sera devenu tout puissant.
-- A la fin de leur terrible combat, dit Adriel, l’un des deux sorciers éliminera l’autre et sera la seul à régner. Mais quel que soit le vainqueur, il asservira les hommes pour accomplir ses desseins.
-- Vous avez parfaitement compris ma pensée, et je pense que c’est ainsi que les choses se passeront. Sauf ….
-- Sauf ? insista Adriel
-- Sauf si nous aussi sommes acteurs et pouvons les défier pour détourner leurs projets. Grâce au pouvoir de l’arbre de paix. Dont vous possédez les graines ramenées par le jeune garçon, ajouta l’esprit. Nous ne sommes pas totalement démunis pour lutter contre la domination des magiciens.
-- Et la pimpiostrelle ? demanda Juliette.
-- Justement j’y venais. Vous aurez besoin de potions de soins lorsque vous combattrez les monstres. Je vous enseignerai les recettes. Elles sont très simples, hormis quelques-unes dont vous n’aurez pas l’usage, donc c’est sans importance. Les recettes de base sont efficaces. Les recettes complexes, même si elles sont très subtiles, ne vous seraient pas utiles. Nous devons aller à l’essentiel. Vous pourrez même utiliser la pimpiostrelle telle quelle en cas d’urgence, mais ne la gâchez pas, elle est trop précieuse. Pour en obtenir une bonne quantité, vous devrez vous rendre dans les montagnes pour en faire pousser, c’est le seul endroit où elle donne des fleurs. Je ne vous conseille pas de partir vers le sud où Jahangir a dû placer ses espions. S’il dispose d’oiseaux dragons pour faire des reconnaissances en altitude, il repérera les plantations et les annihilera. Vous seriez avisé de ne pas planter les graines sur Odysseus. En fait, si j’étais vous, j’irais à Vallindras.
-- Vallindras ! s’exclama Juliette, mais c’est au bout du monde. Comment irions-nous là-bas ? Et si nous quittons Coloratur, nous ne saurons rien de ce qui s’y passe. Et les oiseaux dragons, c’est quoi ?
-- Vous aurez besoin de potions de guérison. Il vous faut faire des sacrifices, répliqua l’esprit. Les oiseaux dragons sont des automates qui surveillent le royaume de Jahangir depuis le ciel.
-- On appelle ça des drones, intervint Juliette.
-- Drones ? si vous vous voulez, dit l‘esprit. Mes connaissances sont très anciennes, mais Jahangir s’était doté d’oiseaux mécaniques qui espionnaient les territoires.
-- Et que va-t-il se passer pour l’enfant prisonnier ? demanda Adriel. Le loup n’acceptera jamais de l’abandonner. Il est terriblement malheureux.
-- Je suis partagé, répondit l’esprit. J’imagine qu’il a été enlevé par Jahangir, ou si ce n’est pas lui ce sont ses séides. Qui d’autre aurait usé de magie pour subtiliser un enfant et paralyser un loup ? Certainement pas Ynobod qui a bien d’autres occupations. Vos deux sorcières sont à la solde de Jahangir, et Marjolin a dû emporter le petit avec lui. En conséquence, ce serait très dangereux d’aller le délivrer car vous ne disposez pour l’instant d’aucune magie pour vous défendre. Jahangir ne vous laisserait pas l’emmener sans vous jeter des sorts terribles. Et s’il a enlevé l’enfant, c’est qu’il n’a pas l’intention de le tuer, il veut s’en servir. Si le garçon est assez malin, ce que je crois, il apprendra bien des choses en restant là-bas.
-- Vous voulez dire que lorsque nous aurons la pimpiostrelle, nous pourrons aller chercher l’enfant ? questionna Juliette.
-- Absolument, et vous devrez apprendre à maîtriser les pouvoirs de l’arbre de paix, dit encore l’esprit. Car vous en aurez besoin pour vous protéger de Jahangir.
-- Nous devons nous mettre tout de suite en route pour Vallindras, ajouta Adriel, le temps presse.
-- Oui, sans tarder, fit l’esprit, car nul ne sait quels sont les plans d’Ynobod. Il vaut mieux planter et faire pousser la pimpiostrelle le plus vite possible, pour anticiper s’il avait l’intention de s’attaquer à Vallindras. Je vous rassure, elle pousse très vite lorsqu’elle connaît les enjeux.
-- Juliette a un coquillage pour faire venir Lamar, nous allons l’utiliser pour traverser l’océan, poursuivit Adriel. Le loup et l’oiseau viennent avec nous, s’ils le veulent.
-- Laissez la roue de fer sous le piano, dans un coin sombre, sous une couverture. Personne ne soupçonnera de quoi il s’agit, et nous pourrons échanger à votre retour. Je ne peux hélas pas vous suivre, mais mes pensées seront avec vous, dit l’esprit de Zeman. Saluez Lamar pour moi.
Adriel poussa l’enseigne sous le piano, dans l’obscurité, et jeta négligemment une couverture dessus. Puis Juliette et lui préparèrent leurs baluchons. Ils ajoutèrent des provisions pour le voyage. Juliette vérifia que le petit coffret qui contenait les graines de l’arbre et la pimpiostrelle se trouvait bien à l’abri dans l’une de ses poches. Avant que le jour ne se lève, ils étaient déjà partis. Ils gagnèrent la côte, le loup sur leurs talons. Eostrix les rejoignit lorsqu’ils amorcèrent la descente de la falaise vers la plage. Au bord de l’eau, Juliette sortit de sous sa chemise le coquillage accroché à son cou et le posa contre son oreille en parlant doucement. Quelques instants plus tard, ils virent surgir des flots une conque marine tirée par des dauphins. Son conducteur se tenait fièrement à l’avant, sa barbe et ses cheveux frisés emmêlés de coquillages et de flore marine. Il fit signe aux voyageurs de s’approcher de son char
– Vous avez besoin de mes services, dit-il. Qui êtes-vous ?
Adriel expliqua en quelques mots la mission qui leur avait été confiée par l’esprit de Zeman. Lamar n’avait pas besoin de beaucoup plus d’informations. La présence d’Eostrix et de Giotto était suffisante pour lui donner confiance dans les deux inconnus.
-- D’où vient ce coquillage ? s’exclama-t-il en regardant fixement Juliette qui baissa les yeux, impressionnée par la force de persuasion du roi des mers. Il est très ancien, il est si vieux que j’ai failli ne pas entendre l’appel. Qui vous l’a donné ?
-- Je l’ai trouvé dans les ruines du château de Coloratur, expliqua Juliette. C’est le coquillage que vous aviez confié à Clotaire il y a très longtemps. Tout le monde pensait que son existence était une légende, mais c’est en fait une histoire vraie. Nous avons besoin de voyager, l’esprit de Zeman nous a conseillé de faire appel à vous en utilisant cette conque.
-- C’est absolument exact, j’avais reconnu ce coquillage et son fil d’or que j’avais offerts à Clotaire, je n’oublie jamais rien. Vous voulez voyager ? Alors, mettons-nous en route très vite. Où allons-nous ? demanda-t-il.
-- A Vallindras, répondit Adriel. Je suis Adriel et voici Juliette. Nous avons également avec nous un loup et Eostrix.
-- Vous devez avoir beaucoup de choses à me raconter ! Qu’entendez-vous par l’esprit de Zeman, mort il y a des siècles ? s’étonna Lamar.
-- Ce sont des circonstances bien étranges, avoua Adriel. Nous allons tout vous expliquer.
-- Je veux tout savoir, en effet ! Mais où est Urbino ? s’écria le roi des mers en surveillant ses rênes et en les manipulant avec expertise. Je vous ai vu arriver avec son loup.
-- Urbino, c’est le nom du jeune garçon ? Il a été enlevé par une sorcière, dit Juliette. Comment s’appelle le loup ?
-- Giotto, fit Lamar. Il n’y a plus de loup par ici.
-- Mais où est-il ? hurla Juliette en tournant la tête de tous côtés, complètement paniquée. Il était avec nous tout le long du chemin depuis la ville haute. Et oui, il a disparu, je ne le vois plus ! Giotto ! Giotto ! Où est-il allé ? Giotto !
Elle l’appelait vainement et courait sur la plage, mais seul l'écho d’un hurlement dans le lointain lui répondit.
-- Inutile de crier, dit Lamar, il est parti rejoindre Urbino. Ces deux-là ne peuvent pas vivre séparés. Venez donc, ne perdons pas davantage de temps.
Un peu décontenancés, Juliette et Adriel se dirigèrent vers le quadrige. A peine eurent-ils sauté dans l’habitacle que Lamar lança l’équipage à toute vitesse et la conque s’envola sur la crête des vagues en direction de Vallindras.
Accoudés sur le rebord, Juliette et Adriel regardèrent les silhouettes sombres des maisons et du château de la ville haute de Coloratur disparaître dans le lointain.
-- Ynobod ne s’est pas manifesté depuis plusieurs jours, constata Adriel. Que se passe-t-il ?
-- On dirait qu’il se repose après plusieurs nuits de travail intense, répondit Juliette.
-- Il a probablement épuisé ses forces mentales, ajouta Lamar en maniant ses rênes avec dextérité.
-- Celles qui lui servent à créer sa magie, dit Adriel. Il doit attendre qu’elles se régénèrent pour agir à nouveau. Cela nous donne quelques jours de répit.
Les cris de détresse du loup se mêlèrent au bruit des vagues et du vent, puis s’amenuisèrent tandis que le char s’éloignait sur les flots. Tour à tour, Juliette et Adriel narrèrent à Lamar les raisons de leur voyage. Les mots leur venaient avec précipitation tant ils voulaient dire de choses à la fois. Il leur semblait qu’ils ne seraient jamais capables de relater tout ce qui s’était passé. Alors ils faisaient des retours en arrière car ils avaient oublié un détail qui devenait très important, brouillaient les événements, et Lamar riait de les voir s’emmêler dans leur discours et se disputer pour rétablir la vérité. Rien ne paraissait le surprendre, et pourtant leur histoire était abracadabrante. Tandis qu’ils parlaient sans même penser à reprendre leur souffle, derrière le char en mouvement l’aube apparut. Le ciel se stria de longues bandes roses et orangées, et soudain le soleil émergea à l’horizon. L’énorme boule blanche aveuglante chassa petit à petit les ténèbres. Elle apportait la promesse d’un nouveau jour.